Une mise en scène indigente
Dans le silence et la douce chaleur d’un soir d’été aixois, tout commence par trois coups de gong dramatiques, ça pourrait annoncer Turandot, mais ça annonce Butterfly, toujours du Puccini, le Puccini exotique si soucieux de vérité dramatique et de réalité pittoresque, si pittoresque qu’il appelle son opéra « tragedia giapponese ». On le sait, Puccini était très soucieux d’exactitude, de couleur locale, même s’il n’a jamais visIté le Japon. Il s’était informé avec précision et comme toujours ne laissait rien au hasard.
Andrea Breth et son scénographe Raimund Orfeo Voigt non plus puisqu’aussitôt après le gong apparaissent des figures de Geishas
glissant sur un tapis roulant qui fait le tour du plateau, tel un tapis de sushis des bars à sushis spécialisés, comme pour nous dire « Tu veux du Japon ? Attrapes-en au passage ! ». Malheureusement pour moi, cette idée de tapis à sushis ne me quittera plus, méditant sur la capacité de Madame Breth à pousser jusqu’à ses plus étranges retranchements la distanciation brechtienne.
Le premier problème de ce travail c’est sa vacuité, et le second, c’est sa lisibilité un peu obstruée, c’est-à-dire sa relative (in)capacité à être vu du spectateur, puisque le plateau est divisé en deux : à l’extérieur le tapis roulant à sushis où défileront les figures, fixes, évocatrices d’un Japon de représentations picturales comme ces grues en vol à la Hokusai ou HIroshige portées par des marionnettistes , un porteur de navire en miniature figurant le croiseur Abraham Lincoln, les Geishas dont il était question et quelques autres. Au deuxième plan, au centre, comme dans une cage, l’espace de jeu, un ou deux fauteuils, deux paravents jaunes, un lit-futon au troisième acte, bref l’essentiel du kit à la japonaise. Mais cet espace est quelquefois barré au spectateur selon sa place par des barres verticales qui empêchent quelquefois de voir l’arrière-plan.
En étant méchant, on dirait : c’est tout.
On comprend la volonté d’Andrea Breth d’essentialiser ce Japon-là, de concentrer l’action autour du personnage de Cio-Cio-San, d’où au premier acte la disparition du chœur, qu’on ne voit jamais, et d’une assistance réduite à une famille de Cio-Cio-San masquée et fixe comme des poupées de porcelaine, un peu à la manière du Kabuki. Si encore c’était utilisé dans la mise en scène, on pourrait comprendre. Ce serait alors une projection d’images que nous avons du Japon, comme les américains pourraient être des projections d’images que les japonais pouvaient avoir de ces yankees-voyageurs, puisque Madama Butterfly n’est qu’une histoire d’images croisées des uns et des autres à la focale mal calculée.
Le seul personnage vraiment « calculé », et vraiment juste, c’est celui de Suzuki, toujours présente, toujours dans l’ombre, toujours fixe, toujours raide du genre « sait tout, voit tout, mais n’en dit mot » qui gère la logistique minimaliste et apporte le thé, y compris à Kate Pinkerton pendant que Butterfly va se faire Hara Kiri. C’est la seule vision juste, comme un chœur antique muet et affligé où Mihoko Fujimura avec sa raideur et sa discrétion, sans l’ombre d’un mouvement, ne cesse de fasciner, dans son coin. Privilège des grandes qui par leur seule présence remplissent la scène.
Le travail de direction d’acteurs est minimaliste, d’une part parce qu’Ermonela Jaho porte tellement le rôle qu’elle se dirige par son chant, et d’autre part parce que Pinkerton n’est simplement pas traité, laissé en friche, alors que le personnage peut intéresser un metteur en scène tandis que Sharpless est le même Sharpless de toutes les mises en scène de Butterfly depuis 1904, tout comme le Goro « définitif » de Carlo Bosi, laissé à une interprétation (référentielle ) qu’il offre depuis des années.
Enfin dernier détail cryptique qui a laissé les amateurs de recherches intellectuelloïdes dans les abîmes de perplexité les plus sombres, la présence d’un bébé de Butterfly au troisième acte qui est une poupée de cellulose. Rêve de Butterfly ? vrai-faux bébé ? Bébé fantasme ? Enfin un vrai problème de mise en scène qui nous occupait et faisait passer notre âme interrogatrice au Robot Moulinex. Il semble que cette solution cryptique et mystérieuse réponde à une exigence bien plus prosaïque : plus d’enfants en scène après 22h…
Le vide, en somme.
Alors on se prend à rêver, de la Butterfly du MET, signée Anthony Minghella, actuellement une vraie référence en la matière, ou celle, plus lointaine, de la Scala, vue à Paris, signée du regretté Jorge Lavelli qui reste pour moi la plus belle mise en scène de Butterfly de ma vie, avec notamment l’arrivée de Butterfly dans un panier d’osier avec un ruban rose au premier acte ou le coro a bocca chiusa de la fin du deuxième acte
et son image des lumières de Nagasaki, inoubliable, et au troisième le suicide où l’enfant tient un drap rouge sang dans laquelle elle s’enroule… Qui nous rendra de telles images ?
