Richard Wagner (1813–1883)
Tristan und Isolde (1865)
Handlung in drei Akten
Livret du compositeur
Créé au Königlisches Hof-und Nationaltheater de Munich, le 10 juin 1865

Direction musicale Marc Albrecht
Mise en scène Michael Thalheimer
Scénographie Henrik Ahr
Costumes Michaela Barth
Lumières Stefan Bolliger
Dramaturgie Luc Joosten

Tristan Gwyn Hughes Jones
Isolde Elisabet Strid
Le Roi Marke Tareq Nazmi
Brangäne Kristina Stanek
Kurwenal Audun Iversen
Melot Julien Henric
Un matelot, un berger Emanuel Tomljenović
Un timonier Vladimir Kazakov

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Chef de chœur Mark Biggins
Orchestre de la Suisse Romande

Nouvelle production
Coproduction avec la Deutsche Oper Berlin

Genève, Grand Théâtre, le dimanche 15 septembre 2024, 17h.

Vingt ans après la production d’Olivier Py qui avait fait couler un peu d’encre, Tristan und Isolde revient à Genève, dans une production de Michael Thalheimer à qui l’on doit déjà celle de Parsifal en janvier 2023. Aviel Cahn n’a pas beaucoup programmé Wagner pendant son mandat genevois puisque c’est seulement le deuxième titre. Il manquerait par exemple Der Fliegende Holländer absent depuis 1991 (Van Dam, Heppner, Thielemann…on savait vivre à l’époque), mais peut-être réserve-t-il cela pour sa dernière saison…
En confiant à Michael Thalheimer les deux productions Wagner affichées, Aviel Cahn a privilégié une approche épurée, ascétique, un peu à rebours de ce que nous voyons depuis des années sur les scènes, et un metteur en scène peu connu en dehors des frontières de l’ère germanophone et c’est une bonne idée.
Malheureusement, alors que
Parsifal proposait des pistes et des idées intéressantes même si on pouvait les discuter, cette production de Tristan und Isolde surprend par sa vacuité, ou du moins une traduction scénique bien pauvre des idées abondantes que le metteur en scène a pu confier de-ci de-là pendant la préparation du spectacle au point qu’on se dise, tout ça pour ça…
Musicalement, la belle surprise vient du chef Marc Albrecht et d’un Orchestre de la Suisse Romande particulièrement préparé qui rendent justice à l’une des partitions les plus emblématiques de la musique du XIXe siècle. La tenue du spectacle vient essentiellement de la fosse, qui soutient une distribution faite de forces et faiblesses, ce qui est inévitable pour des rôles écrasants qui aujourd’hui trouvent peu de protagonistes.
Au sortir du Grand Théâtre, l’impression était assez mitigée… 

Elisabet Strid (Isolde)

Tout commence par un mur lumineux de 260 ampoules, qui sera l’élément essentiel du décor de Henrik Ahr, mur de fatalité qui barre la scène et l’avenir, et qui s’allume alternativement selon les réveils de la passion. Devant ce mur qui est en fait le seul « décor » et qu’on verra dans les trois actes (comme plafond au troisième acte) apparaît pendant le prélude une Isolde tenue en laisse par une longue corde, perchée sur un praticable (le pont supérieur du navire ?). Nous reverrons cette corde, qui a donc un sens lourd, au troisième acte, cette fois enserrant Tristan blessé. Corde du destin qui tient attachés les deux protagonistes, ou bien pour Isolde, précaution pour marquer qu’elle est prisonnière et pour l’empêcher de « faire des bêtises », elle qui va être livrée comme « prise de guerre » au Roi Marke par Tristan.

Sans que ce soit très clair dans la mise en scène, par sa tenue plutôt masculine, Brangäne isole un peu plus Isolde et semble être une surveillante plus qu’une confidente, non pas forcément du côté de Marke, mais du côté de l’ordre établi, de la conformité et première barrière après la corde.
Comme quelques Isolde de quelques mises en scène des dernières années, elle est (déjà) en robe de mariée, de cette couleur blanche des mariées, mais le blanc est aussi couleur des victimes des sacrifices. Elle est, de fait, une sacrifiée (« Sacrifices », c’est le thème de l’année dans la programmation du Grand Théâtre), et une femme singularisée, parce que les autres personnages de ce premier acte sont vêtus de gris ou de noir, la couleur dominante du spectacle.

