Comment se dépêtrer de Carmen ? Comment éviter et les redites (Carmen est l’opéra le plus représenté au monde), et l’Espagne de pacotille, et l’œuvre solaire et méditerranéenne, c’est-à-dire tous les lieux communs possibles qui ont tous été labourés par les metteurs en scène du monde ? Inutile de produire Carmen à Aix pour en faire la copie d’une production d’Orange.
Il fallait donc aller ailleurs, et c’est le défi(?) que Dimitri Tcherniakov a relevé, en proposant un travail complètement non au sud, mais à l’ouest. A l’ouest parce qu’il a effectué une totale déviation d’un livret dont il retient toute la musique, mais dont il évacue les dialogues parlés originaux (ce n’est pas de la grande littérature et ce n’est pas un grand pêché, vu les aventures de l’œuvre entre dialogues et récitatifs) pour installer ses propres dialogues, en décalage total avec l’original. On oscillera donc entre la musique de Bizet et les textes réécrits par Tcherniakov dans les décors de Tcherniakov, les costumes de Tcherniakov et d’Elena Zaytseva, un décor de hall d’hôtel ou de clinique chic d’une marbre glacial et très impersonnel avec des fauteuils et canapés de cuir noir, une galerie supérieure masquée par des fenêtres et stores vénitiens, une ambiance neutre qui va être le cadre de l’ensemble de la soirée.
Tout commence par un dialogue entre un couple à problèmes, dont le mari semble le problème, ennui, désintérêt, impuissance (?) et l’administrateur d’une clinique. Ce dernier (Pierre Grammont insupportable et donc excellent) qui va signifier qu’après étude attentive du cas du mari, la solution est dans un travail sur Carmen de Bizet, selon un procédé révolutionnaire (évidemment) : en fait le mari va être inséré dans la trame de Carmen, jeu de rôle où chacun va avoir un badge avec son nom de personnage, mais où tous les participants sauf le mari jouent les personnages de l’opéra. Au mari, on va donner le rôle de Don José, parce que sans doute le problème de Carmen, c’est Don José. Après avoir signé les décharges d’usage et remis ses effets personnels (comme en prison), il est laissé seul et sursaute : la musique commence.
Va se dérouler alors Carmen, avec un Don José un peu zombie, amusé de cette sorte de mascarade : tout ce début est particulièrement ironique, on entend des rires dans le public : Tcherniakov joue habilement de et sur Carmen : le fameux chœur des enfants (Avec la garde montante) en est l’emblème : ce sont les adultes qui miment les enfants, marchant au pas etc..pendant que les enfants chantent en fosse.
La thématique est simple : le mari qui figure Don José va peu à peu se prendre au jeu et vivre jusqu’au paroxysme l’aventure du personnage, complètement dépendant d’une Carmen étrangère au problème puisque stipendiée pour jouer Carmen. Justement cette jeune femme qui "fait" Carmen, qui oublie son texte (la habanera) qui s’amuse, va comprendre peu à peu que le mari est pris au piège et qu’il vit son histoire de manière de plus en plus dramatique : elle va essayer de faire arrêter le jeu. C’est ce qui se passe à la fin de l’acte II où l’administrateur signifie au mari qu’il est guéri (il est temps, il vient de se jeter sauvagement sur celui qui "fait" Zuniga). Mais ce Don José d’occasion ne l’entend pas de cette oreille et veut continuer le jeu, d’où un troisième et quatrième acte beaucoup plus tendus, où ce Don José devient effectivement le Don José ravagé par la possession et la jalousie et descend aux Enfers. D'ailleurs plus personne n'a de badge, Don José n'est plus dans le jeu de rôle, mais dans le rôle.
Dans cette configuration, l’épouse plus ou moins inquiète au début veut participer et prend dès le départ Micaela, elle va devenir la femme délaissée qui assiste impuissante à la déchéance et à la chute du mari. Micaela de promise devient la délaissée, avec la même désespérance, avec la même énergie du désespoir, et avec la même impuissance.
Tout est jeu dans cette Carmen et tout est second degré : l’aventure d’un mari fragile pris ou piège de la séduction, sauf que cette séduction est comédie, que les deux seuls êtres vrais sont Micaela/l’épouse et Don José et que Carmen n’est plus le centre de l’histoire puisqu’elle devient l’objet transitionnel de Don José, et la victime de sa trop efficace incarnation : dans le jeu de rôles lyrique qu’est cette opération thérapeutique, Carmen est trop bonne actrice et devient elle aussi une victime prise au piège d’un Don José malade d’amour.
