L'une des caractéristiques du programme d'opéra du Festival de Salzbourg dans sa phase actuelle, qui remonte à 2017, sous la direction artistique de Markus Hinterhäuser, est le caractère récurrent de la collaboration avec certains artistes, tant sur la scène et la direction d'orchestre que pour le chant. Il s'agit là d'un signe clair d'une conception du festival non pas comme succession d'apparitions plus ou moins éclatantes, comme une passerelle de défilé de mode ou un espace d'exposition banal, mais comme un projet à long terme qui, au-delà du succès plus ou moins grand de telle ou telle production, fait sens dans une perspective plus large, et permet au public comme aux artistes eux-mêmes d'approfondir leur relation avec le répertoire, y compris celui qui est un peu moins connu.
Dans le cas de Romeo Castellucci, sa production de Salomé (2018 et 2019) est sans aucun doute l'un des repères récents de l'histoire du festival ; dans celui de Teodor Currentzis, sa présence ces dernières années a été une constante, à la tête de son ensemble musicAeterna ou d'autres ensembles, à l'opéra et en concert, à commencer par une Clemenza di Tito (2017, prod. Peter Sellars) qui fait également partie de la légende la plus récente du festival. L'un et l'autre s'étaient déjà rencontrés pour le Don Giovanni de la dernière édition 2021, une production complexe, extrêmement (excessivement ?) élaborée, qui n'a pas fait l'unanimité, mais qui a peut-être permis aux deux artistes, exigeants envers leur propre performance et envers ce qu'ils demandent à l'ensemble d'un spectacle, malgré leur tendance commune à se complaire dans le narcissisme, de découvrir qu'ils avaient devant eux une voie possible à explorer ensemble.
Le Château de Barbe Bleue
Si l’on décide de présenter Le Château de Barbe Bleue, la question à laquelle il faut répondre immédiatement est celle de l'œuvre ou des œuvres qui l'accompagneront dans le programme, car la composition de Bartók, malgré sa richesse et sa densité, d’une durée d'environ soixante minutes, ne répond pas aux attentes générales du public quant au temps de spectacle qu'il doit recevoir au poids de l'argent qu'il coûte pour une place. Les réponses à cette question sont aussi nombreuses que le nombre de fois où la pièce a été jouée ((Lors de sa première à l'Opéra de Budapest, Le Château de Barbe Bleue a été proposé en même temps qu'une œuvre scénique ultérieure de Bartók lui-même, le ballet Le Prince de bois. Mais comme pour Iolanta et Casse-Noisette de Tchaïkovski, même si cette formule est une sorte d'évidence d'un point de vue artistique, elle n'a pas été généralisée dans la pratique ultérieure des théâtres, peut-être en raison de l'importance des moyens qui doivent être mobilisés, peut-être aussi parce que le public d’opéra et celui du ballet sont considérés comme distincts.)). Parmi les plus récents, on se souvient du jumelage avec La voix humaine de Poulenc (Salonen / Warlikowski, Palais Garnier, 2015) ou avec un film dramatisé du Concerto pour orchestre de Bartók (Lyniv / Mitchell, Bayerische Staatsoper, 2020). Pour la prochaine saison, l'Opera di Roma annonce Barbe Bleue en même temps que Il Tabarro (Mariotti / Erath, avril 2023), la proposition la plus originale (sur une idée de Serge Dorny) venant de l’Opéra de Lyon, présentant deux fois l’opéra dans deux visions possibles du même metteur en scène (Prod. Andriy Zholdak, Dir. Titus Engel) reprise en mars 2023 de la production de 2021.
À Salzbourg même, Barbe-Bleue avait été proposé en version scénique pour la première fois en 1995 (Mortier, évidemment…), en même temps que Erwartung de Schönberg (Dohnányi / Wilson) et pour la deuxième et dernière fois en 2008, précédé des Quatre Pièces, op. 12 et de la Cantata profana, Sz. 94, toutes œuvres de Bartók (Eötvös / Simons).