Elisabet Strid (Isolde), Kristina Stanek (Brangäne)

Un praticable devant le mur d’ampoules dorées met Isolde et Brangäne au-dessus de Tristan et Kurwenal, Brangäne d’ailleurs en descend en « faisant » le mur puisqu’il n’y a pas d’escalier. L’absence d’escalier ou de passage entre les deux niveaux marque évidemment l’absence de communication entre la « prisonnière » et son « geôlier », marque l’isolement des univers et leur parallélisme.
Après ?
À vrai dire pas grand-chose de plus. Peu de mouvements, peu de travail sur les personnages et les gestes. Kurwenal certes est assez alerte et montre une certaine mobilité scénique, Brangäne aussi bien que plus distante, Isolde se lève et s’accroupit et Tristan reste fixe, debout face à la salle, avec un minimum de gestes, comme s’il récitait le texte dans une séance de récitation à l’école… tout cela au point que je me suis dit que si l’on enlevait le mur d’ampoules et si l’on y mettait l’orchestre, cela ferait une banale mise en espace ; c’est désespérément sans envergure.

Gwyn Hughes Jones (Tristan), Elisabet Strid (Isolde), Kristina Stanek (Brangäne): le verre et le philtre.

Quand Tristan décide de voir Isolde et qu’ils boivent le philtre, l’une surélevée et Tristan au sol, c’est presque traité comme un non-événement, quand dans d’autres mises en scène c’est complètement construit et sacralisé, ici le seul événement, qu’on devine essentiel, c’est que le verre qui contient le liquide volontairement incolore (de l’eau, sans doute, ou du moins faut-il en donner l’idée), apporté par Brangäne, est brisé au sol en mille morceaux avec un certain fracas, et que, retenez-le, les morceaux ont un rôle…

À la fin du premier acte, quand on aborde la côte de Cornouailles, le praticable s’abaisse, tout le monde est au sol, les deux amants aussi ne se touchant pas (ils ne se toucheront jamais, c’est une des lois explicites de la mise en scène) et, quand Marke arrive en scène, ils continuent d’échanger, si bien que « fatalement », il les entend…
Si on résume :

  • Un mur de 260 ampoules alternativement allumé ou non
  • Un verre qui se brise
  • Un praticable qui surélève Isolde et Brangäne
  • Une corde

Si on ajoute à ça le jeu avec les ombres portées sur les côtés du décor, où l’on voit les ombres des amants ensemble alors qu’en réalité ils sont séparés on a, je crois, cinq idées dont certaines vont traverser la représentation…

 

Le deuxième acte reprend le même dispositif, praticable et mur de lumière pendant les deux premières scènes : allumé pendant la scène entre Brangäne et Isolde et puis éteint pendant partie du duo d’amour. D’ailleurs, le mur qui s’éteint fait figure de signe entre les amants. Seul le costume d’Isolde a changé (les costumes sont signé Michaela Barth), un costume volontairement sinistre, de gouvernante anglaise (ou de Cornouaille en l’occurrence), qui correspond soit à l’état de son âme soit à sa situation après de Marke, le seul qui ait un long manteau blanc un peu lumineux, un couple lumière et ombre… Le costume de Tristan, pantalon noir et chemise-tunique noire a un côté vaguement négligé : rien du héros, rien du chevalier, une sorte de pauvre hère un peu perdu.

