Wolfgang Amadé Mozart (1756–1791)
Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni (1787)
Dramma giocoso in due atti
Livret de Lorenzo da Ponte d'après Don Giovanni Tenorio di Giovanni Bertati
Création le 29 octobre 1787 au Théâtre National de Prague

Direction musicale Philippe Jordan
Mise en scène Barrie Kosky
Décors et costumes Katrin Lea Tag
Lumières Franck Evin
Don Giovanni Kyle Ketelsen
Komtur Ain Anger
Donna Anna Hanna-Elisabeth Müller
Don Ottavio Stanislas de Barbeyrac
Donna Elvira Kate Lindsey
Leporello Philippe Sly
Zerlina Patricia Nolz
Masetto Peter Kellner
Chor der Wiener Staatsoper
Direction : Thomas Lang
Orchester der Wiener Staatsoper
Vienne, Wiener Staatsoper, 17 décembre 2021, 19h

Troisième production de Barrie Kosky depuis août, après Dreigroschenoper et Mahagonny sans compter la reprise du Falstaff aixois à Lyon, et du Coq d’Or lyonnais à Aix, ce Don Giovanni viennois était très attendu, où il arrive après de nombreuses productions du chef d’œuvre de Mozart, l’œuvre la plus labourée à Vienne. La dernière production de Jean-Louis Martinoty a connu 60 représentations en dix ans, ce qui n’est pas rien.
C’est un petit défi parce que Kosky s’attaque à la trilogie Da Ponte, on verra donc les deux autres (
Cosi fan tutte et Le nozze di Figaro) les saisons suivantes, et on sait combien Mozart est sensible à Vienne, et surtout quelle est l’histoire des interprètes, qui ont marqué la scène viennoise où le défilé des noms donne le tournis.
Et Kosky nous prend à revers. Une fois encore, il est là où on ne l’attend pas, proposant un
Don Giovanni d’une abstraction étonnante, presque exclusivement concentrée et sur la nature du mythe de Don Giovanni, et sur une conduite d’acteurs millimétrée. Musicalement, la direction vigoureuse de Philippe Jordan et un cast homogène et digne, font le reste.

 

Un opéra très souvent monté et rarement de manière convaincante

Nous l’écrivons souvent, rares sont les productions satisfaisantes de Don Giovanni. Nous en avons fait l’expérience cet été à Salzbourg avec la production Castellucci/Currentzis. La précédente production signée Claus Guth avait bien plus marqué.
Si l’on prend l’exemple de l’Opéra de Paris, celle originelle d’Everding en 1975 bien médiocre mais rattrapée par un cast d’exception et Solti en fosse fut suivie par la production Erlo sous Lefort (une saison), Göran Järvefelt en 1987 (qui s’en souvient ? … Une saison), puis en 1999 sous Gall une production reprise cinq fois signée Dominique Pitoiset, puis celle de Michael Haneke, sans doute la meilleure de la série, créée sous Mortier et reprise cinq fois, sous Mortier, sous Joel (miracle) et sous Lissner.
Cette remarquable production aurait sans doute pu rester encore un peu au répertoire, mais on a proposé à Ivo van Hove une nouvelle production, bien médiocre, qui est celle en cours actuellement. Si je compte bien, ça fait depuis 1975 six productions, dont cinq franchement mauvaises ou juste médiocres.

À Vienne c’est Don Giovanni qui ouvrit le « Haus am Ring », la salle actuelle, en 1869, c'est aussi Don Giovanni qui ouvrit la salle du « Haus am Ring » reconstruit en novembre 1955 et la production Kosky est la 18e (la 17e si on compte que la production Zeffirelli a été ripolinée une fois) ce qui en fait je crois l’œuvre qui a connu le plus grand nombre de productions de l’histoire de l’opéra de Vienne depuis 1869.
Depuis cinquante ans, Vienne a connu la production Zeffirelli, la plus célèbre dans la période,  avec comme précisé plus haut une « Neueinstudierung », un ripolinage en 1984. Pour l’avoir vue plusieurs fois, c’était plutôt une grande production de Zeffirelli dans le style traditionnel.
En 1990, Luc Bondy met en scène Don Giovanni pour le premier Don Giovanni d’Abbado, mais au Theater an der Wien. C’était une production intelligente, mais avec le départ d’Abbado, elle a été abandonnée et on est revenu à Zeffirelli de 1991 à 2005, soit 139 représentations en tout. Curieusement d’ailleurs, la production Zeffirelli a été reprise en 2001 et 2005 pour quelques représentations, alors qu’une nouvelle production, signée Roberto de Simone, avait été montée pour Riccardo Muti en 1999 et a duré jusqu’en 2010 pour 40 représentations au total.
Enfin Dominique Meyer a confié à Jean-Louis Martinoty la trilogie Da Ponte, dont évidemment Don Giovanni de fin 2010 à 2018 pour 60 représentations. Soit un total de cinq productions (Zeffirelli/Bondy/De Simone/Martinoty/Kosky) depuis 1972, avec une forte domination de la vision de Franco Zeffirelli.
À l’instar de Dominique Meyer, son successeur Bogdan Roščić confie à un seul metteur en scène, Barrie Kosky, les trois opéras de Da Ponte.
Beaucoup de productions appelées, et peu d’élues dans le paradis théâtral. Et nous n’avons pas abordé les questions musicales, qui sont très âpres elles-aussi, nous allons évidemment évoquer la question. Mais déjà l’abondance de productions de Don Giovanni ne trahit pas seulement l’envie de s’attaquer au chef d’œuvre de Mozart de la part de metteurs en scène bons ou médiocres, mais en trahit aussi la complexité, sous l’apparente linéarité d’une histoire que chacun connaît ou à peu près, reprise par des musiciens, par des écrivains et des poètes du XVIIIe au XXe siècle, qui constitue d’une certaine manière, une éternelle question sans réponse, The unanswered question, dirait Charles Ives.


