Camille Saint-Saëns (1835–1921)
Samson et Dalila (1877)
Opéra en trois actes
Livret de Ferdinand Lemaire d'après la Bible (Livre des Juges, 13–16)
Créé au Hoftheater de Weimar le 2 décembre 1877

Direction musicale : Thomas Guggeis
Mise en scène : Damián Szifron
Décors : Étienne Pluss
Costumes :
Gesine Völlm
Lumières : Olaf Freese
Vidéo : Judith Selenko
Chorégraphie : Tomasz Kajdański

Dalila : Anna Lapkovskaja
Samson : Andreas Schager
Grand Prêtre de Dagon : Michael Volle
Abimélech : Jongmin Park
Un vieillard hébreux : Paul Gay
Premier philistin : Magnus Dietrich
Deuxième philistin : Benjamin Chamandy
Messager des Philistins : Javier Bernardo

STAATSOPERNCHOR
Direction Martin Wright
STAATSKAPELLE BERLIN

Berlin, Staatsoper Unter den Linden, 5 sécembre 2021, 18h

Samson et Dalila n’est pas si fréquent sur les scènes et l’affiche alléchante réunissant Daniel Barenboim en fosse (qui l’a enregistré avec L‘Orchestre de Paris, Domingo et Obraztsova en 1979) et Elina Garanča en Dalila avait un attrait indiscutable. Las, pas de Garanča, malade, et pas de Barenboim remplacé par le jeune Thomas Guggeis, futur directeur musical de l’Opéra de Francfort. Mais Andreas Schager qui chantait son premier Samson était là, ainsi qu’Anna Lapkovskaia remplaçant Garanča et chantant sa première Dalila, et que Michael Volle, incroyable Grand Prêtre de Dagon. Le tout dans une mise en scène carton-pâte années 1950 ridicule qui a fait regretter qu’on ne propose pas la version oratorio originale…

 

 

Tous les grands ténors à voix ont chanté Samson, de Placido Domingo à Jon Vickers, en passant par Roberto Alagna, et plus loin de nous, José Luccioni. J’ai quant à moi entendu Guy Chauvet, Jon Vickers – inoubliable- et Placido Domingo tout aussi immense. Peut-on alors s’étonner qu’Andreas Schager aborde le rôle pour la première fois à la Staatsoper Unter den Linden ? Sans doute pas. Plus étonnant le fait que Jonas Kaufmann ne l’ait jamais abordé.
Les grandes Dalila sont aussi nombreuses dans les soixante dernières années, Rita Gorr, l’une des plus grandes, Shirley Verrett, évidemment, mais aussi Fiorenza Cossotto, Elena Obraztsova, Agnes Baltsa, Waltraud Meier, Christa Ludwig et plus près de nous Elina Garanča et Anita Rashvelishvili. Pour ma part, j’ai entendu la Cossotto, puis la Baltsa.
Le chef le plus souvent entendu dans cette œuvre, Georges Prêtre dont les raffinements orchestraux enchanteurs mais aussi l’énergie et la transparence, à Paris comme à Vienne, faisaient merveille (rappelons quand même que dans les années 1970, il était détesté par un certain public parisien, mufle et ignare) .
Déçu par l’absence de Garanča dans un rôle qui lui va comme un gant, j’étais néanmoins heureux de découvrir Anna Lapkovskaja qui l’a remplacée et chanté le rôle pour la première fois.