Elisabet Strid (Isolde) Gwyn Hughes Jones (Tristan)

Brangäne éteint brutalement et le mur s’éteint pour se rallumer pendant le duo à chaque fois où monte l’exaltation : Thalheimer emprunte alors l’idée des scarifications mutuelles pendant le duo à Katharina Wagner, (Tristan se perçait les veines avec un bout de grille), le sang coule, provoqué sans doute par un bout de verre que Tristan a gardé de l’épisode du philtre et du verre brisé. C’est pourquoi d’une certaine manière le lien n’est pas le philtre mais le verre brisé, comme l’idée d’un amour qui jamais ne se réalisera. L’échange des sangs pourrait être le mélange des sangs, amour et fraternité d’âme, mais chacun garde son sang pour lui puisqu’à aucun moment ils ne se touchent, ce pourrait être l’idée plus probable de la mort, car dans le texte et la situation, la nuit l’amour et la mort sont le trio de ce duo. Mais si l’amour est impossible, la mort l’est tout autant et le sang qui coule sèchera…

Elisabet Strid (Isolde) Gwyn Hughes Jones (Tristan)

Les avertissements de Brangäne par ailleurs donnent lieu à une mise en espace impressionnante dans la mesure où Brangäne intervient de la salle, et cette voix qui descend du « Ciel » sur les spectateurs a une très (trop ?) forte présence qui fait perdre tout le mystère nocturne qui marque les deux moments : alors que ces avertissements se mêlent normalement au duo, et au son de l’orchestre et partent de quelque part sur le plateau, venant de l’extérieur,  ils le dominent, et pour moi la scène y perd quelque chose de son effet.
Tout se bloque à l’arrivée de Marke, apparu au fond dans un mouvement similaire au final du premier acte, on a même fugacement l’impression d’une répétition de la scène finale de l’acte précédent, et ce n’est pas ici un coitus interruptus comme d’habitude, c’est une sorte de conversation exaltée interrompue puisqu’à aucun moment (et même quand ils s’enlacent) ils ne se touchent ce qui crée d’ailleurs des mouvements un peu étranges et pas vraiment élégants.
La scène avec le roi Marke, si elle est répétition du premier acte par le mouvement initial de l’arrivée du roi, est aussi anticipation du dernier acte par la violence entre Melot et Kurwenal, très marquée, et par Kurwenal qui s’écroule. Ce sont les mêmes personnages en scène, sauf Brangäne, sans doute restée au deuxième balcon…
Tristan et Isolde sont le long du mur côté cour, Isolde ne regarde pas le roi, mais le mur, et Marke semble parler dans une sorte de vide.
Thalheimer emprunte à Chéreau l’idée d’un Marke qui méprise la trahison de Melot. On se souvient que chez Chéreau, Marke adresse non à Tristan mais à Melot ses première paroles Tatest du’s wirklich (tu as vraiment fait ça ?) montrant en Melot l’autre traitre. Ici c’est le même sentiment qui est plus violemment montré, Melot est brutalement repoussé et jeté, et dans toute la scène, il apparaîtra isolé, désavoué et vaguement ridicule.
D’ailleurs il est habillé d’un costume jaune, la couleur bien connue de la trahison.
La violence envers Melot est la première manifestation de jeu théâtral (un peu) élaboré, et le spectateur se dit « Tiens ? Ça bouge ! ».
Le monologue de Marke est construit pour partie comme un monologue intérieur, non comme une adresse à Tristan, avec peu de regards échangés et Tristan confiné près d’Isolde sur le côté. Et quand Marke va vers lui et que Tristan lui répond qu’il ne peut rien lui dire (O, König, das kann ich dir nicht sagen), alors le roi quitte la place et va vers le fond. Tous ces mouvements font mise en scène, une nouveauté dans la soirée.

La scène finale avec Melot, rend Melot un peu ridicule, il s’adresse à Marke qui ne lui répond pas, Kurwenal est encore à terre, et ses mouvements d’aller et retour de l’endroit où est Tristan jusqu’au fond de scène prennent une allure un peu mécanique qui provoque des rires en salle et c’est évidemment l’effet voulu. Il s’agit depuis le début de la scène de pointer le personnage, son comportement et sa nature. En revanche, le duel est plus « ordinaire » au sens où dans de nombreuses mises en scène, c’est Tristan qui soit en se précipitant sur l’épée de Melot, soit en lui arrachant son arme, affirme sa volonté suicidaire. Il lui prend ici son couteau…