Les solutions les plus courantes (et les plus efficaces) consistent donc à établir une relation de proximité esthétique, soit du point de vue musical, soit du point de vue de la dramaturgie, soit en combinant l'un et l'autre. Et la musique écrite par Bartók pour son opéra, solidement ancrée dans le vingtième siècle mais appartenant à une période de jeunesse de sa production (écrite en 1911, créée en 1918), permet d'établir facilement un pont, au cours de la même soirée, vers les styles qui se développeront dans les décennies suivantes. Tout comme la trame de son œuvre nous invite à établir un parallèle plus ou moins évident avec les histoires d'autres femmes en quête de vérité sur le monde et sur elles-mêmes.
Mais il existe aussi une autre façon de résoudre la question de l'appariement d'une œuvre comme Barbe-Bleue, qui est peut-être celle que Markus Hinterhäuser a choisie à cette occasion : c'est l'application du principe de contraste. Contraste dans la structure dramatique et le langage musical. En effet, face à l'histoire intime du couple Judith et Barbe-Bleue, celle de l'histoire de l'humanité entière devant son jugement final ; face à une histoire faites de secrets et de non-dits, la révélation et la publication universelle de toutes nos fautes. Contraste aussi du point de vue de l'esthétique musicale : face à l'un des plus grands protagonistes du modernisme et des mutations de la musique au XXe siècle, Béla Bartók, nous trouvons un Carl Orff, représentant d'un certain néoclassicisme, complètement étranger (sinon opposé) à l'avant-garde de son temps ; de sorte qu'au cours d'une seule soirée se juxtaposent deux manières rien moins qu'antithétiques de concevoir la composition musicale. Un Bartók de la jeunesse, qui tente de percer avec son premier opéra (ce sera aussi son dernier) et un Orff de la maturité, qui écrit sa dernière œuvre pour la scène ((Elle est proposée cette année dans la dernière révision de la partition par le compositeur, qui remonte à 1981, une année avant sa mort.))
Et pourtant, il y a un aspect qui permet d'établir une parenté entre les deux œuvres : c’est leur nature de drames rituels, à la frontière entre l'opéra et l'oratorio, entre le profane et le sacré. Si cette double nature est évidente dans le cas de l'œuvre de Orff, dans celle de Bartók, il semble impossible d'ignorer le caractère méticuleusement cérémoniel du processus d'ouverture de chacune des portes qui occupe la quasi-totalité de l'œuvre ; un processus qui, comme celui du Dies irae, et malgré l'éclat sonore avec lequel Bartók décrit le contenu de chacune des chambres du château, consiste évidemment en une non-action ou une action intérieure, tout comme l'action (Handlung) qui a lieu dans Tristan und Isolde est une non-action ou une action à l'intérieur des esprits (c'est peut-être pourquoi le soupçon que les protagonistes ont déjà franchi mille fois toutes les portes avant que l'opéra ne commence est légitime) ; et c’est un processus dont le but, comme dans le Jugement Dernier, est la révélation, dans ce cas des couches successives de l'âme du protagoniste.
Ce n'est peut-être pas tout à fait un hasard si le terme révélation vient du grec Ἀποκάλυψις (Apokálypsis), et si le livre de l'Apocalypse de Saint Jean est également appelé le livre de la Révélation.
La mise en scène
Face au défi de rendre visibles, ou du moins perceptibles, les liens profonds entre les deux œuvres du programme, ou, si l'on veut, de donner unité ou cohérence à l'ensemble du spectacle, Castellucci explique, dans la vidéo de présentation publiée par le festival, que l'on pourrait dire que le jugement final est dirigé contre Judith, comme si Judith avait commis un crime, un crime maternel, un crime que seule une mère peut connaître.
Ainsi, dans l'imposant cadre rituel de la Felsenreitschule, au milieu de l'obscurité la plus absolue et la plus impressionnante, la représentation s'ouvre sur le cri d'un bébé, comme pour nous montrer toute l'étendue de l'arc de l'existence non seulement individuelle mais collective, le début de la vie et la fin des temps. Peu après, le cri d'une femme et l'image d'un couple (Judith et Barbe Bleue) avec un bébé inerte dans les bras nous suggèrent non seulement à quel point ce début est proche de la fin, mais aussi ce qu'a pu être ce crime inqualifiable d'une mère. Mais ce fil narratif n'est pas développé en détail, il peut même passer relativement inaperçu pour le spectateur : Castellucci ne cherche pas à articuler explicitement une dramaturgie parallèle au livret de Béla Balázs, mais invite plutôt, à la manière de la partition elle-même, notre imagination à occuper les zones d'ombre, à décider dans une certaine mesure si et dans quelle mesure elle veut percevoir et assimiler les signes qui apparaîtront sur scène.
