Rusalka est cette ondine invisible aux yeux des humains et qui nage dans les eaux sombres dans lesquelles certains d'entre eux viennent se mirer imprudemment. Le jeune prince ignore en se penchant un jour au-dessus de l'eau, qu'il va provoquer un bouleversement dans le cœur de la jeune ondine. La suite est inéluctable : tombée amoureuse, elle désobéit à Vodnik, le maître du royaume du lac, et lui annonce qu'elle veut devenir humaine. L'intervention de la sorcière Ježibaba permet d'établir un marché : pour obtenir satisfaction, elle devra perdre l'usage de la parole. Ainsi privée de mots et en quelque sorte, muette comme une carpe, elle assistera sans pouvoir réagir à la séduction de la princesse étrangère qui finit par convaincre le prince de se détourner de cet étrange beauté aquatique. Il faudra alors toute la force de résolution et tout l'amour de Rusalka pour convaincre le Prince à une grande scène d'expiation et de déclaration amoureuse.
Nicola Raab aime le noir – un noir velouté et abyssal qui plonge la scène dans une nuit continue et qui rendra plus éclatant encore, le contraste avec le blanc agressif au second acte. Le décor évite soigneusement les lignes droites au profit d'une ligne et d'un horizon dessinés de biais. Comme parfois chez Willy Decker, cette abstraction désigne la course fatale qui fait littéralement pencher et incliner le destin des hommes vers leur destin. Nicola Raanb met en place un double dispositif qui sert de support illustratif au double destin qui fait évoluer le prince et Rusalka – d'abord séparément, puisque chacun dispose d'un acte entier, puis tous les deux réunis dans le dernier acte. Les projections vidéo de Martin Andersson montrent d'une part des éléments naturels liés à la thématique de l'eau et d'autre part, à la rencontre amoureuse et la difficulté de vivre ensemble. Les images sont filmées en noir et blanc, avec une maestria et un soin exceptionnel dans la manière de varier les angles. Là où la célèbre et inusable mise en scène de Robert Carsen imposait à l'envi un univers géométrique, composé de reflets, de symétries et d'effets miroir, l'approche de Nicola Raab privilégie le jeu des allusions, la confrontation d'éléments oniriques.
Ainsi, ces vagues filmées à la verticale au moment où elles viennent se briser sur le rivage en dessinant au ralenti une onde horizontale d'un bord à l'autre du cadre de scène ; ou bien encore ces gros plans de rochers humides en très haute définition, avec des effets croisés de flou et de net. Ce décor mental inscrit les personnages dans des codes poétiques, comme une sorte de métonymie mobile dans laquelle on passe d'un univers à l'autre au gré d'une fluctuation ou d'une confusion des sentiments.
De ce point de vue-là, le premier et le dernier actes sont une parfaite réussites ; seul le second, où se déroule ce huis-clos chez le Prince, avec une Rusalka impuissante et muette dans ce "monde civilisé", reste en-deçà du rythme et de la séduction qu'on éprouve dans les deux autres. L'image en boucle de cette vague filmée à rebours et qui échoue à se fracasser vraiment, marque l'échec de la jeune ondine, incapable d'agir au moment où la princesse étrangère séduit le Prince. Cette présence de l'élément aquatique pourrait laisser penser à une menace contenue dans le cadre de l'immense fenêtre, à la fois la présence de Vodnik et l'illustration de la mort qui plane au-dessus de Rusalka.
L'acte III retourne aux abysses, cette fois-ci sans réellement d'angles ni de lignes – avec juste une porte qui se découpe en fond de scène et qui laisse entrer la lumière. Le Voyage intérieur de Rusalka et du Prince suit deux lignes parallèles, dont on pourrait croire qu'elles vont finir par se rejoindre mais Rusalka disparaît par cette porte dérobée, laissant le Prince effondré sur le proscenium, agonisant dans une mare de sang et livré au remords.