Ainsi donc, la majorité des « idées » vient de la dernière scène, où étrangement c’est le personnage de Melot qui est le plus dessiné, les autres restant dans l’ordinaire des habitudes.  Il reste qu’y compris au deuxième acte, et notamment dans les deux premières scène, c’est une certaine vacuité qui règne, à moins que Michael Thalheimer ait compté sur le spectateur pour combler les vides et se faire sa propre représentation…

Le troisième acte s’affiche immédiatement comme différent dans la mesure où d’une part le fameux mur de lumières est devenu plafond, éteint, comme pesant sur la scène :

Quand le Ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
(…)
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits[1]

Gwyn Hughes Jones (Tristan)

L’espace est donc vide, noir, et pendant le prélude, du fond de scène arrive Tristan qui tire et s’enveloppe dans une corde, évoquant aussi l’Isolde du premier acte, qui apparaissait durant le prélude. On glosera sur cette corde, destin-prison, fatalité, impossibilité de vivre son désir. De fait les deux personnages ont vécu enserrés dans un lien presque métaphysique dont ils ne pouvaient se libérer. Ce lien métaphorique est ici matérialisé, comme au premier acte pour Isolde et d’une certaine manière la boucle est bouclée.
Tristan s’écroule à peu près au proscenium, et tout son monologue se déroulera essentiellement à cette place, où Kurwenal ne cessera d’intervenir de manière très sentie, voire déchirante, en un jeu très affectueux et tactile qui change de la relation a‑tactile de Tristan à Isolde. Aux grands moments d’exaltation Tristan se lève : il y a donc quelque mouvement ce qui donne l’impression que le troisième acte « tranche avec les deux autres » et qu’au moins, il s’y passe quelque chose. Mais c’est pour moi illusoire.

Au premier acte, changeant avec les habitudes, Marke arrivait voyant et entendant les amants encore s’échanger des paroles d’amour, Isolde arrive non « trop tard », quand Tristan est mort, mais assiste aux dernières paroles d’un Tristan qui voit l’aimée, habillée de la même robe de mariée qu’au premier acte, mais noire cette fois-ci, prête pour le mariage dans la mort… prête pour la mort d’amour. Tout cela est très lisible et d’un intérêt très relatif..
Comme il n’y a rien sur scène, l’affolement d’abord, puis la bataille consécutive à l’arrivée du second bateau provoque du (des) mouvement(s), on court à droite et à gauche, maladroitement, puis Melot et Kurwenal s’entretuent, cette fois-ci à terre tous les deux, un peu comme si du deuxième au troisième acte Melot apparaissait un peu comme l’exclu et donc le jaloux, et qu’en fait Tristan avait implicitement été l’objet d’une rivalité entre Kurwenal et Melot. En conséquence, la vengeance de Melot et sa trahison (toujours en jaune) pourrait être le fait d’une sorte de mal aimé…

Gwyn Hughes Jones (Tristan, Audun) Iversen (Kurwenal)

Aussi bien au deuxième acte (où Kurwenal est jeté à terre et s’en relève difficilement) qu’au troisième, la violence s’exerce entre Melot et Kurwenal, comme indice d’un compte implicite à régler entre eux … Mais peut-être prêté-je à Thalheimer des intentions bien excessives.
En tous cas un autre événement survient, tellurique, le plafond commence à descendre en se rallumant quand Isolde est auprès du cadavre de l’aimé, et la scène avec Marke et Brangäne se termine à mur de lumière à demi-descendu…
Il descend tout à fait et reprend enfin sa position première de mur de lumière, quand Isolde se retrouve seule, devant le cadavre de l’être aimé, et qu’elle entame sa Liebestod. Le mur en devient de plus en plus aveuglant et Isolde ne meurt pas d’amour, mais se suicide, en s’égorgeant sans doute avec un des bouts de verre restant du philtre premier acte. Ainsi de ce verre initial, le contenu est-il philtre d’amour et le contenant objet de mort ; Amour et mort, amour à mort, c’est bien ce que le Tristan de Wagner nous dit…

Tareq Nazmi (König Marke), Kristina Stanek (Brangäne), Gwyn Hughes Jones (Tristan), Elisabet Strid (Isolde)