Ce que le spectateur ne peut ni choisir ni éviter, c'est la soumission à l'extraordinaire tension générée par ce début dans le silence et dans un état de noirceur primordial, presque terrifiant, dans lequel l'irruption du texte récité avec une étrange pompe génère un certain désarroi, peut-être un effet de distanciation recherché. En plus de ces mots, l'entrée en pianissimo de la corde grave et accablante est définitivement le début d'un parcours qui tiendra le spectateur en haleine jusqu'à la toute fin de l'œuvre, subjugué par la manière dont Castellucci, qui fait disparaître complètement les galeries caractéristiques creusées dans la roche ((L'intervention sur l'espace est donc plus radicale que dans sa Salomé précédente, car dans ce cas Castellucci ne se limite pas à aveugler les galeries, mais, en les recouvrant complètement, il élimine la possibilité pour le spectateur de percevoir l'espace derrière les personnages, et élimine ainsi toute référence à l'extérieur, ou, si l'on veut, à la civilisation.)), parvient ainsi à générer un scénario à la fois plus écrasant, plus abstrait et plus oppressant que l'original, et à faire de l'espace scénique le reflet des espaces intérieurs de l'âme du ou des protagonistes, par le simple impact physique d'une obscurité ambiante qui donne un sens d'une intensité inattendue à la question de Judith qui se demande si la lumière du jour n'entre jamais dans le château. L'apparition de l'eau et du feu, plus tard, suggérera à quel point nous sommes dans le domaine des forces primitives, peut-être à l'intérieur même du ventre de la mère. À tout le moins, dans un espace mental où ces feux qui illuminent partiellement les coins de la scène agiraient comme l'équivalent de phares nous alertant de la présence d'un sol solide.
Et lorsque, après l'ouverture de la septième porte, les lettres du mot ICH, I, sont dessinées sur le reflet de l'eau, nous avons un autre signe clairement (inutilement ?) visible du processus non visible de dépouillement du moi intérieur des protagonistes auquel nous assistons.
Cette présence explicite finale du Moi en tant qu'entité laborieusement révélée par une succession de questions et de réponses, mise en relation avec l'événement traumatique qui semble s'être produit dans la préhistoire des personnages, nous met sur la piste de la nature psychanalytique des événements qui se déroulent sous nos yeux. ((Dans l'interview contenue dans le programme de salle, Castellucci explique que la scène acoustique initiale d'un bébé qui pleure et les sanglots ultérieurs d'une femme ont pour but d'ancrer l'histoire dans le contexte du traumatisme causé par une perte ; il évoque ensuite la théorie de David Foster Williams, selon laquelle derrière l'amour inexplicable et excessif des mères pour leurs enfants, il y a un crime originel, une douleur sous-jacente, par rapport à laquelle cette affection amoureuse opère comme un mécanisme compensatoire.)) Après tout, L'interprétation des rêves, de Sigmund Freud, publié en 1899, précède d'un peu plus d'une décennie la composition de Bartók, de sorte que cette Judith pourrait bien être l'une des patientes sophistiquées du cabinet du docteur Freud, cherchant un remède aux traumatismes psychologiques qu'elle porte de son passé par l'exploration de son inconscient.
C'est peut-être aussi pour cette raison que l'accent théâtral est mis sur le personnage féminin : c'est elle qui, active, veut découvrir (chez Balázs et Castellucci) ce qui se cache derrière les portes, qui, avec ces découvertes, se transforme, se contorsionne (le corps est ainsi l'expression du trouble à l'intérieur du personnage) ; et non le Dr. Barbe Bleue, immobile et passif, en bon Dr. Barbe Bleue, qui, comme un bon psychanalyste, se limite à poser calmement et attentivement les bonnes questions, et à remettre ainsi les clés qui ouvriront les portes d'un château (d'un royaume intérieur) qui, à cette occasion, appartient beaucoup plus à Judith qu'à Barbe Bleue.
