Ce 19 décembre 1903, Puccini fait faux bond au public du Teatro alla Scala qui s'attendait à découvrir sa Madama Butterfly. La partition n'ayant pu être terminée à temps, les mêmes interprètes furent engagés pour une nouvelle création de Giordano. La bataille que menèrent les éditeurs et les partisans de Mascagni-Giordano fit beaucoup pour le succès de cette Siberia, qui tombera pourtant dans l'oubli malgré une série de représentations données en français à l'Opéra de Paris. Autre curiosité, le livret de l'opéra de Giordano est signé Luigi Illica, également librettiste de Bohème, Tosca ou Butterfly…
L'action puise ses sources principalement dans Résurrection de Tolstoï et pour le dernier acte, les Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski. La trame est aussi simple qu'efficace, construite autour du personnage principal de Stephana – courtisane qui, tournant le dos à son funeste destin pour suivre jusqu'au bagne son amant Vassili coupable de meurtre, finira dans les bras de celui-ci dans une tentative de fuite. Avec la transfiguration christique comme horizon narratif, Siberia puise dans la veine édifiante : Le souteneur Gléby échoue à détourner Stephana de son amour pour Vassili et c'est la puissance de l'amour éternel qui servira le linceul à l'héroïne qui lance à son compagnon d'infortune : "Avec toi, ici, pour toujours".
L'étrange cohabitation d'une atmosphère russe et d'un langage musical éminemment vériste fournit les éléments composites d'une palette souvent kitsch et très chromo (Ah, ces chœurs de moujiks et ces mandolines imitant les balalaïkas…). De belle et solide facture, l'écriture maintient les voix dans une tension continue et haut perchée dans l'acte I, ce qui ne manque pas d'occasionner quelques accidents. Avec le final, la plume s'assagit et concentre ses effets sur le tellurique "addio" que lance Vassili à sa bien-aimée mourante. Les chœurs ont la part belle, avec une carrure et une violence qui n'a rien à envier aux modèles de l'opéra russe traditionnel.
Taillé sur mesure à sa dimension et son timbre, le rôle de Stephana tombe sans un pli sur la voix de Sonya Yoncheva. Sans la solliciter jusque dans des frontières excessivement héroïques, elle sait déplier ses effets et ménager un volume et une technique sans égal. Elle n'a pas à forcer son talent pour dominer un plateau où les personnages masculins peinent à rivaliser pleinement. Le Vassili de Murah Karahan se brûle les ailes dans le I, avec des aigus toniques et contondants. Vacillant à plusieurs reprises au point de devoir se ménager, il parvient à livrer une dernière scène poignante et sensible. Gabriele Viviani use des beaux restes de son instrument pour camper un Gléby doucereux dans l'expression de son désir et mordant au moment de livrer l'héroïne aux balles des soldats. Malgré la modestie de sa fanciulla, Anaïs Constans est parfaite de projection et de couleur – supérieure à la Nikona assez terne de Catherine Carby. Aux éclatants Marin Yonchev et Alvaro Zambrano s'ajoute la voix de basse de Riccardo Fassi, remplaçant Jean Teitgen de bien belle manière.
Associé au Chœur de la Radio lettone, le Choeur de l’Opéra National Montpellier Occitanie fait entendre des qualités et un impact qui rendent justice à une écriture qui surcharge souvent un livret à la dimension littéraire relativement modeste. La battue robuste et véhémente de Domingo Hindoyan conduit l'Orchestre national de Montpellier Occitanie dans une couleur slave d'où émergent steppes et forêts en carton-pâte. Laissant libre cours aux envolées et aux écrasements de cuivres, le geste dégage des moments volontiers élégiaques et passionnés.