La production Kosky et ses présupposés

 

Le décor de laves refroidies : Au fond Leporello (Philippe Sly), Don Giovanni (Kyle Ketelsen), Donna Elvira (Kate Lindsey)

Un décor de laves refroidies
Barrie Kosky affronte la complexité labyrinthique de cette histoire par un apparent paradoxe : la simplicité du dispositif à décor à peu près unique, un paysage carbonisé, « petrified landscape ». Il a donc opté avec sa décoratrice Katrin Lea Tag pour un cadre très inhabituel et particulièrement abstrait pour Don Giovanni. Dans ce décor de lave refroidie, on ne peut s’empêcher de voir des souvenirs d’Emil Preetorius à Bayreuth dans les années trente, voire pour le début du deuxième acte avec cet arbre central comme pétrifié, le dernier acte du Tristan de Jean-Pierre Ponnelle toujours à Bayreuth. On ne serait pas surpris de voir surgir des Walkyries d’un autre âge ou un Tristan expirant. Il est difficile de croire que Barrie Kosky et sa décoratrice n’y aient pas pensé…

Puissance du décor : l'arbre calciné central au début du second acte, Elvira (Kate Lindsey), Leporello (Philippe Sly) Don Giovanni (Kyle Ketelsen)

Cette abstraction qu’on acceptait chez Wagner, au nom du mythe et de l’intemporel, Kosky nous la propose pour Don Giovanni, dont le décor, par analogie propulse immédiatement l’histoire dans le mythe, avec des personnages comme surgis de nulle part. C’est bien le décor qui impose d’emblée un sens à l’ensemble, et c’est d’ailleurs le décor qui semble avoir beaucoup choqué. Cette lave refroidie, c’est aussi en quelque sorte la lave de l’Enfer, vomie par une éruption, qui s’est déversée sur la terre en couches successives. Et l’Enfer, Don Giovanni connaît.
Enfin ce décor rude et sombre, dans sa fixité, impose aussi un travail assez subtil sur les éclairages, qui va s’attacher bien sûr à l’ensemble du plateau, à cause des jeux sur les roches qui font quelquefois penser à certains reflets des toiles de Soulages, mais aussi s’attacher aux personnages puisque dans un univers aussi « uniforme », le suivi des chanteurs et des groupes va s’avérer déterminant. Et on connaît la qualité et le raffinement du travail de Franck Evin.

Il y a dans la question du mythe quelque chose d’intemporel, qui ne naît pas et qui ne finit pas, quelque chose de cyclique, comme l’est le Ring de Wagner (Ring=anneau= cercle sans fin). Dans ce Don Giovanni, le Commandeur mort se lève et circule, pour disparaître dans les hauteurs du décor, et Don Giovanni mort dont le cadavre gît au final au milieu des autres protagonistes se lève, circule dans le groupe (indiquant d'ailleurs par là qu’il reste présent dans toutes les têtes et que sa mort ne signifie pas disparition), caresse affectueusement la tête de Leporello et va en coulisse. Les autres s’en vont aussi, et sur scène reste Leporello, qui reprend sa position initiale du lever de rideau de l’acte I (notte e giorno faticar…). Le cycle peut recommencer.
Cette circularité, qui fait de Don Giovanni non une histoire singulière qui a un début et une fin, mais quelque chose qui se répète à l'infini, c’est à notre avis une des clefs du spectacle. Le placer dans un décor historié quel qu’il soit, serait en faire justement une histoire qu’elle n’est pas. C’est en quelque sorte le cycle infernal d’une figure qui ne disparaît jamais, une figure si permanente que le nom est passé dans notre langue : un « Don Juan ».
Enfin, par cette analogie avec des images de spectacles wagnériens, Kosky ne nous dit évidemment pas « Mozart et Wagner, même combat », mais nous dit la distance que nous devons interjeter entre nous et ce personnage, qui vient de très loin, de bien plus loin que Tirso de Molina, des profondeurs de notre histoire intellectuelle et culturelle.

Un motif dionysiaque
À un seul moment, le décor rocheux et infertile fait place à la verdure luxuriante, c’est la fête du final du premier acte. Non pas un décor précis de palais, mais un décor de verdure (du lierre ?) de printemps, de fleurs et de cortèges de paysans revêtus de couronnes de feuilles, une sorte de Komos, c’est à dire une fête, un rituel, un motif dionysiaque, d’où mon interrogation sur le lierre, qui composait les couronnes de feuilles des cortèges dédiés à Dionysos.
Le Komos (κῶμος) est un cortège bruyant, une fête paysanne où sont permis tous les excès, très attesté notamment sur les peintures des vases, souvent liée aux fêtes dionysiaques très importantes pour la cité, mais aussi pour des fêtes privées. Tous sur scène portent des couronnes de verdure, comme souvent on représente le culte de Dionysos.

Pourquoi cette allusion claire (et inattendue) à Dionysos en plein milieu du Don Giovanni de Mozart ?
Il faut d’abord interpeller le personnage de Mozart, jouisseur, refusant les projets à long terme, cherchant à satisfaire son désir immédiat, moins raisonneur que celui de Molière, dans une sorte de course effrénée à l’abîme comme Claus Guth l’avait si bien représenté à Salzbourg il y a quelques années.
Pour Don Giovanni, point d’exigence morale, mais l’exigence de la satisfaction immédiate du désir, une montée de sève permanente, une sorte de succession d’apparitions, d’épiphanies sans causes apparentes
Dionysos de son côté est souvent vu comme un Dieu souriant de la fête et du vin, mais c’est d’abord un Dieu de l’explosion de la nature au Printemps. une printemps presque androgyne tel que représenté dans le fameux tableau si païen de Sandro Botticelli.