Quelques observations conclusives :

  • Michael Thalheimer est un metteur en scène de théâtre suffisamment reconnu et un metteur en scène d’opéra assez fréquent (il a réalisé onze productions je crois) pour qu’on n’accuse pas ce travail de légèreté. Et son Parsifal assez discutable mais nettement plus solide, ou même ses Troyens vus à Hambourg en 2015 ont montré un vrai metteur en scène. C’est hors de doute.
  • Il ne s’agit pas de reprocher une mise en scène trop épurée ou minimaliste, car depuis Wieland (mais aussi Wolfgang) Wagner, l’épure dans la mise en scène Wagnérienne est devenue un topos, qui a d’ailleurs souvent caché vacuité et médiocrité de certains épigones.
  • Mais une mise en scène « épurée » de Tristan demande des personnalités suffisamment fortes pour porter l’œuvre scéniquement et la chanter dans des conditions incontestables. Il faut avoir des chanteurs « à charisme », de ceux qui attirent le regard dès leur entrée en scène. Malgré les qualités de l’Isolde d’Elisabet Strid, elle ne s’impose pas vocalement comme il le faudrait dans ce contexte et l’absence totale de charisme du Tristan de Gwyn Hughes Jones fait le reste. Donc la mise en scène ne convient pas du tout au couple de protagonistes.
  • À cela s’ajoute une gestion assez paresseuse des gestes et des mouvements, mais aussi des profils des personnages (Brangäne, pour moi inclassable et en tous cas pas vraiment confidente, qui ne trouve pas sa place, malgré sa cravate) qui m’est apparue surprenante de la part de Thalheimer. Les personnages qui « remuent » comme Melot deviennent des singularités qui apparaissent exagérées, ou ceux qui ont une vraie empathie comme Kurwenal font tellement contraste avec le partenaire (Tristan) qu’ils en soulignent les insuffisances. Quant aux mouvements de groupe (il y en a peu) ils sont assez mal gérés.
  • Nous avons cherché à identifier les idées, et il y en a, mais sans réussir jamais à les trouver vraiment convaincantes, et surtout nous avons commis l’erreur de lire les notes d’intention du programme de salle, toujours aussi bien fait à Genève depuis l’arrivée d’Aviel Cahn. Ce que nous y avons lu est ambitieux, intéressant, et juste, mais la traduction scénique est si élémentaire, si pâle, si inexistante qu’elle ne réussit jamais à rendre sur le plateau la profondeur de la réflexion de l’équipe dramaturgique. C’est la montagne qui a accouché de la souris.
    Il reste à souhaiter que Michael Thalheimer revienne sur son travail et le fouille un peu plus pour son arrivée à Berlin la saison prochaine, avec peut-être d’autres protagonistes, une sorte de « Werkstatt Berlin » parce qu’à Genève on s’est (scéniquement) arrêté au milieu du gué, voire avant.

 

