Masterclass de Peter Eötvös à Royaumont, le 7 avril 2017

  • Le programme :

Pierre Boulez, Le Marteau sans maître (1954)
György Kurtág, Messages de feu Demoiselle R.V. Troussova (1980–81)

  • Les participants :

 Georgios Balatsinos (Grèce)
Andreas Luca Beraldo (Allemagne)
William Cole (Angleterre)
Rémi Durupt (France)
Sándor Károlyi (Allemagne)
Jack Sheen (Angleterre)
Vicky Shin (Hong-Kong)
Su-Han Yang (Taiwan)
Arash Yazdani (Iran)
Yalda Zamani (Iran)

 

Fondation Royaumont, le 7 avril 2017

Voir un chef diriger des musiciens le temps d’un concert, c’est ne voir que la partie émergée de son travail. En répétition, ce même chef nous en apprend davantage sur son rapport avec les interprètes, sur sa façon de mener un travail de fond, sur la motivation de ses choix musicaux. On franchit une nouvelle étape lorsque, en situation d’enseignement, il est amené à expliciter certains détails de sa technique ou de son approche d’une partition.

Peter Eötvos pendant la masterclass

Pour avoir étudié avec Peter Eötvös, Jean-Philippe Wurtz, fondateur et directeur musical de l’Ensemble Linea, connaît de l’intérieur la pédagogie du maestro hongrois, et avait depuis longtemps à cœur d’en faire profiter de jeunes chefs. Alors qu’il avait une première fois, au printemps 2013, obtenu le soutien de la Fondation Royaumont pour organiser avec le concours de son Ensemble Linea une masterclass de direction, il s’était promis, devant le succès de l’opération, de renouveler l’expérience. Le fait qu’il assume aujourd’hui la direction artistique du Programme Voix nouvelles de la même fondation aura certes facilité la réalisation de ce projet, qui aurait cependant eu toutes les chances de voir le jour sans cette nomination.

Cette fois, les organisateurs ont vu les choses en grand, et même en double : deux fondations étaient de la partie (la Fondation Royaumont, dirigée par Francis Maréchal, et la Fondation Peter Eötvös) pour mettre en place des sessions de répétitions en parallèle dans deux lieux (abbaye de Royaumont et Budapest), avec deux ensembles (Linea et UMZE) et deux chanteuses (la soprano Kanae Mizobuchi et la contralto Camille Merckx). Et comme il s’agissait de se pencher sur deux chefs‑d’œuvre du vingtième siècle, Le Marteau sans maître de Pierre Boulez et Messages de feu Demoiselle R.V. Troussova de György Kurtág, les douze jeunes chefs sélectionnés parmi une quarantaine de candidats ont été répartis en deux groupes, spécialisés chacun dans l’une des deux partitions. Six d’entre eux sont d’abord allés travailler avec Peter Eötvös et György Kurtág à Budapest, avant de rejoindre à Royaumont le reste du groupe qui travaillait Boulez avec Jean-Philippe Wurtz. Les rôles ont ensuite été échangés, afin que chacun se mesure aux deux partitions.

Comme toute masterclass digne de ce nom, ces journées pédagogiques s’adressent à des musiciens confirmés, et la majorité de ces participants venus se perfectionner dans la direction de la musique d’après 1950 mène déjà une activité professionnelle, parfois même reconnue. Alors que l’on peut être tenté de lire dans les Messages de feu Demoiselle R.V. Troussova une influence du Marteau sans maître – même si une œuvre comme Le soleil des Incas d’Edison Denisov, postérieure d’une décennie au Marteau, a probablement davantage inspiré Kurtág –, Eötvös rappelle que, si ces deux œuvres figurent probablement parmi les plus difficiles à diriger, « la pièce de Kurtág est fondamentalement opposée à celle de Boulez en ce que tout y est libre, et il faut donc travailler sur la liberté organisée. Boulez nécessite pour le chef une technique très complexe, à cause notamment des incessants changements de mesure, et là, il faut apprendre à diriger à l’aise. » Le musicien hongrois n’hésite pas à se poser en détenteur d’une tradition de l’interprétation de ces pièces, forgée au contact des compositeurs : « L’écriture de ces Messages de feu Demoiselle R.V. Troussova est très spéciale. Quand Kurtág a écrit ce cycle en 1980–81, il a panaché la notation traditionnelle et une notation plus graphique. Il a utilisé des signes qui lui sont propres, comme la combinaison du crescendo et de l’accelerando, qui jusque-là était un tabou, et il était d’ailleurs assez fier d’avoir exploité le potentiel expressif de cette « erreur » ! La principale difficulté, quand j’ai commencé à diriger la pièce au début des années 80, était de savoir comment Kurtág envisageait cette musique. Après la création par l’Ensemble Intercontemporain, qui a été dirigée par Sylvain Cambreling, c’est moi qui ai repris le flambeau et détiens depuis trente-cinq ans la meilleure connaissance de cette musique, pour la simple raison que j’avais directement questionné Kurtág sur ce qu’il souhaitait entendre. Il n’avait alors pas vraiment été capable de donner sa réponse avec des mots, mais il avait chanté ce qu’il voulait, et j’en avais déduit la meilleure façon d’obtenir ce résultat. C’est aujourd’hui devenu une tradition et on utilise mes battues, qui figurent sur la partition et ne permettent qu’une assez faible marge d’adaptation. »