Sandro Botticelli (1445–1510), Le Printemps (1478–1482) (Florence, Galleria degli Uffizi)

Le Printemps, c’est d’abord une explosion violente, un surgissement de la vie, des désirs, de la nature et de la fertilité.
Dionysos n’est pas un dieu souriant, mais un dieu bi-face, souriant peut-être, violent pour sûr. Un Dieu qui vient de l’étranger « xenos », un étranger « grec » qui a eu des difficultés à s’installer, d’où une genèse violente de son installation et de ses apparitions çà et là, comme le raconte le drame satirique d’Euripide, Les Bacchantes, des apparitions qui dérangent . C'est un Dieu sans temples majestueux, sans toit (de nombreux lieux qui lui sont dédié sont ouverts) qui voyage à droite et à gauche qu’on retrouve partout, voire jusqu’aux environs de Nantes (selon Strabon): c'est le dieu de la bougeotte.
C’est enfin un Dieu qui meurt et qui renaît, il y a des « tombeaux de Dionysos », mais aussi des histoires de renaissance, voire d’une double naissance ((Selon une  des légendes, Héra, jalouse de Zeus, demande aux Titans d’enlever Dionysos, ils le font cuire en découpant ses membres, mais l’intervention d’Athéna, enlève les membres et le cœur de la marmite – à mi-cuisson – et permettent au nouveau-né de renaître)). Et dans cette mise en scène de Kosky aussi bien il Commendatore que Don Giovanni meurent et « renaissent », est-ce un hasard ?
Kosky voit dans le mythe de Don Giovanni une sorte de lointaine descendance de cette figure de Dionysos : Don Giovanni qui ne naît pas comme une génération spontanée en Espagne, mais procède d’une longue tradition, creuset de plusieurs cultures. Toute culture est multiple, comme on ne sait, et en soi "multiculturelle" comme un fleuve est nourri de ses affluents.
A cela, on doit ajouter que Dionysos est le dieu du théâtre, fêté lors des représentations théâtrales : en appelant Don Giovanni « l’opéra des opéras », on consacre emblématiquement le statut d’une œuvre qui « engloberait » toutes les autres. L'oeuvre-théâtre en quelque sorte.
Et si l’on se réfère à Tirso de Molina, l’œuvre El burdalor de Sevilla qui est le premier Don Juan, est datée de 1630, dans les années où en Espagne, mais aussi en France, la forme théâtrale moderne est en train de naître. El Burlador de Sevilla, naissance du mythe de Don Juan, fait partie des toutes premières pièces aux origines du théâtre européen moderne, mythe fondateur du théâtre, l’art de Dionysos. Don Juan, où les origines…
Ce réseau de liens, cette épaisseur hypertextuelle, c’est ce que veut traduire Barrie Kosky  dans sa vision à la fois étrangement dépouillée, mais théâtralement particulièrement chargée par une conduite d’acteurs millimétrée et notamment un jeu extraordinaire entre Don Giovanni et Leporello.
Don Giovanni et Leporello sont souvent – pas toujours –  représentés comme des doubles, par exemple habillés de la même manière. Kosky choisit de montrer un jeu étrange entre l’un et le double, une sorte de Janus-biface, mais pas tout à fait similaire, pas tout à fait un, pas tout à fait un autre. Leporello est le prolongement de Don Juan, en une version plus acrobatique, plus vive, plus virevoltante, plus jeune peut-être sauf que lorsqu’ils échangent leurs habits au début du second acte, la mise en scène veille à les rendre difficiles à distinguer, comme si l’un était l’autre (alors que dans d’autres mises en scène, le changement est visible, pour accentuer la question de l’illusion, de ce que projettent les autres dans le personnage, incapables de distinguer le vrai du faux, l’être de l’apparence).
Ici, on cultive la similitude dans un rapport maître-valet, maître esclave peut-être, teinté d’affection (comme le montre si fortement la caresse affectueuse sur la tête de Leporello par le « fantôme » de Don Giovanni que nous évoquions plus haut) qui serait presque un rapport père-fils, Leporello étant bien plus joueur, bien plus virevoltant, gigotant bien plus que Don Giovanni. Si Don Giovanni est capable d’aimer, de s’arrêter sur quelqu’un, c’est à Leporello que cet « amour » s’adresse. Et ce rapport maître-valet (avec toutes ses déclinaisons) remonte lui aussi, aux origines de la comédie, aux temps d’Aristophane et de Ménandre. Nous sommes là encore dans un « drame des origines ».

Deux garnements : Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Pjhilippe Sly (Leporello)

Les deux personnages sont un et autre, et habillés de la même manière dans la deuxième partie du second acte aux moments clés de la trame, à la fin, quand Don Giovanni serre la main au Commandeur, celui-ci attire aussi Leporello, prenant ainsi Don Giovanni en étau entre Leporello et la "statue" dans un mouvement similaire au meurtre du Commandeur au début du premier acte où ctte fois c'est le commandeur qui est en étau, comme si de toute manière les deux personnages étaient réunis par système, comme si le système du double était nécessaire et suffisant.

Mort du Commandeur : jeu du double 1 : Ain Anger (Il Commendatore) en étau entre Kyle Ketelsen (Don Giovanni) et Philippe Sly (Leporello)

Et Marcel Détienne nous le rappelle dans son très beau petit essai « Dionysos à ciel ouvert », Dionysos est double : « Dionysos sait se montrer double, Dans ses lieux de culte ainsi que dans ses manifestations. » ((Marcel Détienne, Dionysos à ciel ouvert, Collection Pluriel, Hachette Littérature, 1998, p.50)).

Mort de Don Giovanni : jeu du double 2 :  Kyle Ketelsen (Don Giovanni) en étau entre Ain Anger (Il Commendatore) et Philippe Sly (Leporello)

