Sun & Sea (marina) (2019)

Opéra-Performance de Rugilė Barždziukaitė, Vaiva Grainytė et Lina Lapelytė au pavillon Lithuanien de la 58e Biennale de Venise

Rugilė Barzdžiukaitė (née en 1983), mise en scène
Vaiva Grainytė(née en 1984), livret
Lina Lapelytė (née en 1984), musique

Performers : Evaldas Alekna, Aliona Alymova, Milda Andrijauskaitė Bakanauskienė, Teresė Andrijauskaitė, Arūnas Arlauskas, Emma Grace Arkin, Svetlana Bagdonaitė, Amanda Balnionytė, Francisco Bois, Bruce Boreham, Ugnė Bulavaitė, Ana Carolina de Paula Oliveira, Dominyka Čiplytė, Marco Cisco, Nabila Dandara, Auksė Dovydėnaitė, Saulė Dovydėnaitė, Daniel Monteagudo Garcia, Claudia Graziadei, Stefano Imperi, Rachael Haber, Jenni Lea Jones, Vincentas Korba, Magdalena Kozlovskaja, Lucas Lopes Pereira, Austėja Masliukaitė, Augustas Lapinskas, Chiara Maccatrozzo, Artūras Miknaitis, Justina Mykolaitytė, Hazar Mürşit, Yates Norton, Vytautas Pastarnokas, Eglė Paškevičienė, Jeronimas Petraitis, Juozas Petraitis, Pranas Petraitis, Kalliopi Petrou, Susan Proctor, Alessandra Quattrini, Alizée Rekettyei, Sara Righetto, Ieva Skorubskaitė, Anna Tarca, Annapaola Trevenzuoli, Elisabetta Trevenzuoli, Lukas Vaičiūnas, Eglė Valčiukaitė, Enrico Zagni, volunteer beach goers

Le Pavillon Lituanien a fait le pari gagnant de la performance (Lion d’or de la 58e Biennale de Venise) en proposant un opéra pop léger Sun&Sea (marina) sur un air désenchanté de changements climatiques. Enterré le Lido : la plage la plus courue de Venise cette année était près de l'église San Francesco della Vigna.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Venise, août 2019.

Il fallait aimer se perdre dans le dédale des rues vénitiennes ou avoir une passion Palladio-Bellinienne pour se rendre du côté de San Francesco della Vigna ((L'église San Francesco della Vigna à Venise, dans le quartier du Castello  est une oeuvre de l'architecte Andrea Palladio et abrite une célèbre Vierge à l'Enfant avec quatre saints et le donateur de Giovanni Bellini (1507) )) lors de la Biennale de Venise 2017. Pourtant, en poussant les portes de la Scuola San Pasquale Baylon, on trouvait le passionnant pavillon de Žilvinas Landzbergas pour la Lituanie. L’artiste avait totalement investi la scuola, bâti une architecture de bois blanc et de néons, permettant aux (rares) visiteurs de grimper jusque derrière l’autel, redéfinissant l’espace désacralisé et infusant toute une mythologie nordique tendance shaman (des bois de renne et des feuilles gigantesques saturaient le lieu) dans ce cube Renaissance. De bénéfiques et salutaires bouteilles d’eau, avec étiquette dessinée par l’artiste, étaient offertes. C’était plein de bonnes idées. Pourquoi les autorités consacrées n’en faisaient-elles pas grand cas ?

Cette année, au contraire, la performance du pavillon lituanien a remporté le Lion d’Or, entraînant un flot conséquent et continu vers San Francesco della Vigna et obligeant la Lituanie à chercher des sponsors supplémentaires pour pouvoir offrir un second jour de spectacle hebdomadaire.

Lina Lapelyté, Rugilé Barzdžiukaité, Vaiva Grainyté avec leur Lion d'Or

Il s’agit en fait d’une installation autour d’un opéra pop. Le trio Rugilė Barždziukaitė, Vaiva Grainytė et Lina Lapelytė n’en est pas à son premier coup d’essai puisqu’un premier opéra, Have a good day, opera for 10 cashiers, supermarket sounds and piano, créé par la même équipe en 2013, avait tourné un peu partout dans le monde.

Une micro version de Sun & Sea a été montrée en 2016 à la Palermo Gallery de Stuttgart puis une version complète au Staatstheater Braunschweig en mai 2017 en Lituanien (avec sur-titres en anglais). On peut en déduire que Sun & Sea sous-titré (Marina) est la version anglaise adaptée pour Venise.

Vue plongeante pour tous

En tout cas, on retrouve dans les 3 états le même dispositif : un décor de plage aménagé que les spectateurs regardent d’en haut, d’une sorte de balcon quadrangulaire, permettant la déambulation et le changement de point de vue. Des chaises sont mises à disposition ainsi que des exemplaires du texte, attachés à la rambarde.