Samson et Dalila est certes un opéra à voix, mais la question est aussi, peut-être surtout une question de mise en scène. D’abord pensé comme oratorio, il est créé comme opéra à Weimar en 1877, à l’instigation (et sous la direction) de Liszt, et peu de temps après la guerre de 1870. Entre un sujet biblique pas forcément à la mode, et une création chez l’ennemi, qui plus est au cœur de l’Allemagne de Goethe et Schiller, l’opéra fut carrément ostracisé en France. D’où mon sourire quand on pense Samson et Dalila comme opéra français alors qu’il connut un énorme succès comme Samson und Dalila… On pourrait penser de même pour Les Troyens de Berlioz créés à Karlsruhe… Ou Béatrice et Benedict à Baden-Baden. Que seraient certaines gloires de l’opéra français sans l’Allemagne… Saint-Saëns néanmoins défend avec patriotisme les compositeurs français en créant la Société nationale de musique en 1871 et participe à la méfiance générale envers l’Allemagne, ce qui ne l’empêche pas d’aller à Bayreuth en 1876, ni évidemment de créer Samson et Dalila à Weimar un an après…
Il faut tout de même attendre 1890 pour que Samson et Dalila soit monté en France, au théâtre des Arts de Rouen puis à Paris, au théâtre lyrique de l’Eden (l’ancêtre de l’Athénée actuel) puis, enfin, à l’Opéra de Paris en 1892, quinze ans après la création de l’œuvre à Weimar. Et paradoxe supplémentaire, cette œuvre née à l’étranger est la seule qui survive sur les scènes de toute l’œuvre lyrique de Saint-Saëns, malgré çà et là des efforts pour en reproposer certaines notamment grâce au Palazzetto Bru Zane…
Samson et Dalila, à l’instar d’autres opéras de la période, on pense aux Pêcheurs de perles revus récemment doit beaucoup aux modes orientalistes et le premier voyage à Alger de Saint Saëns, suivi de beaucoup d’autres (il y mourra en 1921), n’est sans doute pas étranger à la musique du troisième acte de et notamment à la Bacchanale. Je pencherai aussi pour une influence subreptice de Salammbô de Flaubert paru en 1862, qui fait travailler l’imaginaire du lecteur, et notamment sur cet orient qu’on découvre.

Acte I

Tout cela rend une mise en scène contemporaine de Samson et Dalila assez difficile. La production de Paris en 1975, signée Piero Faggioni dans des décors de Jacques Dupont était certes traditionnelle, mais au total relativement élégante, sans surcharge ridicule. Celle que j’ai apprécié le plus est la production viennoise de Götz Friedrich en 1990, malheureusement peu demeurée au répertoire. La production parisienne de Michieletto en 2016 essayait de sortir de l’orientalisme de pacotille, mais n’a pas été reprise.

La production berlinoise signée Damián Szifron dans des décors d’Etienne Pluss et des costumes de Gesine Völlm ne remonte qu’à 2019 et telle que, donne l’impression de la voir sortie d’un film des années 1940–50, du genre Les Dix Commandements de Cecil B. de Mille (1956), qui fit d'ailleurs un Samson et Dalila en 1949, éléments auxquels elle se réfère, sans nul doute. Sauf qu’avec la focale du technicolor et du cinémascope réduite à la scène de la Staatsoper de Berlin on dira qu’il s’agit d’un Cecil B. de Dix. Ciels nuageux et nocturnes, lune inquiétante, décors de carton-pâte, façades au premier acte, avec pas de deux (chorégraphie de Tomasz Kajdański) de doubles de Samson et Dalila, grotte au deuxième acte et bacchanale à pleurer de ridicule au troisième, rien n’est épargné sans aucune distance ironique. Peu de direction d’acteurs d’autant qu’il s’agit d’une reprise de répertoire. Il y a les méchants philistins violents et sans pitié et les hébreux victimes, dont le champion Samson mène la lutte, sauf qu’il est amoureux de Dalila, la belle prêtresse de l’ennemi, ce qui est un peu gênant.
Le Regietheater eût évidemment fait ses choux gras de la situation, victimes juives contre méchants nazis, ou conflit israélo-palestinien, d’autant que l’intrigue se déroule à Gaza. Qu’on se rassure, rien ici  ne s’approche, même de très loin du Regietheater, bien plutôt du Châtelet années cinquante. L’arrivée d’Abimelech sur son char est un grand moment au premier acte, l’étreinte de Dalila et de Samson au deuxième acte avec la coupe des cheveux un autre, quant à la Bacchanale, c’est Ziegfeld Follies du pauvre, on se demande d’ailleurs où est l’orgie, tant la pudeur inhérente à toute production biblique qui se respecte efface la moindre trace d’orgie grâce à la pénible chorégraphie, au point que l’orgie de Moses und Aron de Schönberg passerait pour pornographique.