Chacun des chefs sélectionnés était invité, pendant les sessions en tutti à Royaumont, à faire répéter à plusieurs reprises les musiciens de l’ensemble Linea. Peter Eötvös et Jean-Philippe Wurtz sont positionnés sur le côté, à proximité du pupitre sans pour autant faire intrusion dans leur espace physique. « Nous voulons les voir d’assez près, mais la conception qu’a Peter de l’enseignement, et que je partage totalement, repose sur le fait de laisser les étudiants aux commandes, et de ne pas faire une sorte de show devant l’ensemble, qui consisterait à faire une démonstration supposée être applicable à l’identique par tous. Ce n’est pas comme ça qu’on construit une gestique, parce que chacun doit trouver son propre langage gestuel, et ça ne passe certainement pas par l’imitation. On peut donner des trucs, donner des outils gestuels, expliquer que les mains sont utiles pour sculpter le son, que l’on ne doit en aucun cas battre la musique mais libérer la sonorité des instruments. Ça reste cependant des grands principes, que nous rappelons aux étudiants lors des pauses, mais nous les interrompons finalement assez peu, aussi parce qu’il est difficile psychologiquement pour un ensemble d’avoir deux chefs, et on pourrait très vite aboutir à un malaise pour l’étudiant, qui ne serait pas fertile pour son travail. » Peter Eötvös fait preuve quant à lui de pragmatisme : « Je regarde les chefs avec l’œil des musiciens. Le seul critère, c’est que si je n’ai pas compris, les musiciens n’ont pas compris non plus ! Le plus important, c’est que les musiciens sachent tous ensemble quand, quoi, et comment. » Il définit ainsi la chaîne de communication qui relie le chef aux interprètes : « Le processus qui définit la direction d’orchestre commence avec l’idée qui naît dans la tête du chef. L’unité d’un ensemble qui, par définition, repose sur des timbres très distincts ne peut être trouvée que si le chef sait ce qu’il veut. Le geste vient ensuite, et il est très important car c’est grâce à lui que les musiciens voient le comment : doux, dur, vite, fort, etc. Mais j’insiste beaucoup dans ma pédagogie sur l’idée que le chef n’est pas tant celui qui donne des signes que celui qui reçoit la musique. C’est pourquoi le chef demande aux musiciens de jouer pour lui, il suscite la musique. Je donne quelque chose, j’attends quelque chose, et on établit ainsi une communication permanente. » Jean-Philippe Wurtz le rejoint lorsqu’il insiste sur le fait qu’« il ne s’agit pas de battre la musique – ce mot est d’ailleurs horrible ! – mais de la libérer. Au lieu de penser que les choses vont vers le bas, on éveille la musique et on l’envoie pour ainsi dire dans l’air et vers le public. Ça passe effectivement par une codification gestuelle qui est nécessaire à la communication et à la compréhension, mais qui reste en quelque sorte un code social. Le plus important est la façon dont on va s’en servir. »

William Cole, jeune chef et compositeur britannique, adhère à cette conception tripartite du rôle du chef – une idée claire du son à produire, des gestes capables de traduire cette idée, et un contrôle par l’écoute de l’adéquation du résultat à l’idée initiale –, mais s’amuse de ce qu’ainsi envisagée, la direction pourrait paraître simple : « C’est grâce à son expérience que Peter Eötvös sait exactement ce qu’il veut entendre. Il peut en effet utiliser la plus grande partie de son espace mental à l’écoute. Un jeune chef consacre une part bien plus importante de sa disponibilité aux deux premières activités. Même si ces dix jours de masterclasses nous permettent surtout de clarifier les deux premiers points, savoir ce qu’on veut entendre et trouver les gestes adéquats, ils nous laissent le temps de commencer à nous concentrer davantage sur l’écoute. » Il constate en outre que « pour Peter Eötvös et Jean-Philippe Wurtz, le geste semble très naturel parce qu’il a été raffiné, débarrassé de tout ce qui n’est pas nécessaire. C’est ce vers quoi nous tendons tous : ne pas faire plus que ce qui est nécessaire. Mais il n’y a pas que ces deux professeurs qui nous aident à progresser. Grâce au contact avec les musiciens, que nous côtoyons pendant le séjour à l’Abbaye de Royaumont, avec qui nous partageons nos repas, nous avons un retour direct. En ce qui me concerne par exemple, on m’a fait remarquer que ma battue de la levée, que je cherchais à rendre plus efficace avec un mouvement large, le serait en fait davantage avec un geste plus court ! C’est un exemple très clair et concret de la façon dont on peut raffiner sa gestique. » Pour Laurent Camatte, altiste qui a rejoint Linea pour l’occasion, « il est toujours fascinant de voir s’exprimer le langage corporel, avant même que les gestes musicaux ne soient installés. On voit tout de suite, dès que le chef arrive, une partie de qui il est. » Il remarque cependant que « tous ne sont pas au même niveau technique, et n’induisent donc pas le même type de travail. Certains sont tout de suite à l’aise, intègrent très vite les informations données de l’extérieur par Peter Eötvös et Jean-Philippe Wurtz et progressent très vite, alors que d’autres en sont plutôt à améliorer les gestes fondamentaux, à corriger des éléments techniques de leur posture, de leur poignet. En tant qu’instrumentistes, nous sommes très sensibles au corps du chef, et nous devons, outre la difficulté de la partition, nous adapter à des langages corporels très différents. Chacun réapprend avec cet exercice les fondamentaux de la relation chef/musicien. »