La thématique de la nature que l'on fuit (Rusalka) et la nature dans laquelle on veut plonger (le Prince) aboutit à ce résultat aussi déroutant que lamentable dans la mesure où la notion de couple semble impossible et se réduit à un échec. Cet échec laisse entrevoir également la possibilité d'une violence irrépressible, comme on le voit dans ces images polarisées où un baiser se transforme en tentative de viol, tandis qu'une très symbolique lame de couteau vient s'interposer pour mettre fin à la scène. Inutile dès lors de chercher une linéarité ou une logique narrative et symbolique dans cet écrin d'images et de vidéos. Nicola Raab réussit à créer de toutes pièces un univers de références puissantes et mobiles, dont la giration même emporte le spectateur dans une forme de prosodie onirique et imagière. Ježibaba en Hécate en robe victorienne (noire), le Vodnik paternel en pardessus et chapeau mou… c'est un lien familial visiblement très oppressif qui entoure la jeune Rusalka. L'idée de doubler les scènes chantées par une scène jouée permet d'introduire une petite fille en double enfantin de Rusalka. Cette ombre portée de l'enfant et de la jeune femme dessine en creux l'entrée de Rusalka dans l'âge adulte.
Ce rite d'initiation passe par ce verre d'eau qu'elle boit durant l'ouverture, et qui provoque une série de tremblement et cette permutation inversée de la créature devenant un humain. Le couteau sanguinolent du marmiton, la canne à pêche du garde forestier… tout invite à montrer la cruauté des humains à l'égard d'une nature dont ils ne perçoivent rien d'autre qu'une opportunité de se nourrir. Les poissons dont on tranche la tête évoquent la souffrance de la jeune ondine à qui la vie chez les humains ne réserve que souffrances et malheurs. Le couple lui-même est montré sous un jour sans complaisance, pris dans les rets d'un monde contemporain, très éloigné des perspectives du conte de fées. La rupture entraîne l'irréparable, la lame qui sectionne les veines, l'amour-passion qui se change en traumatisme. Les masques tombent et il va falloir faire vivre cet amour qui perce la nymphe de part en part, à l'image de cette pluie de flèches qui s'abat sur le plateau au moment de la rencontre et de l'allusion à la blanche biche. Le Prince porte le corps blessé de Rusalka – allusion discrète à quelque martyre sagittal ou au désespoir des chevaliers découvrant le cygne mortellement blessé par l'innocent Parsifal. La violence du désir croise ici le traumatisme des sentiments et préfigure la mort du Prince, agonisant dans les bras de celle qui avait été sa victime.
Le rôle-titre semble – hélas – hors de portée de la jeune soprano sud-africaine Pumeza Matshikiza. La projection perpétuellement engorgée se heurte à un registre aigu précautionneux et trémulant. Le timbre peine à s'épanouir librement, si bien qu'on redoute la rupture à chaque instant. Bryan Register n'a aucun mal à imposer son instrument de ténor héroïque. Serait-ce une raison pour baisser la garde et livrer certains aigus bruts de décoffrage ? Son interprétation manque parfois de nuances et de soin, ce qui donne au personnage un profil volontiers brutal et dévorant. Déception en revanche pour le Vodnik d'Attila Jun, dont le timbre sombre se plie mal à l'écriture du rôle. L'émission est relativement rêche et peu gracieuse, avec des aigus toujours tirés. Moins sollicitée, la Ježibaba de Patricia Bardon laisse pourtant entendre des limites vocales qui ébranlent la ligne générale. Rebecca von Lipinski est une Princesse étrangère très autoritaire, à la limite de la maltraitance dans le jeu aussi bien que dans la projection. Tandis que Jacob Scharfman use de sa grosse voix en Garde-chasse et Chasseur, Claire Péron n'a que quelques répliques pour faire entendre son élégant Marmiton. Fort heureusement, le très homogène trio des Esprits de la forêt apportera un charme et une ductilité qui font plaisir à entendre. Issues de l’Opéra Studio de l’Opéra National du Rhin, les trois voix (Agnieszka Slawinska, Julie Goussot et Eugénie Joneau) laissent augurer de belles choses dans l'avenir.
Antony Hermus n'y va pas par quatre chemins pour mener l’Orchestre philharmonique de Strasbourg contre vents et marées dans un Dvořák dont il souligne la véhémence et les rythmes heurtés. L'orchestre couvre régulièrement le plateau, multipliant les angles vifs et les éclairages très contrastés. Cette approche surligne la portée et le pessimisme de la mise en scène, offrant aux interventions vocales un décor instrumental où le bistre côtoie la lumière.