Les aspects musicaux

Ce n’est donc pas la mise en scène qui sert d’armature au spectacle, elle contribuerait plutôt à en éteindre toute puissance et tout intérêt mais c’est la fosse, avec un Marc Albrecht qui réussit non seulement à transcender l’Orchestre de la Suisse Romande, mais aussi à soutenir le plateau sans jamais l’étouffer.
Dès le prélude, on note une volonté de clarté, qui dégage chaque ligne de pupitres, qui isole les bois, qui entraine les cordes, charnues, homogènes, avec un tempo retenu qui n’apparaît pas lent, et sans cette volonté d’un son extatique et enivrant qui enverrait d’emblée au paradis romantique public et chanteurs. Il y a dans cette direction à la fois la précision, le respect scrupuleux de la partition, le respect tout aussi scrupuleux des chanteurs et de chaque voix dans sa singularité, sans volonté démonstrative, avec une sorte de modestie.
De la partition, tout est là, et notamment les couleurs si importantes dans une partition dont le chromatisme est l’un des caractères essentiels mais avec un souci permanent de maintenir des équilibres, entre tension, action, éruption et émotion. Il y a là une volonté non de hiératisme à l’instar de la mise en scène, mais de simplicité. La partition nous est donnée, sans fard, sans volonté de faire du beau son pour le beau son, sans jamais vouloir imposer une sorte de sublime. Il n’y a jamais de fureur divine, jamais d’embrasement, mais c’est aussi le discours d’une mise en scène qui fait du bris de verre du philtre au premier acte une des clefs de toute l’œuvre, et qui refuse l’embrasement amoureux et la démonstration. Il eût été singulièrement contradictoire d’avoir une scène totalement dégrisée et une fosse enivrée de son. Albrecht sait moduler les volumes, faire émerger le son imperceptible montant du silence, lui donner corps, il sait aussi travailler à la ligne générale veillant à ne jamais tomber dans l’excès. Le deuxième acte à ce titre aurait pu être un peu plus tendu ou nerveux, le tempo reste trop mesuré, les crescendos du prélude et de l’introduction au duo manquent peut-être de cette urgence qu’on attend ici, cela reste un peu mou, mais par ailleurs, certains moments sont très réussis, comme l’accompagnement final du duo ou du monologue de Marke. Le troisième acte, plus tendu, un peu plus dramatique, m’a frappé par un son d’une certaine pudeur, évoquant la passion par touches sans jamais s’y complaire. C’est effectivement une direction qui refuse tout ce qui pourrait apparaître comme trop complaisante, tournée sur elle-même, se regardant au miroir sonore et très attentive au texte, qu’elle souligne, qu’elle accompagne. C’est une des prestations les plus convaincantes que j’ai pu entendre de Marc Albrecht.
L’Orchestre de la Suisse Romande répond avec engagement à ces sollicitations, et même si l’évocation de la chasse au début du deuxième acte se solde par quelques errances aux cors (assez fréquentes, même à Bayreuth…je me souviens de certaines soirées malheureuses à ce titre avec l’immense Barenboim). On l’a rarement entendu aussi juste, aussi rond, sonnant avec cette limpidité, même dans l’acoustique peu favorable du Grand Théâtre : on sent une entente incontestable avec le chef. Il fallait cette colonne vertébrale là pour donner à la représentation son armature.Le chœur du Grand Théâtre dirigé par Mark Biggins, en coulisse, se montre présent, énergique, mais comme on sait, Tristan n’est pas du tout un opéra choral. C’est même tout le contraire.

Les voix

Très souvent, les distributions genevoises sont riches de prises de rôles et celle-ci ne fait point exception puisque presque toute la distribution est concernée. Si l’on compte bien en effet, seuls Elisabet Strid (Isolde) et Gwyn Hughes Jones (Tristan) ont déjà chanté ailleurs leur partie. On comprend assez bien l’intérêt pour un chanteur de rôder un rôle à Genève. D’un côté l’enjeu est moindre que dans une salle plus exposée, à Berlin, Hambourg, Munich ou même Zurich, mais surtout, la salle et la scène sont suffisamment vastes pour que les voix ne puissent mentir. En ce sens le Grand Théâtre de Genève est un lieu idéal pour se confronter à un rôle.

Et, notons-le, les problèmes de la soirée ne viennent pas des prises de rôle, plutôt flatteuses, mais plutôt du couple protagoniste et notamment du Tristan de Gwyn Hughes Jones.

Emanuel Tomljenović (le matelot), membre du jeune ensemble, à qui échoit la première réplique de l’opéra devait être un peu tendu. On l’entend à son attaque imprécise, mais très vite la voix prend plus de sûreté, elle est claire avec un joli phrasé et une belle projection.
La prestation du baryton Vladimir Kazakov (le timonier) qui intervient seulement au troisième acte, est assez claire et sûre également.
Belle prise de rôle pour Julien Henric, en Melot assez desservi par la mise en scène mais on a plaisir à entendre cette voix limpide, bien timbrée et bien projetée, avec un beau phrasé et une diction soignée. Depuis quelques années on note à chaque prestation de Julien Henric, des qualités éminentes qui devraient désormais inciter les programmateurs à lui confier des rôles plus importants. En tous cas, on a si souvent des Melot pâles et sans intérêt qu’il lui redonne ici un vrai relief.