L’essai de Marcel Détienne ((Né en 1935, mort en 2019, Marcel Détienne est l'un des hellénistes et anthropologues les plus brillants de sa génération,. il s'est notamment intéressé au fait religieux dans la cité grecque et au lien entre religion et politique en Grèce ancienne)) est lumineux pour comprendre un peu la mise en scène de Barrie Kosky, mais surtout certains présupposés qui la portent, et surtout la réflexion profonde qui éclaire d’une certaine manière la genèse du personnage et du mythe de Don Giovanni, un des premiers mythes du théâtre, dont on est surpris de voir combien il croise à des milliers d’années de distance le mythe de Dionysos, un des dieux les plus complexes et les plus fantasques du panthéon grec. Il y a d'ailleurs dans nos civilisations, même plus récemment des traditions du renversement des ordres, où l’ordre du monde se bouscule, comme les moments de carnaval, et même certains aspects de la paillardise rabelaisienne, et des fêtes du vin qui circulent dans les sociétés médiévales,  autant d’avatars plus ou moins clairs du Dionysos grec.
Dionysos est un dieu qui voyage, qui bouge tout le temps, Don Giovanni est un personnage qui sans cesse bouge lui aussi d’un lieu d’autre, d’une femme l’autre, il surgit toujours là où on ne l’attend pas.
Dionysos est évidemment Dieu de la vigne et du vin et l’air le plus célèbre chanté par Don Giovanni est maladroitement appelé l’air du Champagne », mais le texte dit «  Fin ch’han del vino… » tant qu’ils ont du vin (pour leur réchauffer la tête), et évoque clairement une fête où l’on fera danser les filles. Le vin, la danse, les têtes qui tournent… Nous ne sommes pas loin du Komos évoqué plus haut et au bord de l’orgie bachique. Si l’on compte en plus l’arrivée des masques (Zi, zi ! Signore maschere ! dit Leporello) et l’invitation à la danse qui suit (Al ballo, se vi piace/v'invita il mio signor) nous sommes très proches d’une fête bachique, car nous voyons tous les attributs de Dionysos (le masque, la danse, la verdure) et des fêtes dionysiaques dont la violence fait aussi partie (la tentative de viol de Zerline). D'ailleurs, le vin a couleur de sang, c’est à dire de mort, et certaines légendes racontent que l’usage erroné du vin sans en connaître les modes de consommation peu mener à la mort. Voici la légende d’Icarios, racontée par Marcel Détienne : « Icarios convie le voisinage à déguster le vin nouveau. On boit, on s’émerveille du liquide parfumé (…). Soudain, un buveur tombe à la renverse, un autre s’écroule, l’ivresse fait vaciller les plus robustes. Et ceux qui sont encore debout se mettent à crier au meurtre et à l’empoisonnement. » ((Ibid, p.48)) Avec Dionysos, Thanatos n’est jamais bien loin, pas plus qu’Eros d’ailleurs… et avec Don Giovanni ?
L’œuvre de Mozart est évidemment un jeu sur Eros et Thanatos, que Claus Guth avait si bien montré jadis à Salzbourg, et le champ de lave refroidie est une évocation de mort, où toute nature est pétrifiée : un jeu où la psychanalyse a aussi par ailleurs son mot à dire, notamment en ce qui concerne la relation de Donna Anna à son père. Et à Vienne où nous sommes, il est difficile de ne pas évoquer la question. Bref, plus on tire les fils et plus ils se tissent en nœuds inextricables.

Enfin Dionysos est servi, entouré, suivi par des hordes de femmes, – Les Bacchantes d’Euripide nous en donnent l’exemple- mais la plupart des légendes autour de Dionysos, quels qu’en soient les lieux, associent les femmes, les transes féminines, au culte du Dieu, comme par hasard est aussi associé au phallus, c’est à dire au sexe mâle en érection et donc prêt à faire jaillir le sperme, comme il fait jaillir le vin : Dionysos est jaillissement perpétuel.
Il n’y a pas de Dionysos sans femmes et la sexualité (associée à la fertilité) est associée à son culte… Et Don Giovanni ?

La fête chez Dionysos, final de l'acte I

Ainsi donc, il n’y a aucune ambiguïté quand Kosky insère sa fête dans une sorte d’espace printanier botticellien, d’ailleurs, les costumes des trois héroïnes féminines ont tous à voir avec la verdure et les fleurs, ceux de Zerline et Elvira plus clairs, celui de Anna plus sombre, de la couleur même des frondaisons botticelliennes… hasard ? Kosky fait de ces trois femmes en quelque sorte des cousines des Ménades jetées sur le chemin de Dionysos, irrémédiablement aimantées au personnage en un éternel vorrei e non vorrei.

Les femmes
Ces femmes, qui sont souvent les servantes de Dionysos, sont ici toutes dépendantes de Don Giovanni, Elvira la première qui jusqu’au bout lui déclare son amour, même sublimé, Anna qui éloigne Don Ottavio en attendant des jours meilleurs parce que Ottavio n’a rien, nous le verrons, qui puisse combler le vide que la jeune femme éprouve, notamment après le meurtre du père, et Zerlina, la seule qui dise vraiment vorrei e non vorrei le jour même de son mariage, la deuxième après Anna à être l’objet d’un viol ou d’une tentative de viol, est au moins au premier acte dans cet entre-deux où attirance et répulsion se combattent, même si elle semble définitivement s’éloigner de Don Giovanni dans la seconde partie, mais la relation avec Masetto bien que plus mûre au second acte s’ouvre-t-elle sous de si bons auspices ?

Donna Anna (en arrière plan, (Hanna Elisabeth Müller), Don Giovanni (Kyle Ketelsen) et Zerlina (Patricia Nolz)

Les hommes
Et les hommes ? Nous avons évoqué le couple Don Giovanni/Leporello. Masetto de son côté ne semble pas armé mentalement pour retenir sa Zerlina, même si dans cette mise en scène son côté plutôt agressif, presque imposant,  est notable : pourtant, elle ne semble pas le prendre au sérieux, et Ottavio reste en-deçà de toutes les exigences d’Anna.
Seule vraie figure, le Commendatore, un autre des personnages de l’œuvre qui a laissé dans la langue française l’expression statue du commandeur comme une locution nominale qui exprime la menace de vengeance, la limite à ne pas dépasser, en quelque sorte, un porte-voix de la loi divine. Présent en tout début et en toute fin de l’œuvre, le Commendatore en est aussi une des clefs, il est la figure paternelle qu’Anna perd dès le départ, orpheline d’un père figure de puissance, sans doute statue du commandeur y compris de son vivant. Au contraire de Molière, Da Ponte et Mozart ne retiennent pas de figure paternelle pour Don Giovanni, car le Don Giovanni de Mozart n’a pas de généalogie, Il surgit, dévaste et disparaît.