À cette misère scénique sans intérêt ne correspond pas, loin de là, une misère musicale. Cette production ne tient que par ses aspects musicaux avec trois atouts essentiels, Ermonela Jaho, Mihoko Fujimura et bien sûr Daniele Rustioni.
Magnifique Daniele Rustioni
C’est d’abord par la direction musicale que tient l’essentiel de la représentation. Daniele Rustioni dont c’est je crois la huitième Butterfly connaît parfaitement l’œuvre et en sait la complexité.
D’abord il accompagne et soutient les voix de manière attentive, notamment Ermonela Jaho dont la voix bien posée n’a pas un volume énorme. Sa direction tendue, nerveuse, reste parfaitement lisible et limpide, laissant entendre tous les détails de la partition et sa richesse, sans jamais en atténuer les aspérités, ni la noyer dans les mélismes. En aucun cas Rustioni ne propose un Puccini sirupeux, mais au contraire contrasté, vif, tout en n’abandonnant rien des aspects lyriques, mais sans jamais confondre lyrisme et miel. C’est une direction dont la pulsion est évidente, avec une respiration quelquefois haletante, quelquefois un peu plus alanguie. Rustioni sait parfaitement jouer de l’orchestre comme sur un clavier, avec ses respirations, ses ruptures, mettant aussi en valeur des détails d’instrumentation très pointus. Puccini est un maître de la mélodie, mais si la mélodie affleure, elle est toujours la partie émergée d’un iceberg dont la partie immergée est particulièrement riche et détaillée et souvent peu fouillée. Rustioni fouille toute cette partie immergée, remettant en perspective l’ensemble de l’œuvre et lui donnant une densité qu’on perçoit rarement. Densité et diversité sont en même temps mises en valeur et permettent d’entendre quelquefois un son plein de relief, hautement symphonique, et à d’autres moments une ligne presque essentialiste, réduite à quelques instruments, sans fioritures et presque ascétique. Il réussit quelquefois à faire entendre un Puccini minimaliste qui ne laisse pas de surprendre, tant on est accoutumé à un Puccini plus gras, plus épais et souvent réduit à sa mélodie.
C’’est cette profondeur de lecture qui fait tout l’intérêt et l’originalité de son travail, qui fait entendre un Puccini inhabituel, plus fouillé, plus divers, quelquefois à la limite de l’atonalité, qui est parfaitement attentif à la couleur, sous toutes ses formes et ses expressions. Jamais Rustioni n’esquive le drame, jamais il ne relâche la tension : sa direction est intense dans la mesure où tout est au service du théâtre, y compris les jeux subtils sur les volumes, dans une acoustique toujours assez sèche et ingrate du théâtre de l’Archevêché. Jamais il ne se relâche, jamais il ne s’abandonne et toujours il soutient l’ambiance dramatique de l’ensemble. C’est net dans le duo d’amour du premier acte, par exemple dans la manière dont après un moment aux échos assez dramatiques Rustioni accompagne E dite cose che mai non intesi et surtout Or son contenta avec des notes tenues et subtiles aux bois, comme un apaisement rassurant de l’orchestre avant la transition au violon qui soutient Vogliatemi bene , et puis aussi dans la merveilleuse transition entre deuxième et troisième acte où il y a comme une sorte de sourde tension même dans le coro a bocca chiusa que les premières mesures du troisième acte pour ainsi dire justifient. Ce que je trouve particulièrement intelligent, c’est qu’il refuse toujours l’abandon, comme pour faire entendre un doute : le duo d’amour du premier acte, qui est duo d’abandon n’est jamais un abandon total et garde un reste de retenue, comme pour nous dire que quelque chose n’est pas tout à fait clair. Car le duo de Butterfly à la fin du premier acte n’est pas du tout le duo de Bohème, et Rustioni le fait subtilement ressentir. Grande direction musicale qui confirme que Daniele Rustioni est l’un des chefs qui comptent dans ce répertoire, comme on l’avait déjà perçu dans sa somptueuse Fanciulla ce printemps à Lyon.
Des voix au rendez-vous, et un ténor improbable
Cette direction demande évidemment des chanteurs qui sachent y répondre en écho, et respecter tous les équilibres, souvent délicats, et les raffinements d’une musique qui n’en manque pas. Dans cette distribution il faut saluer évidemment les petits rôles, les comprimari, comme la Kate Pinkerton assez affirmée d’Albane Carrère, mais aussi le Yamadori de Kristofer Lundin ou le Zio Bonzo assez marqué de Inho Jeong.
On ne présente plus Carlo Bosi l’un des plus remarquables seconds rôles de répertoire, toujours impayable dans ce Goro expressif, ironique, sarcastique, jouant de sa voix assez nasale pour faire ressortir le personnage et surtout faisant entendre le texte avec une netteté incroyable et jouant toujours sur la couleur.