Prise de rôle aussi pour le Kurwenal d’Audun Iversen, totalement convaincante : au premier acte il a peu à dire, mais on note immédiatement qu’il sait phraser et qu’il est à la fois expressif et à l’aise scéniquement. C’est au troisième acte qu’on a la confirmation de ses qualités, avec non seulement le phrasé et l’expressivité mais aussi la puissance et l’engagement, il dégage tout au long de l’acte une véritable émotion, donnant au texte toute sa couleur, et aussi toute sa puissance avec une voix qui sonne bien. Il s’en dégage un personnage d’une déchirante humanité. Une des vraies découvertes de la soirée.

Tareq Nazmi (König Marke)

On connaît Tareq Nazmi depuis qu’il officiait dans la troupe de la Bayerische Staatsoper et son Gurnemanz en 2023 avait vraiment séduit. Il chante donc Marke pour la première fois, avec une belle voix de basse au beau timbre chaud et au phrasé impeccable, ainsi que la diction particulièrement claire. En effet, chaque mot est sculpté, ciselé, on comprend tout le texte et le chanteur veille à en soigner les couleurs. C’est vraiment un très beau Roi Marke qui d’emblée le projette dans les Marke du futur, par un sens immédiat du texte, de la modulation, mais sachant exprimer aussi une certaine intériorité. Une prise de rôle particulièrement réussie.
Kristina Stanek est Brangäne et nous l’avions entendue en 2022 à Bâle dans Don Carlos où elle chantait une Eboli qui dominait la distribution. La voix est claire, bien projetée, énergique, au beau phrasé ; elle compose un personnage a priori moins empathique que les Brangäne habituelles, un peu plus distanciée avec sa maîtresse. C’est elle qui a remporté le succès le plus net de la soirée. Au-delà de l’excellence de l’interprète, je considère que pour Brangäne il faut peut-être une voix au timbre plus sombre, un peu moins ouverte pour trancher avec Isolde. Ainsi, les avertissements du deuxième acte, les Habet Acht, impressionnants parce qu’interprétés du deuxième balcon et donc inondant spectateurs et plateau me sont apparus perdre un peu de ce halo de mystère habituel, où ils se fondent dans la nuit profonde d’une musique à la tension impalpable. Dans la salle, cette voix claire, magnifiquement projetée m’apparaît trop sonore, trop présente. Peut-être est-ce aussi une volonté du metteur en scène de briser la « nuit sonore » à ce moment, mais l’effet, certes exceptionnel et impressionnant, m’apparaît tuer quelque chose de l’ambiance du duo et de sa fluidité dans un moment « suspendu » que les deux interventions de Brangäne renforcent plutôt que d’interrompre (qui est l’impression ici). D’ailleurs les amants n’entendent pas ces appels…

Elisabet Strid (Isolde) Gwyn Hughes Jones (Tristan)

Elisabet Strid a une belle voix de soprano spinto, mais pas forcément de soprano dramatique. Elle m’avait enthousiasmé en 2019 dans Sieglinde à Göteborg et Sieglinde n’est pas Isolde sauf pour une Waltraud Meier qui a chanté les deux rôles (et avec quelles vibrations!). Elle sait chanter, elle sait aussi transmettre car son chant a une vraie présence, avec de très beaux moments notamment au dernier acte, où elle réussit à transcender le rôle sans doute plus que précédemment. Il reste que certains aigus sont moins tenus qu’attendu, le souffle est un tantinet court, et la voix n’a pas l’assise large qu’on attend. Ce n’est pas une voix charnue, mais c’est une voix tendue, qui sait interpréter parce que la chanteuse est engagée et qu’elle essaie malgré la direction d’acteur indigente et des costumes qui ne l’avantagent jamais d’imposer le personnage ; mais on sent à ses gestes que beaucoup tiennent plus à son initiative qu’à une quelconque injonction scénique. Enfin, la diction laisse un peu à désirer et le texte n’est pas toujours très bien distillé, ce qui est délétère à l’opéra et particulièrement dans Tristan und Isolde.
Alors, certes, la prestation est très honorable, et la personnalité s’impose, mais Isolde n’est pas son rôle, pour mon goût.