La figure patriarcale
Cette figure du père, qui fait d’Anna une orpheline, ne se retrouve pas en Ottavio, qui pourtant offre sa protection, mais Anna ne voit en lui ni figure paternelle, ni figure d’époux qui en serait le substitut. Et la mise en scène montre bien cet Ottavio un peu extérieur, sans colonne vertébrale, un peu perdu, qui parle (deux airs) fort élégamment mais auquel personne ne prête vraiment attention, ses deux airs sont singulièrement solitaires : Ottavio n’est pas un leader, mais un suiveur, un peu craintif quelquefois : lors du premier air de Donna Anna Or sai che l’onore, il écoute Donna Anna raconter l’intrusion de Don Giovanni, et il n’a qu’une crainte, qu’elle ait été souillée par Don Giovanni, non pas pour elle, par compassion, mais pour lui-même, parce que l’éventuel viol survenu lui aurait interdit à tout jamais de l’épouser (Ohimè ! Respiro dit-il à la fin du récit-récitatif, sorte de lâche soulagement). Ainsi les deux seules figures d’autorité, pour des raisons différentes, sont dans cet opéra Don Giovanni et Il Commendatore et la course effrénée de l’œuvre conduit invariablement à leur rencontre-confrontation qui en est le point initial et le point final.
Alors là encore Kosky voit dans ce père dominateur et écrasant une figure qui remonte très haut dans notre culture, à la Bible, avec son lot de patriarches (Abraham…), une figure qui représente un Dieu puissant et vengeur, une figure d'autorité à laquelle on doit se soumettre, qu’on va aussi retrouver plus tard chez les byzantins dans les représentations du Christ Pantokrator (παντοκράτωρ) avec son œil impitoyable qui écrase les hommes. Une figure effective de « statue du commandeur ».

La rencontre au cimetière
C’est pourquoi, à l’opposé, lorsque Don Giovanni et Leporello rencontrent ladite statue, elle doit représenter à leurs yeux tout l’opposé d’une menace ou d'une limite, car les deux sont négation de toute limite. Dans les représentations habituelles, Don Giovanni est un peu étonné et Leporello très effrayé de « l’homme de marbre ».

Jeu avec la "statue du Commandeur" Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Pjhilippe Sly (Leporello)

Aucun effroi ici, les deux personnages se jouent de la situation et la fameuse statue est réduite à une simple pierre de lave avec laquelle on joue à la balle dans un bassin, comme des enfants s’ébrouant dans une piscine naturelle. D'ailleurs, le duo O statua gentilissima
del gran Commendatore…  souvent dit  avec la crainte dans la voix, est ici chanté en se tordant les boyaux de rire… Et si Don Giovanni et Leporello étaient deux garnements terribles ? Au lieu de jouer sur une statue de théâtre qu’on regarde, Kosky joue les regards des deux personnages et donc du spectateur qui voient non un phénomène surnaturel, mais une pierre inoffensive avec laquelle on joue dans un bassin : cela rappelle le dragon-jouet de Siegfried chez Chéreau qui-ne-faisait-pas-peur parce que Chéreau se refusant à représenter un dragon de théâtre, avait choisi de représenter le dragon-jouet tel que le voyaient les yeux de Siegfried. Ici on joue avec la pierre de lave (ce résidu d’enfer quand même) comme un objet de plaisanterie, les deux personnages rient et se moquent.

Don Giovanni (et Leporello avec lui) ne croit pas à l’au-delà, à l’irrationnel, au surnaturel, il l’ignore simplement, il ne veut jouir que de l’instant. Pas de ciel dans leur histoire. Cela n’a rien d’idéologique, rien de transcendant, rien de métaphysique. Don Giovanni n’est pas chez Kosky un mythe métaphysique. Et quand le Commendatore revient dans l’avant dernière scène, il revient non comme statue, mais comme « cadavre-vivant » couvert de sang, tel qu’il était parti de scène au premier acte. Kosky casse l’imagerie habituelle pour éviter ce qui pourrait faire envisager des aspects métaphysiques à cette histoire, un quelconque arrière plan religieux,  et aussi et surtout éviter le carton-pâte du trucage de mauvais théâtre. Kosky refuse à ses deux principaux personnages une profondeur psychologique ou une profondeur, tout simplement. Ils sont tout le temps dans l’instant, sans jamais avoir l’expérience d’une durée, ni d’une réflexion. Ils ne pensent pas, ils ne ressentent rien, ils traversent.

 

Les conséquences : tout est concentré sur les mouvements et la conduite d’acteur

Conséquence du choix de l’abstraction, tout est donc concentré sur la conduite d’acteurs, sur le jeu sur les groupes, sur les gens…
Barrie Kosky est un homme de théâtre qui sait remplir une scène et un espace, il sait d’une manière exceptionnelle gérer les groupes (ici les paysans autour de Zerline et Masetto ou les « Ménades » ces danseuses dionysiaques dans la scène finale de l’acte I), c’est à dire leur donner vie, les faire déployer, disposer les groupes pour valoriser les personnages, surtout dans un décor ingrat, où l’on monte, on descend, avec un espace scénique accidenté. Par ailleurs il sait aussi tout utiliser, par exemple le jeu des personnages dans l’arbre central du début du second acte, où chacun est accroché aux branches, comme un animal impossible à attraper ou comme une sorte de fruit magique qui pousse dans cet arbre calciné et monumental devenant trace de vie dans un paysage dévasté.
Il y a d’ailleurs peu d’objets dans cette mise en scène, et le spectateur qui s’attend à un « catalogue » est déçu car l’air du catalogue est sans catalogue, alors que la plupart des mises en scène cherchent à le matérialiser d’une manière ou d’une autre . Kosky dématérialise, mais remplace l’objet par le geste, par le mime, par l’attitude, si bien que ceux qui craignent un moment d’ennui en sont pour leurs frais quelquefois à leur grande surprise. Même usage du mime par le réglage de la scène entre Masetto/Don Giovanni (habillé en Leporello) et Zerline au début du second acte ou Kosky évite le jeu des paysans balourds qui cherchent Don Giovanni à droite ou à gauche : en limitant la scène aux trois personnages il réussit si bien à la remplir que ces compagnons de Masetto deviennent inutiles.
Kosky procède à ce qu’on appelle une stylisation, c’est à dire à une réduction à l’essentiel, sans jamais créer de vide, avec un tel art des mouvements, un tel art du jeu, que le spectateur n’est jamais en manque d’un décor, mais dans cet essentiel il y a des mythes millénaires. L’essentiel, dans la stylisation, est toujours entre les lignes.
Le travail scénique montre une très grande concentration sur les personnages. Nous avons déjà évoqué le couple Don Giovanni/Leporello (Kyle Ketelsen/Philippe Sly), un étrange couple où pour la première fois Ketelsen est Don Giovanni alors qu’il a chanté de multiples fois Leporello. Et où Philippe Sly, qui a plutôt chanté Don Giovanni se trouve être ici Leporello. Cette « inversion » de rôles est aussi une sorte de jeu où l’un est l’autre et l’autre l’un. Sly est un Leporello bondissant, à l’image que les grecs ont de Dionysos, une image juvénile, inattendue, à qui aucun mouvement n’est impossible.
Ketelsen est plus « retenu », plus érotisé aussi (final du premier acte), mais dès qu’ils échangent leurs habits (complètement) au second acte, il vont dès la scène du cimetière passer toute la seconde partie dans le même costume, noir d’abord (scène du cimetière) et outrageusement rouge dans la scène finale, de ce rouge un peu sang et un peu lave qui va si bien habiller la mort de Don Juan dans les bras ensanglantés du commandeur.