Ainsi donc tout est détourné, les rôles traditionnels, les personnages dans le drame, et l’histoire même, tordue et retordue, jusqu’à ce quatrième acte qui revient sur le premier, faisant revivre à Don José son histoire avec un double, une excellente idée, (troisième degré de théâtre dans le théâtre dans le théâtre), manière de montrer que la thérapie est vertigineuse, une sorte de cercle diabolique qui perd complètement le personnage au point qu’il finit par poignarder sauvagement Carmen, puis s’écrouler (prodigieux acteur que Michael Fabiano), mais Carmen épuisée se relève aidée par des comparses (le couteau lancé à Don José par Carmen était un couteau de théâtre dans le théâtre) et que Don José n’est pas près visiblement de s’en remettre, sorte de Christ sans croix entouré de sa femme et de Carmen, qui essaient de le soutenir. C’était « eine Farce und weiter nichts »((Une farce et rien de plus)) comme au troisième acte du Rosenkavalier.
On a donc une opération de théâtre dans le théâtre où tout est jeu, sauf l’enjeu. Jeu sur l’œuvre qui semble au départ défigurée, mais qui garde sa force dramatique, encore plus marquée peut-être, le mari devenant une sorte d’Otello fou de douleur. Le couple initial se perd et finit par vivre un drame au lieu d’une thérapie : un traitement de choc qui conduit à la destruction.
Fallait-il en arriver là ? C’est toute la question. On n’y trouve pas une lecture de Carmen, mais une sorte de méditation-prétexte sur Carmen car c’est le personnage de Carmen qui perd le plus dans l’histoire, devenue une actrice prise à son propre jeu, et une victime à son tour : la fière andalouse, la sensuelle gitane, c’est fini, la Carmen de Tcherniakov sera tout au plus une excellente animatrice. Ce qui a intéressé le metteur en scène, c’est le personnage de Don José et accessoirement de Micaela, ce qui est évidemment plus neuf.
On sort de l’histoire de Carmen au premier degré pour en proposer une au second degré voire au troisième, soulignant les clichés, se distanciant à l’extrême de la tradition, faisant rire, faisant sourire, mais devenant aussi à un moment tout à fait effrayant, là où le jeu de rôle devient jeu de vie et où il est difficile de distinguer jeu et réalité, fiction et fiction/vérité dans la fiction en suivant parfaitement le crescendo dramatique du livret original. Il y a là une vraie mise en scène, très virtuose puisque tout se passe dans cet insupportable salon, qui devient aussi étouffant pour le spectateur que pour les personnages et le propos ne manque pas d’intelligence, notamment quand il nous fait sentir que la musique est au départ accessoire au drame, comme un karaoké thérapeutique particulièrement réussi, mais elle devient à la fin presque seule en scène, un stimulus qui rend encore plus âpre la situation de Don José effaçant tout jeu fictionnel, au point que le spectateur y croit directement. Mais il ne faut jamais y croire…Tout cela est très bien fait, cohérent, logique, impeccablement en place…et pourtant…
Pourtant qu’en restera-t-il au bout du compte ? Je crains qu’au-delà du moment théâtral, on ne garde de cette Carmen que l’exercice de style virtuose, un peu mode aussi, un peu factice aussi parce que Tcherniakov a déjà travaillé dans ce sens pour Don Giovanni (à Aix) ou pour Le Trouvère à La Monnaie. C’est un très beau travail de festival, une jolie « proposition » qui pour moi en restera-là parce qu’elle ne nous dit rien de plus au fond sur l’œuvre, une de ces œuvres gigognes inépuisables. On n'est pas au niveau du choc Parsifal (Berlin) ou de la Fille de Neige de Paris, ou de Lady Macbeth de Mzensk à Lyon, productions fortes et justes qui nous révèlent quelque chose de vraiment fondamental sur les oeuvres et sur nous-mêmes. Ici on amuse un peu la galerie qui ne demande que ça.
Musicalement, la représentation fonctionne grâce à une distribution de très bon niveau global, car si la scène est une fiction dans la fiction, la musique finit par éclater dans sa vérité et sa crudité : Carmen chante en s’amusant au départ une habanera distanciée, mais il reste dans ce moment la légèreté, vraie aussi bien dans le livret original que dans cette version détournée. De même les remparts de Séville ou la Séguedille voire Les tringles des sistres tintaient, toujours en situation.
Stéphanie d’Oustrac campe une Carmen en tous points exceptionnelle, par la voix, puissante, juste, très colorée, magnifiquement posée et projetée, avec une personnalité scénique notable, qui n’a rien de la bohémienne évidemment, mais montrant du personnage une fragilité qu’on ne lui connaît pas habituellement. Débarrassée des oripeaux ibériques, débarrassée de la centralité du rôle puisqu’elle est ici une sorte d’objet de fixation pour Don José presque toujours en scène, d’objet manipulé par la direction de la clinique : elle gagne en humanité ce qu’elle perd en caricature. Magnifique.