Lionel Lhote qu’on a toujours plaisir à entendre, est un Sharpless expressif, à la voix ronde, marquée, jamais agressive, assez raffinée et stylée, faisant bien ressentir la gêne du personnage et sa délicatesse (lecture très sentie de la lettre du deuxième acte) puis enfin son humanité au troisième acte. Malheureusement, la mise en scène n’en fait rien.
Mihoko Fujimura est dans la tradition des Suzuki à profil, qui marquent par leur présence et qui attirent le regard, sans cesse. Sa fixité de personnage presque muet dans le premier acte est impressionnante. La voix garde une vraie couleur dramatique et sombre. Même si celle qui fut une Kundry et surtout une Brangäne exceptionnelle n’a plus les moyens d’antan, elle reste un formidable personnage tragique, qu’elle impose avec une force notable et presque sauvage et en maintenant toujours néanmoins délicatesse et vraie fragilité. Bouleversante d’humanité.
Alors qu’il y a des jeunes ténors italiens d’aujourd’hui comme Matteo Lippi qui pourraient chanter un Pinkerton efficace et intelligent, on a été cherché Adam Smith, une sorte de succédané de Jonathan Tetelman avec une belle voix braillarde et présentant bien physiquement, mais dont la mise en scène ne fait strictement rien là non plus. Il reste donc le chant, piteux. Adam Smith est incapable d’écouter sa partenaire dans le duo du premier acte, incapable de subtilité, sautant habilement quelques aigus et n’évitant pas quelques fautes de chant, mais abusant de beaucoup de fautes de goût. Un exemple de chant indélicat, impersonnel, inutilement démonstratif parce qu’il n’y rien à démontrer et qui aurait intérêt à se replonger dans le rôle et dans le texte.
Ce qui est désolant c’est d’entendre ce chant complètement hors de propos, presque autiste ne tenant compte ni des situations ni de la partenaire, ni des équilibres à respecter, ignorant les mezzavoci, et le sens du mot subtilité. Si la metteuse en scène avait su écouter ce chant, elle aurait pu s’en servir pour construire autour un vrai personnage, mais elle était aux abonnés absents.
Et puis il y a Ermonela Jaho, maîtresse ès Puccini. D’abord, comme toutes les grandes, elle chante avec une vraie clarté et on comprend tout de ce qu’elle chante : la clarté du texte est la qualité communément partagée de la plupart des grandes. Ensuite, malgré l’acoustique ingrate et une voix qui n’est pas si volumineuse, elle sait poser la voix et la projeter si bien qu’elle n’est jamais couverte : on se souvient de sa Marguerite à Bastille, immense vaisseau, parfaitement audible et magnifiquement projetée, aussi bien que de sa fabuleuse Suor Angelica munichoise, inoubliable. Jaho ne chante pas, elle n’interprète pas, elle est de celles qui sont, qui incarnent d’emblée, et donc elle bouleverse d’emblée. Ce chant ne vient ni de la tête ni des cordes vocales, il vient des tripes, il vient du plus profond de l’intérieur de soi : il faut entendre un bel di vedremo du deuxième acte, tragique déjà, comme un acte de foi et en même temps un constat d’irrémédiable échec, avec une expressivité incroyable, alternant l’espoir et le doute, puis le désespoir, avec ses habiles reprises de souffle, qui sont presque des sanglots. Prodigieux.
A l’égal d’une Kabaivanska jadis qui fut l’une des plus grandes Butterfly de la fin du XXe, elle attaque le Tu, tu piccolo iddio ! Amore, amore mio, air final, avec une force désespérée qui semble venir du plus profond de son être : rien à voir avec une démonstration de chant, c’est un exemple même de chant incarné, vécu, dédié. J’avais entendu Kabaivanska, je retrouve le même frisson et les mêmes larmes me montent, Une seule peut-être m’a emporté dans cet air encore plus haut, sans scène, sans mise en scène, en huitième bis d’un récital parisien unique, Leontyne Price. Ermonela Jaho est une puccinienne d’exception parce que le chant procède de l’expression et de l’émotion. L’atout d’Ermonela Jaho n’est pas une technique de fer ou une voix d’exception, mais sa puissance d’émotion, qui supplée ici comme elle peut une mise en scène indigente et qui fait exister le personnage en soi. Rarement un rôle m’est apparu aussi habité, comme brûlé de l’intérieur. Immense, irremplaçable, à des années lumières de toutes les autres…
On aura compris que cette Butterfly ne tient et ne vaut que par la musique et le chant, si l’on excepte l’erreur de distribution que constitue le ténor. Mais qui n’a pas entendu Ermonela Jaho dans ce rôle soit se précipiter…
Je vous trouve très dur pour le travail de Breth.certes on ne peut rien imposer à jaho, pour qui il semblerait même que puccini ait écrit le rôle.
Elle arrive absolument à faire vivre des personnages inexistants comme la femme de pinkerton.
Elle rend crédible pinkerton. Le jeu de chaussettes est excellent.
Tout est centre sur la présence de susuki.
Certaines images sont magnifiques.
Rustioni j étais malheureusement au premier rang et de là je n ai pas trouvé les raffinement que vous décrivez.