Maître-Esclave en représentation : Kyle Ketelsen (Don Giovanni), Pjhilippe Sly (Leporello)

Mais, comme un clin d’œil, ce rouge semble aussi celui de deux « chanteurs-pop » en représentation avec orchestre en scène écoutant et commentant des « hits » de l’époque, de Giuseppe Sarti, de Martin y Soler et naturellement l’autocitation du Figaro de Mozart lui-même. Idée de spectacle, de légèreté, de divertissement. Intrusion d'opéra dans l'opéra des opéras.
Nous avons évoqué les robes évoquant la nature des femmes (notamment à partir du final du premier acte) , où les feuilles sont très apparentes chez Elvira, un peu moins pour Zerline, comme si à la netteté des frondaisons correspondait un attachement proche ou lointain pour le Don Giovanni-Dionysos. Anna, nous l’avons évoqué, porte une robe faite de végétation elle aussi mais sur fond noir (le deuil) qui est en même temps la couleur des frondaisons du Printemps de Botticelli. Rien que par le costume se lit la déchirure de Donna Anna, prise entre son deuil, se retrouvant privée du père, et attirée – c’est son côté tragique- par Don Giovanni.

Stanislas de Barbeyrac (Ottavio) Kate Lindsey (Elvira, dans sa robe verdure): deux désarrois

Car aussi bien Masetto et Ottavio sont neutres, costumes masculins de citadins, plus élégant pour Ottavio, mais d’un gris passe-partout qui est ici la couleur du personnage. On est très loin de l’Ottavio caléidoscopique voulu par Castellucci à Salzbourg, un Ottavio qui avait de la vie, et des rêves. L’Ottavio de Kosky n’a rien, il est souvent en retrait, il n’arrive jamais à saisir l’action. Chaque personnage est dessiné psychologiquement par son costume, et par ses gestes et ses attitudes : Elvire plus urgente, plus bouleversante qu’Anna, dont l’attitude reste d’une froideur relative avec Ottavio, et dont elle semble même se moquer un peu, qui ne revit qu’à l’évocation du père, mais aussi de Don GiovannI.  Quant à Zerline, elle est étonnamment mature, bien plus que dans d’autres productions où elle est d’abord victime innocente. La Zerline de Kosky n’a rien d’une innocente et, contrairement aux deux autres femmes, elle évolue, elle devient plus mature entre le premier et le second acte, et Don Giovanni, dont le goût (typique de Dionysos) porte à la destruction systématique de ce qu’il voit se construire ( par exemple le mariage de Zerline et Masetto) a failli réussir au premier acte, mais échoue au second à séparer le couple qui se ressoude et peut-être se consolide. C’est en tous cas Masetto et Zerline qui ont à la scène finale un avenir possible au contraire de tous les autres.

On aura compris que sous une apparente épure, nous nous trouvons devant un travail d’une grande complexité, que le jeu essaie de rendre par les différences notables entre les personnages : c’est une mise en scène qui repose très fortement sur le « couple » Don Giovanni et Leporello, en perpétuelle action, en perpétuel bondissement-jaillissement.  Les deux personnages ont-ils une psychologie ? ont-ils une âme ? Confrontés à eux, les autres se heurtent à ce mur-là. Il ne s’agit pas de code social, pas de grand seigneur méchant homme ici. Ce sont presque des personnages post-sartriens, avatars de l’existentialisme.
Il y a trois femmes au destin mal défini, une néo orpheline, Donna Anna, une épouse délaissée, Elvira, une troisième pas si bien mariée, Zerlina, et deux hommes qui ne peuvent reprendre en charge ces destins. Face à ces cinq personnages privés du patriarche (le commandeur) , il y a dans le couple central l’absence de morale, l’absence de bien et de mal et l’exigence immédiate de la "montée de sève" et c’est tout. Kosky va chercher très loin ces complexités pour montrer qu’on n’en a pas fini avec le mythe de Don Giovanni, à la fois nécessaire et jamais suffisant.
Certes, aller chercher chez Dionysos – Dieu du Théâtre – des sources possibles au mythe de Don Giovanni ne fait peut-être pas de Don Giovanni un avatar de Dionysos, mais sûrement un digne de son réseau, dirait-on aujourd'hui.

Face à une réalisation piégeuse parce qu’elle semble lisible et simpliste, alors qu'elle est d’une complexité intellectuelle rare, la question de la musique se pose, parce que orchestre et chanteurs doivent traduire en même temps cette complexité, servant une musique archi-connue, notamment à Vienne où elle a un passé devenu mythique où toute réalisation mozartienne se confronte à un glorieux passé, de plus en plus glorieux à mesure qu’il s’éloigne de nous.