La direction musicale
De la même manière graduelle, progressive et mystérieuse que Castellucci gère les ténèbres, Currentzis gère la lumière : tout l'art de ce Barbe Bleue réside dans la manière dont metteur en scène et chef retiennent et libèrent les formidables tensions que l'œuvre contient. Et l'art toujours extrême de Currentzis, toujours au bord du précipice, décrit il y a quelque temps par des critiques d'Europe centrale non sans finesse comme un artiste prototypique de l'exagération ou de l'hyperbole (Übertreibungskünstler), se prête bien à ce genre d'exercice. Tout comme Castellucci, un autre artiste de l'hyperbole, ou plutôt, un autre explorateur des limites. Tant l'extrême méticulosité dans la réalisation de chaque scène et de chaque phrase, qui donne un nouveau sens et une nouvelle profondeur au mot microgestion, que l'exacerbation des contrastes de dynamique, de couleur et d'expression, sont des signes éloquents d'une interprétation dans laquelle on perçoit le chef impliqué jusqu'à la moelle, poussé par une rare urgence communicative. Comme si lui aussi, obscurément, participait au rituel apocalyptique de jugement et de révélation qui se déroule sur scène et que, pour des raisons qui ne sont pas d'ordre strictement artistique, certains semblent se sentir autorisés à juger hors scène, depuis leur confortable chaire.
Naturellement, ceux qui préfèrent leur Bartók servi d'une manière plus naturelle, plus classique, plus proportionnée ou simplement plus directe, peuvent à juste titre déplorer la volonté systématique de Currentzis de comprimer les contours de la ou des partitions au-delà de limites suspectes. C'est peut-être la raison pour laquelle ses interprétations suscitent rarement l’indifférence : Currentzis, aux antipodes de la notion traditionnelle de Kapellmeister, qui cherche à servir humblement la partition et à devenir une présence transparente entre le compositeur et l'auditeur, assume de manière (trop ?) joyeuse et ouverte son rôle de re-créateur de la musique, ce qui implique immédiatement le risque de l'arbitraire, voire le péché d'orgueil, l’ὕϐρις (húbris) des anciens grecs.
Mais en attendant le jugement final sur les éventuelles fautes du chef, artistiques et autres (et que celui qui n'a jamais péché lui jette la première pierre), mieux vaut se limiter à enregistrer la chronique de ses bonnes œuvres, et ce Barbe Bleue penche résolument de leur côté, au même titre que l'éblouissante Clemenza di Tito de 2017 évoqué plus haut. Rarement cette partition aura été écoutée avec un tel degré de tension, animée d'un feu intérieur aussi puissant, comme si chaque seconde de la musique avait un poids équivalent à soixante mille secondes, à l'instar de ces molécules qui enferment un poids énorme dans une sphère subatomique. Tellurique, obsessionnel et obsédé, ce Barbe Bleue se déploie à travers une palette sonore saisissante, et donc à comprendre avec beaucoup d’attention, mate (formidable et très dévoué Gustav Mahler Jugendorchester, qui faisait pour l'occasion ses débuts au festival en tant qu'orchestre de fosse), complètement différente de la sensation luxuriante et Jugendstil qui, en 2008 (les sensations fortes permettent de conserver la fraîcheur des souvenirs), s'est déchaînée dans le Großes Festspielhaus par les Wiener Philharmoniker sous la direction de Peter Eötvös, et donc ici parfaitement en harmonie avec l'obscurité dominante qui inonde la scène.
Ce même jeu de contrastes que Castellucci développe entre le caché et le révélé, entre l'obscurité et la lumière aveuglante, entre l'apparent et le transcendant, Currentzis le rend présent dans le son par la même capacité de multiplier des effets qui, dans d'autres circonstances, pourraient être considérés comme un défaut, par la même recherche de l'incandescence suprême de chacun des moments qui, dans d'autres partitions (par exemple, l'Idomeneo raté de 2019), pourrait plus ou moins rapidement lasser l'auditeur, mais auquel Barbe Bleue, compte tenu de son extrême concentration, se prête peut-être.
Les solistes
Les deux solistes vocaux sont les pions d'une bataille qui se déroule à travers eux.