Aucune idée, aucune subtilité, c’est blanc ou noir, les méchants sont les vainqueurs et les gentils sont les vaincus. Quant à la destruction finale du temple de Dagon, deux malheureuses colonnes se brisent, mais tout le reste tient (les constructions étaient solides à l’époque), même ceux qui espéraient une image finale un peu plus travaillée en sont pour leurs frais.

Seule idée, tellement « téléphonée », Dalila pendant la Bacchanale est isolée, participe semble-t-il avec distance à la fête païenne, elle embrasse Samson comme si elle en était vraiment amoureuse, comme si, le travail fait, le remords faisait son office. Après tout, la dramaturgie du deuxième acte prévue par Ferdinand Lemaire n’est pas sans rappeler celle du troisième acte d’Aida (opéra créé six ans plus tôt en 1871, mais en 1876 en France, soit un an avant Samson et Dalila), Aida se laissant convaincre par son père de pousser Radamès à la trahison. Ici Dalila est convaincue par le grand prêtre de Dagon (contre des récompenses) de conduire Samson à la faute, dans une même ambiance orientale, sauf que dans cette mise en scène, le Ciel furieux n’a pas l’air bien d’accord (au moment de la faute, éclairs, ciels menaçants etc…) comme entrevu dans la fente du rocher. Ah les trahisons orientales… Une Dalila amoureuse de Samson, mais dont le statut (hiérodoule, esclave dédiée à un temple ou prostituée sacrée) l’oblige à obéir, cela pourrait donner un conflit cornélien… mais pas ici puisque tout n’est qu’esquissé grossièrement sans aucune possibilité d'idée
Un quelque chose qui n’est rien.

Musicalement, on aurait aimé un peu plus de raffinements, mais dans l’ensemble ça tient un peu mieux que le côté scénique. Thomas Guggeis n’est pas Daniel Barenboim qui sait fouiller une partition et en exalter les finesses, donner un sens dramatique à l’ensemble. Le jeune chef de 28 ans domine mieux les masses orchestrales qu’il y a quelques années dans Salomé, et il obtient un vrai succès auprès du public. La lecture est claire, le souci des chanteurs réel, certains moments de la partition (notamment au premier acte) bien soulignés, mais pour ce type de répertoire, il manque une homogénéité de style et surtout un allégement de la masse orchestrale dans les parties lyriques, un peu plus de subtilité, de contrastes et surtout moins de volume. Il y a un sens dramatique indéniable, mais sans embrasser l’ensemble de la partition.
La Bacchanale et le dernier acte, plus dramatiques, plus rapides, semblent mieux dominés que les parties strictement lyriques, et la performance n’est pas scandaleuse, mais pas enthousiasmante.
Le chœur dirigé par Martin Wright, s’en tire particulièrement bien en matière de phrasé et de clarté de la diction, mais aussi de contraste et de lyrisme (le début est vraiment bien maîtrisé). La performance est plutôt flatteuse.
Du côté des solistes, Jongmin Park en Abimelech a une voix de basse profonde avec un beau timbre, mais reste totalement incompréhensible, avec une diction déplorable et un phrasé erratique, le personnage meurt dès le premier acte, c’est heureux. Tout le contraire du magnifique vieillard hébreux de Paul Gay, voix bien projetée, timbre séduisant, diction évidemment impeccable et phrasé modèle. Le contraste est saisissant tant sans jamais forcer la voix, il sait immédiatement l’imposer.