 

Très haut niveau de l’accompagnement orchestral

Philippe Jordan a toujours été un chef à l’aise dans Mozart, quelquefois un peu trop sage, un peu trop policé. Rien de cela dans sa direction ici, immédiatement dramatique, qui s’impose malgré l’effectif relativement réduit de l’orchestre. Voilà un son qui marque immédiatement, et qui convient parfaitement à ce décor et à cette mise en scène. Si la scène est de la lave refroidie, la fosse est d’une certaine manière, notamment à l’ouverture, ce volcan qui sans cesse couve et va entrer en éruption. Jordan impose immédiatement une tension notable, une couleur tragique, qui convient parfaitement à l’idée de mythe soutenue par la mise en scène. Il soutient les chanteurs avec une attention au plateau de tous les instants sans jamais les couvrir, maîtrisant les volumes avec un art consommé, avec un bel accompagnement des récitatifs au pianoforte, s'appuyant sur la tradition désormais bien assise de l'historically informed performance (HIP). Il veille à cultiver les couleurs d’un orchestre dont Don Giovanni fait partie des gènes, en travaillant sur la limpidité, sur la mise en valeur de certaines parties instrumentales, comme la manière dont il clarifie les trois danses de la scène finale de l’acte I, ou la manière dont l’orchestre de scène est mis en valeur dans la scène du festin final de Don Giovanni. L’orchestre respire, sait aussi donner aux moments lyriques une point de tension qui ne quitte jamais la fosse. Au total, cette direction s’impose et donne à l’ensemble une véritable homogénéité, avec un vrai travail de relation scène-fosse et une véritable intelligence.

Bonne prestation du chœur de la Weiner Staatsoper dirigé par Thomas Lang.

 

Distribution de bon niveau, sans être exceptionnelle

Nous avons plusieurs fois évoqué la situation du chant mozartien aujourd’hui. Il y a encore une cinquantaine d’année, voire moins, Mozart était à de rares exceptions l’un des seuls représentant du XVIIIe, car à cette époque, la vague baroque n’était pas passée par l’opéra – elle en était à ses tout débuts dans les années 1970. Et donc il y avait une génération de chanteurs spécialisés dans Mozart, dont la troupe de l’opéra de Vienne était l’un des réservoirs. Prenons pour exemple la première de Don Giovanni dans la mise en scène d’Otto Schenk en 1967 (direction : Josef Krips): Cesare Siepi (Don Giovanni) Franz Crass (Commendatore) Gundola Janowitz (Donna Anna), Peter Schreier (Don Ottavio), Sena Jurinac (Donna Elvira), Graziella Sciutti (Zerlina) Heinz Holecek (Masetto). On pourrait citer bien d’autres distributions de cet acabit.
Il ne s’agit pas de tomber dans le « c’était mieux avant », mais de constater qu’aujourd’hui, beaucoup de chanteurs viennent du répertoire baroque et chantent naturellement Mozart, comme un auteur parmi d’autres alors qu’il gardait une singularité, voire une sacralité qu’il a un peu perdue au niveau des pratiques, voire au niveau de la recherche vocale.

Je m’étonnais il y a peu en cherchant le nom d’une comtesse des Nozze di Figaro aujourd’hui, qui ait un poids comparable à Kiri Te Kanawa, Christiane Eda-Pierre, Elisabeth Söderström, Margaret Price, Gundula Janowitz qui se succédèrent à Paris dans les années 1970. On pourrait chercher de même les Donna Anna aujourd’hui irremplaçables sur nos scènes. Les dernières Donna Elvira que j’ai entendues qui valaient vraiment le déplacement étaient Ann Murray à la Scala avec Muti en 1987 et Karita Mattila à Vienne avec Abbado en 1990. Depuis, non pas « plus rien », mais nous ne sommes sûrement pas à ces hauteurs. Problèmes d’homogénéité vocale, problèmes de diction aussi, (le texte de Da Ponte est un texte à dire, à moduler, à colorer sans cesse) et problèmes de largeur vocale.
Il est vrai aussi que les goûts ont changé et évolué, on distribue aujourd’hui Mozart à des voix plus « légères » en quelque sorte, avec peut-être plus d’aigu, mais avec moins d’assise que certains sopranos d’antan aux centres larges, très homogènes sur tout le spectre, plus dramatiques, qui pouvaient être des Donna Anna, des Contessa, des Desdemona d’Otello, ou des Maréchales voire plus. Les voix féminines entendues ce soir sont valeureuses, nous en avons vigoureusement défendues certaines dans ces lignes, mais font difficilement « le poids ». On a moins de difficulté avec les voix masculines. Nous nous trouvons donc devant une distribution valeureuse, mais sans caractère d’exception dans l’ensemble. En revanche, tous sont très engagés scéniquement, même si tous n’ont pas le charisme nécessaire : ce n’est pas une compensation, mais cela montre l’importance déterminante de la mise en scène. Une partie de ce cast en effet ne tiendrait pas à mon avis en version de concert.

Zerlina (Patricia Nolz) Masetto (Peter Kellner)

Le Masetto de Peter Kellner est plein d’énergie, la voix est jeune, bien projetée, assez puissante, le phrasé impeccable, c’est un Masetto affirmé, pas très éloigné d’une vision traditionnelle du personnage et qui défend bien son rôle.
Belle découverte que la Zerlina de Patricia Nolz, mezzosoprano appartenant au studio de l’Opéra de Vienne, mais « qui a tout d’une grande ». Le chant est très contrôlé, la voix très riche en harmoniques, assez puissante, ronde et charnue, avec un sens du phrasé, de la couleur et de la nuance déjà bien développé : c’est pour mon goût la plus convaincante des trois femmes du plateau, très riche d'avenir.