Sur la plage : un vélo, des chaises longues, des jeux, des livres, des fruits, des revues. Et des gens. De Varda à Fellini comme de Rohmer à Hong Sang Soo, la plage est un révélateur. Le loisir, la vacance, le temps mort, l’être seul en compagnie induisent la réflexion et l’intériorité. D’un côté (visuel), nous aurons donc la vie de plage en communauté, de l’autre (sonore), l’expression des « moi ». À la surface, la relaxation, la détente, en haut, le bouillonnement intérieur qui s’exhale.

Wealthy Mommy & Workholic : l’anti duo d’amour

Différents personnages incarnent différents états du monde : la Sirène stressée, le Philosophe désabusé, la Plaignante, l’Admirative, le Workholic, la Maman Aisée, les Sœurs 3D, le Couple du Volcan, le Couple de la Distance. À chacun sa chanson, sa song, son aria. Toutes ponctuées régulièrement par le Chœur des Vacanciers qui ouvre la pièce.

Arriver, après une attente d’une heure, dans la zone militaire de l’Arsenale et découvrir une partie habituellement cachée de Venise, ses hangars, ses arbres aussi, et une vue alternative du sous-marin que l’on aperçoit depuis les hangars de la Biennale, tout en entendant, au milieu du bruit des cigales, s’échapper du bâtiment le Vacationer’s Chorus est un des grands moments de cette 58e Biennale.

On gravit les marches d’une cage d’escalier, rappelant le « sas d’entrée » en claies de bois qui nous donnait accès à la zone militaire, (stores, persiennes : voir sans être vu) pour accéder au balcon. Entrent 50 à 70 personnes maximum, pour des raisons de sécurité.

Sun & Sea (marina) est un opéra de plage et, même si les voix sont professionnelles, on trouvera plutôt ici des types que la musique pop a consacrés : des Beach Boys à Gainsbourg, avec les chœurs hédonistes des « symphonies adolescentes pour Dieu » (Brian Wilson) des uns, le minimalisme froid de la période Gainsbarre des années frics de l’autre.

L’ambiance musicale est clairement à l’Einstein on the beach de Philip Glass. Des claviers très répétitifs, assez lourds dans le grave, une mélodie minimale, sur un rythme de valse souvent, quelques fois avec des accélérations. On est dans le lancinant, la répétition. Les notes sont égrenées comme le tic-tac d’une horloge intime, relativiste, tantôt rapide, tantôt lente.

On pense très souvent à Oh superman de Laurie Anderson, pionnière dans ce genre de travail, à la confluence de la pop, de la musique expérimentale et de l’art, ou aux atmosphères froides et naïves de Young Marble Giants.

Sur les canevas aigrelets de Lina Lapelytė, la librettiste Vaiva Grainytė tisse ses personnages agaçants (la Wealthy Mommy, voix flutée très Kate Bush ou débit rapide et diction claire à la Joanna Newsom, selon les interprètes, fière d’avoir baigné son enfant dans les 7 mers), irritants (la Complaint, soprano, en guerre contre tous, plagistes gaspilleurs, propriétaires de chiens ou… d’enfants facétieux), au bout du rouleau (Philosopher et Workholic au bord du suicide, nu-pieds dans ses mocassins de luxe, sous le soleil exactement, version coquillages et Hagen Dasz).

Le monde ensoleillé de RugilėBarzdžiukaité, Vaiva Grainytė et Lina Lapelytė est bien sombre. On s’abrutit toute l’année d’un travail dénué de sens pour se saturer d’UV à l’autre bout de la terre pendant les dix jours de congés alloués.

Volcano Couple : un coming-out pour une éruption

On est bloqué dans un aéroport à cause de l’éruption d’un volcan à des milliers de kilomètres de là et dans la chaleur et la promiscuité, on en profite pour faire son coming out (Story of Volcano Couple, un mélange de Sufjan Stevens et de Le Ton Mité, spécialistes de pop savante et débraillée, qui prennent corps et voix de ténors tatoués ou crooners R&B de blanc à la Jens Lekman). Quant à la mère des 3D Sisters, duo de jeunes chanteuses jumelles, prise de panique par la disparition annoncée et déjà vécue de la faune et de la flore terrestre, elle a déjà imprimé ses filles en 3D.

3D Sisters version pile : dimanche .

Et c’est la solution, naïve, et forcément technologique, appliquée comme une crème antivieillissement que les jumelles adopteront comme la meilleure dans une anti-fuite du temps, avant de se gaver à nouveau de raisins (OGM sans pépins ?) en barquette plastique. Carpe 3Diem.

3D Sisters, version face : mercredi.

Entre les airs, des ponctuations du chœur, qui reprend à son compte l’Exhaustion du Workholic, ou, sur le Siren’s Aria II, des canons qui mélangent jusqu’à sept voix, rappelant, un peu, le 3 Voices de Morton Feldman pour Joan La Barbara.