Stundyté, confrontée à un rôle habituellement confié à des voix d'une tessiture inférieure à la sienne, s'exécute avec l'autorité et les instruments "réglementaires" de son rang de chanteuse-actrice suprême, dans une performance où, comme à son habitude, il est impossible de discerner l'aspect vocal du jeu d'acteur, car la déclamation du texte est la fonction même de son interprétation théâtrale. Avec toute son expressivité corporelle, elle se donne à concrétiser le rôle de la mère coupable que Castellucci conçoit, de manière à nous faire comprendre comment les portes qui s'ouvrent sont celles de son propre château autant ou plus que celles de Barbe Bleue, à travers l'intériorisation avec laquelle elle joue son rôle, dans les limites parfois balbutiantes d'un monologue qui est un dialogue avec ses propres fantômes, avec un je diffracté sinon brisé, plutôt qu'avec le lointain Barbe Bleue.
La Judith de Stundyté est une femme convulsée, désespérée, électrisée, une proche parente de sa Katerina de Lady Macbeth de Mzensk, de sa Renata de L'Ange de feu ou de la toute récente (et extraordinaire) Jeanne de Die Teufel von Loudun, avec lesquelles elle partage vocabulaire et grammaire, ou si l'on veut être malicieux, astuces.
Cependant, c'est peut-être Mika Kares qui fait la plus forte impression. Un chanteur qui a une certaine tendance à être monolithique, à proposer la présence purement physique de son instrument comme s'il s'agissait d'une évidence, trouve aujourd'hui un personnage qui convient à cette personnalité, ou une conception du rôle qui lui convient bien. La vaste salle de la Felsenreitschule devient l'espace dans lequel il peut faire résonner de manière impressionnante une voix sombre mais veloutée, d'autant plus imposante que ce son devient plus hermétique, plus mystérieux, plus passif. Comme s'il y avait une prémisse fondamentale qui rendait ce Barbe-Bleue-Kares incapable d'établir quoi que ce soit qui ressemble à une communication humaine, et donc particulièrement adapté à l'histoire de deux solitudes piégées dans un champ magnétique, ce qui est son histoire avec Judith.
À la fin de ce récit d'un voyage sans issue, le spectateur est épuisé, intellectuellement et émotionnellement. Mais encore, après une pause de dimensions bayreuthiennes, due à l'extrême complexité impliquée dans le changement du dispositif scénique et instrumental, nous devons affronter la deuxième histoire de la session, celle de l'eschatologie orffienne.
De temporum fine comoedia
La première sensation qui s'impose immédiatement est celle du fossé qui sépare la partition de Bartók de celle d'Orff : après une heure de musique d'une telle intensité et d'une telle concentration, Orff a du mal non seulement à gagner la partie, mais aussi à retenir l'attention du spectateur, voire sa complicité. D’abord pour des raisons musicales, car en contraste avec la subtilité de la partition de Bartók, le style d'Orff a quelque chose d'un primitivisme ou d'un élémentaire qui n'est pas particulièrement attrayant, avec l'utilisation de cellules répétitives, la déclamation vocale (en grec ancien, en latin et en allemand), une utilisation massive d'instruments à percussion et (à l'exception des contrebasses) une absence, jusqu'aux dernières mesures, d'instruments à cordes. Et ensuite pour des raisons dramatiques, car contrairement à la structure claire de la composition de Bartók et de ses deux personnages monumentaux, celle d'Orff est une œuvre chorale, dépourvue d'un ou de plusieurs protagonistes clairement définis, dont le spectateur peut suivre les aventures avec une relative facilité, et avec la possibilité de s'identifier.
Cependant, le De temporum fine comoedia s'articule en trois parties facilement discernables, par le biais de la thèse, de l'antithèse et de la synthèse.
Le premier est le chant des neuf sibylles, qui annoncent sans relâche (et, à noter, avec une satisfaction mal dissimulée) la terrifiante et imminente fin du monde. La seconde est la réponse des Anachorètes (le contraste entre les principes féminin et masculin) qui, depuis leur confortable retraite dans le désert, s'éloignent du ton alarmiste du groupe précédent de "vieilles femmes aux cheveux gris" et annoncent que, comme Origène d'Alexandrie l'avait déjà expliqué, la fin des temps s'accompagnera de l'extinction ou de l'abolition du mal.