Stanislas de Barbeyrac (Don Ottavio), Hanna Elisabeth Müller (en robe Printemps de deuil…)

Don Ottavio est Stanislas de Barbeyrac, qui remporte un très grand succès justifié auprès du public. La couleur, le timbre, le phrasé sont vraiment magnifiques et marquent une « présence vocale » inhabituelle dans ce rôle. Mais la voix a évolué, s’est un peu alourdie et élargie, et le rôle ne lui convient peut-être plus tout à fait, comme en témoignent quelques petits problèmes de tenue de souffle et d’agilités dans le redoutable Il mio tesoro intanto du second acte. Il reste néanmoins un grand Ottavio, mais peut-être un de ses derniers.

Vies détruites 1 : Donna Anna (Hanna Elisabeth Müller) devant son père patriarche (Ain Anger)

Longtemps, Hanna Elisabeth Müller a été notamment au début de sa carrière, une des promesses les plus attachantes du panorama lyrique. On voyait en elle l’Eva du futur, dans des Meistersinger de rêve. Mais étrangement il y a quelques années, la voix a pris notamment à l’aigu un tour métallique étrange, avec une âpreté qu’elle ne possédait en rien à ses débuts. Il en résulte une certaine acidité, des aigus tranchants, une absence de rondeur et de chair dans un chant par ailleurs maîtrisé techniquement. Du coup, cette Anna ne diffuse aucune émotion. C’est peut-être voulu par la mise en scène, qui montre clairement un personnage distant qui se joue d’Ottavio par exemple, mais c’est accentué par un chant devenu sans vraie grâce, ce que je regrette amèrement, tant j’ai admiré l’artiste il y a quelques années.

Vies détruites 2 : Elvira (Kate Lindsey)

L’Elvira de Kate Lindsey est plus « sentie », plus engagée dans une véritable intériorité, qui fait nettement ressentir le tragique du personnage écartelé entre son amour pour Don Giovanni et le refus intime de cet amour. Kate Lindsey réussit à montrer cette souffrance intrinsèque, au chant sensible qui rejaillit sur le jeu, mais sans avoir toujours notamment dans son air Mi tradi globalement très correctement exécuté, la profondeur voulue.
Déception face au Commendatore de Ain Anger : la voix n’a plus la profondeur ni le bronze d’antan. Elle sonne vieillie, mate, assez différente du chanteur qu’on a connu il y a quelques années. On espère que c’est simplement un passage à vide.
Philippe Sly est un Leporello bondissant, grimpant, courant, se pliant et se dépliant, plongeant dans l’eau, et tout de même chantant entre les gouttes. La performance scénique est exceptionnelle, sinon aujourd’hui sans doute unique dans ce rôle pour l’engagement et la justesse du personnage. La voix est claire, le timbre particulièrement velouté, les aigus, et les pièges techniques maîtrisés, mais il est tellement engagé dans le jeu qu’il en perd quelquefois le souffle, ce qui se comprend quand on voit la performance. C’est un Leporello explosif totalement idéal et d’une incroyable intelligence du texte dans cette production . Magnifique prestation.
Il manque peut-être au Don Giovanni de Kyle Ketelsen, qu’il interprète ici pour la première fois, un peu de cet éclat que pouvait avoir un Ruggero Riamondi par exemple qui a tant marqué le rôle, mais c’est une prise de rôle et m’est avis qu’on va revoir très vite ce Don Giovanni, qui est tout à fait prodigieux, en dehors de ce menu détail que j’ai volontairement signalé au départ pour l'oublier ensuite. Prodigieux par l’engagement scénique, qui va de pair avec une maîtrise du texte de Da Ponte, dans toutes ses nuances et toutes ses inflexions et notamment dans les récitatifs, essentiels comme on le sait. Le timbre est somptueux, les couleurs données au texte, les mille détails du dire, la manière de ciseler les mots, tout est totalement maîtrisé, voire fascinant. Là où Sly joue une sorte de gouaille (légèrement perceptible), lui joue l’élégance de la parole, par laquelle il se différencie de son alter-ego (?), son air du second acte Deh vieni alla finestra, o mio tesoro, est un petit miracle de simplicité et de poésie. Ketelsen s’empare du rôle. Il n’est pas prêt de le lâcher.  Immédiatement référentiel.

 

Comme on le constate, ce Don Giovanni est loin, très loin d’être commun, aux antipodes d’un spectaculaire un peu vide qu’on a vu et entendu à Salzbourg, mais il se situe en dehors d’une histoire à laquelle les mises en scène, essaient de donner un sens, même les meilleures (je pense à Haneke à Paris ou Guth à Salzbourg). Barrie Kosky expose l’histoire et le livret, dans leur crudité et la simplicité de leur déroulement, sans dévier jamais de l’histoire qui est racontée, mais en élargissant le contexte à l’horizon des mythes de notre culture, d’Abraham à Dionysos, mais aussi à Freud. Il le fait sans jamais souligner, par des touches insistantes qui donnent une couleur sans jamais rien étouffer. C’est aussi un peu le propos de Philippe Jordan, qui accompagne le drame, sans jamais l’écraser, en en soulignant lui aussi les couleurs, avec un sens de la « décision » qui n’efface pas les nuances voire la pudeur. Quant au cast, il n’est sans doute pas exceptionnel, sinon pour les deux protagonistes, sans doute aussi grandis par une mise en scène qui les place plus qu’une autre au centre de la galaxie, qui explosent en un Dionysos dédoublé et vital.

Évidemment, cette production sera reprise (dès juin prochain) à Vienne et les saisons suivantes, évitez les Don Giovanni des bords de Seine, et profitez du nouveau train de nuit « Nightjet » Paris-Vienne ou d’un vol pour aller voir un spectacle qui n’a pas fini de faire parler et discuter, et qui n’est que le premier épisode d’une trilogie qui s’annonce intellectuellement vivifiante.
Wiener Staatsoper (3, 6, 8, 10, 15 juin) avec la même distribution pour les principaux rôles.
Je signale aussi que le spectacle le 5 décembre a fait l'objet d'un streaming (c'était le confinement à Vienne à ce momen-là), il faut espérer qu'on puisse pourvoir d'une manière ou d'une autre en disposer.

Jeux d'eaux devant (?) statue du commandeur Kyle Ketelsen (Don Giovanni) Philippe Sly (Leporello)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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