Le rêve (ou le cauchemar) a aussi sa place (on somnole beaucoup sur la plage) : un plagiste rêve que son hôte, l’apôtre du raw food végétarien, calme la douleur provoquée par sa tumeur cérébrale en orgie de crevettes. L’angoisse du politiquement correct. Evidemment la tonalité cauchemardesque est renforcée par un baryton qui lorgne du côté de Scott Walker, dans ses ambiances les plus hallucinées (de Night of the Hunter jusqu’à Soused) avec des accords descendants au synthé modulaire.

Sous le soleil (presque) exactement

Le choral final est lancinant, puis tourne au bourdon dans les infrabasses ; un canon s’installe sur un solo de soprano et l’œuvre se « termine » sur le choral en mezzoforte.

Les chanteurs reprennent alors le cycle, semblable et pourtant différent.

La performance (une heure environ) est assez bien conçue pour pouvoir la prendre en route et l’abandonner facilement (il n’y a pas de fin abrupte). En une demi-heure, on a un aperçu global assez satisfaisant, chaque chanteur ayant à peu près 2 airs sur la totalité. Mais il faut voir l’intégralité du spectacle pour bien profiter des jeux d’échos thématiques et des chorals, qui reviennent régulièrement, parfois annoncés par un fredonnement (Sunscreen bossanova I et II). L’attente ayant été longue et le visiteur ne voulant rien « looper », tout le monde reste jusqu’à la fin de « sa » boucle (l’ambiance était la même, deux ans auparavant, pour les deux heures de la performance d’Ann Imhof dans le Pavillon Allemand).

La scénographie de Rugilė Barzdžiukaité subit des altérations voulues ou non. Un chien est présent et rythme la pièce de ses aboiements, suivant que les enfants honnis s’approchent ou non. Lors d'une seconde visite, des enfants un peu turbulents se sont réellement blessés avec un ballon (rien de grave) et ont dû être évacués. Les figurants jouent avec ce qu’ils (s)ont : certains font du yoga, d’autres jouent aux échecs, aux cartes. Un couple hétéro laisse la place à un lesbien (et la revue people à un ouvrage sur Giotto)… La plage se reconfigure sans cesse jusqu’au cast des chanteurs : suivant les jours et les heures, l’interprète de la Sunscreen Bossa Nova bascule d’un avatar de Kate Bush vers le timbre nicotéïné d’une alter Marianne Faithfull. Quant au baryton-basse qui avait des airs de Calvin Johnson (The Couple Distance Song), il pouvait être incarné, aussi, par un néo chanteur de r n’ b moderne.

Le spectateur prend une position d’observateur malicieux, de Wotan-Wanderer de plage, captant les pensées en-chantées des plagistes et subissant de plein fouet des montées sonores (les voix sont amplifiées par de discrets micros nous obligeant à une attention globale pour repérer qui chante) et le magma des pensées, comme autant de coulées de lave. La métaphore du cratère, du danger qui sourd, est constamment filée aussi bien dans le texte (« Like Lava, like lava », repris comme un mantra, du Workholic au chœur) que dans la spatialisation (nous sommes clairement au bord du cratère et de la catastrophe climatique). Reste que nous ne sommes pas des dieux bienveillants ni des observateurs détachés : la plage, c’est nous.

Le temps semble s’être arrêté sur une boucle temporelle, encore une idée bien de saison. Il est temps de laisser sa place à d’autres, de quitter le bâtiment et les voix, alors en fade out naturel, pendant que les cigales re-saturent peu à peu l’environnement sonore et de rêver à l’impression en 3D des coraux qui disparaissent.

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La performance a lieu tous les dimanches et mercredis de 10h à 18h jusqu’au 30 octobre, dernière performance, le pavillon lituanien fermant à la fin du mois d'octobre.   Nous vous conseillons d’arriver une heure avant l’ouverture (vers 9h) ou entre 14h et 15h (pause méridienne et sieste) pour une entrée sans attente.

On peut aussi, hors mercredi et dimanche, visiter l’installation désertée de ses participants et écouter avec un casque un disque vinyle donnant une idée de la performance.

Le disque-catalogue est édité par Skira, conçu par ÅBÄKE, imprimé par Grafiche Veneziane et sérigraphié à Malefatte, Rio Terà dei Pensieri, une coopérative gérée par les détenus de la prison de Santa Maria Maggiore. Evidemment, il est déjà en rupture de stock mais on peut en acquérir une version numérique ici :

https://sunandsea.bandcamp.com/album/sun-sea-marina

https://drive.google.com/drive/folders/1X0UOkKnQfLep0HWPgBoqOP5G1O3Z2QTK

 

Arsenale
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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.
Crédits photo : © Andrej Vasilenko (photo d'en tête, vues générales et Arsenale)
© Laima Stasiulionytė (Volcano couple et vues des personnages)
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