Le troisième, Dies illa, est en effet le jour de l'Apocalypse.
Nous assistons au spectacle d'une humanité terrifiée, désorientée, en appelant à la divinité sans trouver de réponse. Mais tout est bien qui finit bien : dans la section finale, Lucifer apparaît, proclame humblement sa culpabilité, en latin Pater peccavi bien sûr, et il y a réconciliation ou, si vous voulez, intégration des éléments du mal et de ceux du bien.
Dans cette production de Salzbourg, la coquetterie du régisseur, c'est le moment où Judith et Barbe Bleue, qui contre toute attente auraient aussi obtenu la Libération, font irruption comme de nulle part. il ne manque plus que Gianni Schicchi s'adressant au public et prononçant avec un sourire complice sa dernière phrase, concedetemi voi… l'attenuante.
Tout ceci, présenté avec le plus grand et le plus imperturbable sérieux, n'est pas, comme on pourrait peut-être le déduire, le matériau le plus léger et le plus pétillant, ni le plus apte à accompagner une digestion lente, ou même une chaude après-midi d'août.
Mais même avec toutes ses faiblesses, la composition mérite une chance, ou du moins elle mérite, en ce qui concerne l'enfer et le purgatoire, de gagner la circonstance atténuante ; surtout lorsque, comme dans ce cas, elle est interprétée avec autant de conviction, d'enthousiasme et de concentration, par un orchestre d'une virtuosité et d'une vitalité redoutables, dont les dimensions l'obligent à occuper la galerie du côté droit de la scène (ce qui donne lieu à des effets sonores spectaculaires), par des chœurs d'une puissance et d'une précision rythmique admirables, et par un Currentzis qui reste dans un état de transe, et qui (une fois de plus) prend soin d'extraire le maximum de puissance expressive de chaque mesure, ce qui, dans ce cas, n'est pas une mauvaise chose. Si la scène d'ouverture des Sibylles surprend par le caractère tranchant des rythmes et les sonorités glacées, faites d'acier, ce sont sûrement les passages cataclysmiques du Dies illa qui génèrent le plus grand impact, par l'intensité, presque la violence sonore atteinte, en combinaison avec les instrumentistes et les membres des différents chœurs déployés pour l'occasion.
L'œuvre, après tout, a une monumentalité qui la rend parfaitement adaptée à la manière du directeur musical et du metteur en scène : opéra-oratorio, avec une action fondamentalement rituelle, sur un thème sacré, qui s'écarte des thèmes et des formes traditionnels, une sorte de célébration sacrée en musique, Bühnenweihfestspiel si Wagner n'avait pas monopolisé le terme. Un domaine dans lequel Castellucci peut déployer la magie de son imagerie symbolique, sans être tenté de patauger dans la mare d'autoréférentialité qui a pesé sur certaines de ses travaux récents, se contentant de recréer les tableaux successifs à travers des images d'une beauté suggestive et d'un esthétisme raffiné, des images qui ont aussi la vertu de rendre (autant que possible) facilement lisible le parcours dramatique d'une œuvre, auquel il n'est sûrement pas nécessaire d'ajouter une couche supplémentaire de signification.
Le jugement final, en l'occurrence celui du public, est clair. Si l'expérience provoquée par l'opéra de Bartók nous a élevés au paradis, la seconde partie de la séance (que certains anachorètes et sibylles abandonnaient d'une manière aussi discrète qu'inavouable) doit rester pour l'instant au purgatoire.
J’avais assisté aux répétitions et à la création en 1973 avec Karajan.
L’œuvre m’était apparue insauvable.
Donc étonné de la voir associée à Bartok.
Je n’achète pas de billets,mais croise Castellucci en
Mai à Milan et qui dit aimer spécialement cette œuvre d’Orff.
J’achète donc et sors à nouveau consterné par cette musique !
Karajan et Orff ont sûrement sollicité Origene concernés qu’ils étaient par un passé luciférien.
Chapeau à Castellucci pour son travail.Mais il me parait facilement impressionnable.
Mais aussi des doutes maintenant sur ses goûts et ce que cela révèle.
A.Louy