Gwyn Hughes Jones (Tristan) Elisabet Strid (Isolde)

Enfin le Tristan du ténor gallois Gwyn Hughes Jones est le moins convaincant de toute la distribution, non que la voix fasse défaut, mais c’est tout le reste qui manque, tout ce qui fait musique, tout ce qui fait Wagner, tout ce qui donne sens à une interprétation. Le texte est ici débité sans aucun accent, sans expression (il est vrai là encore que la mise en scène n’aide pas et qu’en outre il n’a pas de dons d’acteur particulièrement développés), sans aucun souci du phrasé : quand il chante face à Audun iversen (Kurwenal), la différence en termes d’expressivité, de style, de couleur en est gênante. Alors certes, le troisième acte où il est un peu plus mis en scène, est peut-être un peu moins problématique au niveau de l’expression, mais cela reste bien en deçà de ce qu’on doit attendre. À tout cela s’ajoutent quelques engorgements et problèmes d’intonation qui aboutissent à un Tristan à oublier.

On peut comprendre que la période n’est pas riche en Isolde(s), puisque les grandes sont atteintes par la limite d’âge et que celle qui règne actuellement Camilla Nylund, ne peut chanter partout, en attendant (qui sait ?) une Lise Davidsen qui préfère (à tort) le chant italien.

C’est encore pire pour les Tristan, il n’en reste plus qu’un sur la scène internationale, Andreas Schager (avec Stuart Skelton et Clay Hilley peut-être ?) depuis la disparition de Stephen Gould, et il s’épuise comme on l’a entendu à Bayreuth, puis quelques autres comme Vincent Wolfsteiner ou un Michael Weinius qu’on entend çà et là. Régulièrement en cette période où les directeurs artistiques vrais connaisseurs du chant sont aux abonnés absents, les agences au pouvoir nous sortent des soi-disant nouveaux Windgassen, Heldentenors notamment souvent anglo-saxons qui passent comme étoiles filantes. Gwyn Hughes Jones connaît le rôle pour l’avoir chanté une fois et je crois qu’il sévira dans quelques mois ailleurs, mais pour l’avoir entendu à Bastille dans Calaf, il n’était pas plus convaincant dans Puccini et je frémis en pensant qu’il chante Manrico… Rappelons pour notre douleur que sur cette scène et dans ce rôle ont jadis chanté Max Lorenz ou Wolfgang Windgassen (on rêve), mais un Clifton Forbis qui était Tristan il y a vingt ans ou aussi bien un Spas Wenkoff (entendu à Bayreuth dans le rôle) en 1985 étaient loin d‘être déshonorants.
C’est un choix inexplicable.

Alors au total, ce deuxième Wagner de l’ère Cahn est scéniquement nettement inférieur au premier mais bénéficie musicalement de la direction soignée, solide et particulièrement approfondie de Marc Albrecht, qu’on aurait aimé entendre plus souvent à Genève. Ceci équilibre cela.
Si l’on ajoute cependant au tableau une distribution lourdement grevée par la présence d’un Tristan qui est loin de ce que l’on doit attendre d’un théâtre qui a tout de même une solide tradition wagnérienne, ça nous donne une ouverture de saison plutôt grise et oubliable, hélas.

[1] Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Spleen et idéal, Spleen, LXXVIII

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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4 Commentaires

  1. Brève observation sur les titulaires actuels du rôle de Tristan : Stuart Skelton le chante encore de façon convaincante.
    Je note,pour m’en réjouir que vous ne mentionnez pas Kaufmann,ni Vogt ou Spyres dont on peut craindre qu’ils le chanteront un jour.

    • Kaufmann l'a déjà chanté. Vogt et Spyres peut-être un jour. c'est le seul rôle que Vogt n'a pas encore abordé dans les grands ténors wagnériens. Quant Skelton, c'est effectivement un oubli que je vais corriger. Merci.

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