Michael Volle (Grand Prêtre de Dagon) Acte III

Michael Volle en Grand Prêtre de Dagon est impressionnant. Oserait-on dire comme d’habitude, la voix est évidemment toujours solide, bien projetée, sonore, mais la diction est d’une incroyable limpidité telle qu’on le comprend directement, avec un phrasé modèle. C’est une colonne portante de la production, même si le traitement du personnage par la mise en scène et même par le livret ne laisse pas beaucoup de place à la psychologie et aux raffinements. Dans les grands prêtres que j’ai entendus, il est immédiatement projeté aux côtés d’Ernest Blanc. C’est dire à quels sommets nous sommes.
Anna Lapkovskaja se retrouve pour la première fois en interprète de Dalila, remplaçant Elina Garanča souffrante. C’est dire le défi qu’elle doit relever. Nous l’avions remarqué à Bayreuth dans le Ring de Castorf et surtout dans Sonjetka de Lady Macbeth de Mzensk à Munich sous la direction de Kirill Petrenko dont nous écrivions dans le Blog du Wanderer : « Nous avons signalé plus haut la Sonjetka de Anna Lapkovskaia, rôle réduit, mais interprétation incisive, très expressive, avec une voix très bien posée et projetée et des graves vraiment somptueux. »

Sa Dalila très contrôlée, au phrasé impeccable, et à la diction claire, fait apparaître des graves toujours impressionnants, mais aussi des aigus triomphants, elle s’est emparée du rôle avec cran et impose sa présence : le personnage est là, imposant, et ce n’est pas là une « remplaçante » mais une authentique titulaire, pleinement à sa place. La prestation est convaincante et non seulement « sauve » la représentation, mais lui donne un véritable intérêt.
Andreas Schager en ce dimanche 5 décembre chantait Samson, lui aussi pour la première fois et il avait chanté rien moins que Lohengrin la veille, dont nous rendrons compte très vite.
Comme souvent avec Andreas Schager, le premier acte est bien dominé, le phrasé clair, la diction maîtrisée, le timbre assez séduisant. Dans Samson, on a évidemment entendu des ténors qui donnent au personnage une autre profondeur et une autre épaisseur, Vickers inoubliable par exemple. Mais cette voix saine et jeune pouvait être intéressante dans cette prise de rôle. Le problème, c’est que s’il n’est pas dirigé au millimètre par un chef qui a sur lui de l’ascendant (Barenboim par exemple), Andreas Schager, au demeurant fort sympathique devient vite débridé, poussant la voix au-delà du raisonnable, n’arrivant jamais à la contenir, à chanter d’une manière un tant soit peu subtile, à moduler, à faire entendre un personnage au-delà d’un gosier. Dans Samson, c’est moins problématique que dans Lohengrin, on le verra, mais il y a des moments de retenue (l’air du dernier acte par exemple) où l’on exigerait d’entendre une âme qui souffre. Impossible ici et les dernières notes sont gueulées, braillées sans maîtrise.
C’est tellement dommage qu’il chante un rôle nouveau comme Samson comme si c’était un énième avatar de Siegfried, et c’est surtout tellement dommage pour une voix qui reste étonnante de puissance et de résistance. Et la conséquence, c’est qu’il ne réussit plus à maîtriser phrasé, clarté et surtout style et que le bébé part avec l’eau du bain. Le public lui fait très bon accueil, comme d’ailleurs à toute la distribution, mais si cela fait plaisir pour les artistes, ce Samson reste éloigné, très éloigné de ce qu’on pourrait exiger.

Une soirée contrastée : elle nous laisse heureux d’entendre l’œuvre de Saint-Saëns, rare sur les scènes, mais ce fut une soirée peu mémorable, une version concertante aurait peut-être été préférable, comme prévu aux origines.

Acte I
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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2 Commentaires

  1. Et les "gentils" égorgés par des enfants à la tête rasée.… au delà du ridicule. Contrairement à 2019 la machinerie ne s'est pas bloquée, ce qui nous a permis de voir la mise en scène du 3ème acte ; nous avions raté le meilleur !

  2. Il y eut aussi dans les années 90 un Samson signé Pizzi à Garnier qui a fait scandale..( le défilé de mode ecclésiastique et l’effondrement de Garnier à la fin!! – Bastille venait d’ouvrir!!)

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