Tout était réuni pour que ce Pinocchio soit une réussite. Et les choses ont bien fonctionné. Le travail en commun effectué par Philippe Boesmans et Joël Pommerat a permis de donner voix à une production esthétiquement splendide, et musicalement suffisamment accessible à un large public, faisant appel à des citations, à des genres multiples, avec beaucoup de relief et de brillant. Il est clair qu’il fallait garder à l’ensemble son allure de conte accessible à des enfants (il y en avait beaucoup en ce dimanche après-midi) mais qui puisse être aussi partagé par des adultes. La structure en est donc très lisible, très accessible, mais en même temps le spectacle n’a rien d’un conte pour enfants : on est plutôt dans ce qu’on appelle en littérature le roman d’apprentissage, où un enfant devient un homme après des épreuves longues et difficiles. Dans Pinocchio, c’est le pantin qui devient un « vrai » enfant, c’est à dire un humain, mais la métaphore est claire.
Il n’y a rien dans cette histoire de moralisant : les différentes aventures de Pinocchio sont données telles quelles et le « récitant » (magnifique Stéphane Degout) se contente d’enchainer les scènes, sans jamais donner de leçons. Il suffit de voir : le spectacle lui-même constitue la leçon.
Pommerat travaille ici une pâte qui est sienne, qu’il a déjà travaillée au théâtre, pas tout à fait avec la même équipe, mais son esthétique reste la même, avec sa science raffinée des éclairages et des images, qui doit donner une impression de simplicité : on se souviendra évidemment des scènes sur la mer (réalisées quand même avec le laser), de l’apparition de la fée, quelquefois fée, quelquefois passante banalisée, qui elle aussi ne donne pratiquement jamais de leçons, du départ en camion, et d’une ambiance souvent tendue, mais jamais violente, notamment dans les rencontres avec les brigands.
Car il y a une tension permanente, même si on sait le happy end. Peu de dialogues, des images frappantes, peu de personnages en scène ensemble : tout cela invite à la concentration, et le noir permanent en scène, taché du blanc du/des masque(s) n’est pas vraiment apaisant, mais plutôt inquiétant. Pinocchio est de loin en loin protégé, mais l’histoire le fait en quelque sorte aller jusqu’au bout, sans que la tendresse inhérente à l’histoire apparaisse sinon en toute fin.
Car l’histoire nécessite une narration, c’est un récit continu d’aventures, un peu épiques, et Pommerat pour rester dans une esthétique de la simplicité, travaille lui-aussi (après Sivadier, après Tcherniakov) sur le théâtre dans le théâtre, donnant à voir une histoire de tréteaux, de troupe qui va voyager dans les villages et les campagnes pour donner l’histoire de Pinocchio comme on donnait autrefois Roger la Honte. D’où l’importance du récitant-directeur de troupe au masque inquiétant, qui ressemble à celui du Pantin, comme s’il racontait sa propre histoire.
Le tout est parfaitement construit, avec une musique qui épouse le récit, tantôt en le commentant tantôt en le prévenant, comme peuvent le faire les musiques de films, avec un côté quelquefois chambriste et intimiste qui rend bien toute l’étendue de l’aventure individuelle, et un côté circassien ou tsigane avec ces trois merveilleux musiciens sur scène (Fabrizio Cassol, philippe Thuriot et Tcha Limberger) qui accompagnent le récit. Un travail accessible et vivant, plein de citations dont le célèbre air d’Ambroise Thomas (Mignon), « connais-tu le pays.. » qui ne ravira pas les adeptes de créations plus novatrices, mais qui au moins a le mérite de ne pas effaroucher le public. Une réflexion sur la création lyrique aujourd’hui s’impose, et sur le devenir des œuvres créées. Celle-ci tournera à Dijon, Bordeaux et Bruxelles, c’est une excellente nouvelle.
La présence du Klangforum Wien, avec une composition réduite, et d’Emilio Pomarico à leur tête garantissait une qualité notable à l’entreprise musicale, faisant ressortir les instruments, donnant un vrai relief à certaines scènes, dans une ambiance qui trouve des échos lointains dans « La Strada » de Fellini ou dans certains films d’Emir Kusturica.
Il faut saluer aussi le grand soin donné à la distribution, où les chanteurs embrassent différents personnages, où chacun est à sa place. Aussi bien Vincent Le Texier, père un peu perdu, mais bienveillant et chaleureux, et instituteur dépassé avec un timbre légèrement voilé qui convient très bien aux deux personnages, Yann Beuron, excellent notamment en brigand, timbre clair, belle diction (indispensable dans ce travail) qui parodie Mignon d'Ambroise Thomas avec entrain et justesse ainsi que Chloé Briot, le pantin, tour à tour très émouvant ou un peu agaçant, qui s’affirme de plus en plus comme une chanteuse avec qui l’on doit compter, belle personnalité, voix très bien projetée et posée. À suivre. Notable aussi la fée de Marie-Eve Munger, soprano colorature aux aigus assurés et bien contrôlés, en route vers une douce stratosphère et Julie Boulianne, chanteuse de cabaret vraiment aussi remarquable en chanteuse de cabaret qu'en mauvais élève .
C’est évidemment sur Stéphane Degout que repose l’essentiel de la dramaturgie puisque ses interventions rythment le récit. Tantôt chanteur, tantôt diseur, Stéphane Degout a cette distance légère du narrateur pas tout à fait neutre, avec une expressivité notable. La chaleur du timbre, qu’il soit chanté ou parlé, la diction parfaite dans toutes les situations font penser que Degout, outre à être le chanteur remarquable que nous connaissons, pourrait être un magnifique diseur de poésie. C’est l’incontestable référence de cette production. Exceptionnel.