Face à l’ensemble, il n’y a guère de dissimulation possible pour un chef. William Cole donne par sa posture une impression d’assurance et il se montre à l’écoute des musiciens tout en menant efficacement la répétition. Son usage plutôt modéré de la parole est le fruit de son expérience : « Si on parle beaucoup, tout ce qu’on dit devient moins important, moins significatif, mais le strict minimum fonctionnel devient impersonnel. Il faut trouver un engagement naturel, mais je pense que les musiciens n’ont pas forcément besoin que tout soit expliqué. Quand j’étais plus jeune, j’avais tendance à trop parler, et à donner plusieurs consignes à la fois. J’ai appris à donner une consigne, éventuellement deux, puis à continuer. Pendant ces répétions à Royaumont, on a fait remarquer à certains d’entre nous que notre façon de nous adresser aux interprètes était un peu trop sèche. Je crois que l’une des choses les plus difficiles à réaliser en tant que chef est d’être soi-même. » Très assuré lui aussi, Georgios Balatsinos fait preuve d’une remarquable stabilité rythmique et d’une technique très solide. Bardé de prix et déjà remarqué par la critique, il bénéficie d’une solide expérience professionnelle et est là pour se mesurer à ces deux œuvres redoutables. Vu la qualité du résultat, Peter Eötvös est manifestement surpris lorsque le chef lui apprend qu’il dirige Boulez pour la première fois. Il lui conseille néanmoins d’utiliser davantage « la possibilité d’écouter la musique » pour être pleinement conscient de ce qui s’y passe. Bien que plus jeune et moins expérimenté, le jeune Taiwanais Su-Han Yang connaît bien lui aussi les deux partitions. Il reconnaît cependant être assez anxieux face à la difficulté de l’exercice. Son contact avec les interprètes est bon et suscite, malgré un stress évident, une fructueuse ambiance de travail. Les deux professeurs interviendront plus souvent sur l’aspect technique de la battue. Lancée, dans le prolongement immédiat d’une fin de phrase avortée, au percussionniste qui tient la partie de vibraphone, une consigne provoque l’hilarité bienveillante de Peter Eötvös : « Pianissimo ! Pianissimo… oui d’accord, mais ils ne sont pas ensemble ! » Là encore, c’est l’écoute attentive qui doit déterminer les priorités de la répétition.

Jean-Philippe Wurtz en répétition

Bien que non ouvertes au public, ces répétitions auront une vitrine, qui en constitue, sinon la principale finalité, tout du moins le prétexte : lors du concert du 9 avril, qui s’inscrit dans la série « Fenêtre sur cour[s] » par laquelle la Fondation Royaumont donne un écho public à son programme pédagogique, les dix chefs présents à Royaumont prennent chacun en tout à tour charge, sur le mode de la course de relais, une partie de l’une ou des deux œuvres. Comme pour tout concert, le public ne pourra apprécier à cette occasion que le précipité du travail effectué en répétition.

Pierre Rigaudière
Collabore en tant que critique musical au magazine Diapason depuis 2001 et L’Avant-Scène Opéra depuis 2009. Il est par ailleurs l’auteur du « Parcours de l’œuvre » de nombreux compositeurs pour la base « Brahms » de l’Ircam. En tant que producteur à France Musique, il a fait partie entre 2009 et 2016 de l’équipe des « Lundis de la contemporaine », émission pour laquelle il a réalisé de nombreux reportages et portraits de compositeurs. Il est titulaire d’une agrégation de musique et d’un doctorat de musicologie (Ircam/ehess), et enseigne en tant que maître de conférences à l’Université de Reims Champagne-Ardenne.
Crédits photo : © Agathe Poupeney (Abbaye de Royaumont, cloître)
© Fondation Royaumont

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