Elsa Dreisig, nouvelle star du chant français a la clarté, l’intensité, l’étendue et l’expression, et elle joue parfaitement son rôle de femme d’abord un peu superficielle qui découvre peu à peu l’étendue du désastre et se retrouve abandonnée comprenant en quelque sorte que c’est la relation du couple qui fait problème et non le mari…mais on avait compris dès le départ…La voix est claire, limpide, sans failles. Il manque peut-être dans ce chant franc et frais une couleur un peu plus voilée, la couleur du drame : elle n’a pas encore le drame dans la voix, comme une Freni savait si bien faire justement dans Micaela. Mais c’est aussi peut-être la conséquence de cette mise en scène.
L’Escamillo de Michael Todd Simpson est le maillon faible d’un cast particulièrement bien choisi. Il joue le personnage, mais n’en a pas la voix, avec des aigus serrés ou absents, un manque cruel de projection et une diction hasardeuse. Une erreur de distribution.
Michael Fabiano est un Don José extraordinaire de vérité, tant au départ, avec son air un peu ahuri de ce qui lui arrive qu’à mesure qu’il tombe dans le piège et que la voix prend des accents puissants, intenses tout en restant parfaitement contrôlée. Bien sûr La fleur que tu m’avais jetée est parfaitement maîtrisé, jusqu’à l’aigu pris en note filée (comme Kaufmann). La voix est d’ailleurs large, avec une diction parfaite, comme souvent les américains, et un très beau timbre solaire. Mais ce qui frappe surtout, c’est l’interprétation, souvent déchirante, tellement engagée qu’elle tétanise le public à la fin et un art accompli d’utiliser le chant avec une science consommée de la couleur au service de l’expression. Un des meilleurs Don José aujourd’hui, certainement, et ce ténor encore jeune a de l’avenir.
Mais les rôles secondaires sont très bien tenus aussi, à commencer par l’excellent Moralès de Pierre Doyen mais aussi la Mercedes de Virginie Verrez et la Frasquita de Gabrielle Philiponet, très vives, avec des voix jeunes et claires, bien projetées. A noter aussi le Dancaïre de Guillaume Andrieux.
Belle prestation également du chœur Aedes, y compris scéniquement dans une mise en scène qui demande pas mal de mouvement et de sveltesse aux ensembles, sans oublier la maîtrise des Bouches du Rhône, bien présente vocalement même si absente de la scène.
Enfin l’orchestre de Paris sous la direction de Pablo Heras-Casado a été à la hauteur des attentes, sans aucune scorie, avec un beau son, et des bois notables, ainsi qu’un beau travail sur les volumes. Pablo Heras-Casado mène ce petit monde avec énergie, en suivant le tempo de la mise en scène, ce qui occasionne quelques surprises de longs silences et des moments plus contrastés, mais dans l’ensemble une belle ligne et une vraie présence. Il y manque cependant un peu de pathos, malgré une approche sensible. L’ensemble de la fosse sonne (magnifique ouverture) et rend justice à Bizet, mais j’attendais encore plus de ce chef dont on parle beaucoup et partout.
Merci pour cette analyse comme toujours pénétrante.… Cependant, comme auditrice lambda je me permettrai de dire que cette production me laisse une impression très désagréable, à cause de la démarche qui la sous-tend. Tcherniakov n'aime pas Carmen, c'est son droit. En conséquence il s'en moque et amène le public à regarder tout autre chose. C'est encore son droit. Mais est ce toujours son droit de continuer à prétendre qu'il s'agit de "Carmen"? IL me semble que le rôle du metteur en scène, comme celui des chanteurs d'ailleurs, est d'être un interprète. Les mises en scène de Katie Mitchell sont à mon avis un bon exemple d'une démarche novatrice et également intelligente. Là ou le bât blesse (toujours à mon humble avis) est que le travail de Tcherniakov sur Carmen suinte le mépris. Mépris de l'oeuvre originale (découpée en morceaux) comme de ceux qui l'aiment telle quelle (à Orange…). Cependant ce mépris est intéressé, car on profite de l'aura de l'oeuvre et de celle des chanteurs pour faire venir un public aisé et supposément assez "intelligent" pour le second degré. Il serait plus honnête d'intituler le spectacle : Don José, de Tcherniakov, d'après Carmen de Bizet. "Comment se dépêtrer de Carmen?" S'en dépêtrer ? Mais qui ou quoi oblige quiconque à la mettre en scène ?