Dès la première scène, c’est le Pizzi décorateur et génial organisateur d’espace qui se rappelle à nous, avec ces deux façades blanches, de cette blancheur du Sud qui nous rappellera toute la soirée durant qu’on est à Séville et qu’il y fait chaud. Les éclairages à contrejour nous rappellent aussi une autre histoire, celle de la carrière de Pizzi qui avant de mettre en scène a été un décorateur génial, a travaillé surtout avec Giorgio de Lullo et Luca Ronconi mais il nous offre ici un début au parfum très strehlérien.
Pizzi, c’est toute l’histoire de la scène italienne de l’après-guerre, c’est aussi la baroque-renaissance parce que les premières grandes productions baroques des années 1980 sont souvent liées à son nom (on pense à l’Orlando Furioso de Vivaldi avec Marilyn Horne), et naturellement à la Rossini Renaissance. Sa Semiramide vue à Aix et Paris (Horne, Caballé, Ramey) reste une des productions impossibles à effacer de la mémoire.
Mais devant son Barbiere, on n’est absolument pas devant une pièce muséale, une sorte de souvenir de belles années mythiques, on se trouve au contraire devant un spectacle d’aujourd’hui vif, intelligent, élégant, qui au contraire d’autres mises en scène, ne caricature rien, n’exagère en rien ce qui serait un côté « Buffo » (rappelons que Il barbiere di Siviglia n’est pas un opéra bouffe), mais ramène l’histoire à la comédie, à Beaumarchais, en concevant un décor habile, réaliste mais point trop, et une mise en scène travaillant sur les personnages, les mimiques, les gestes, sans jamais surcharger, n’oubliant jamais l’élégance, la grâce, avec un soin (habituel chez lui) particulier aux costumes, aux alliances de couleur, qui donnent à l’ensemble un ineffable parfum poétique. Devant tant de productions médiocres du Rossini comique, avec des personnages caricatures, des exagérations et des lourdeurs, on se trouve devant une réalisation d’un équilibre et d’une légèreté qui stupéfient, pleine d’idées, un modèle du genre en quelque sorte.
Comme pour Le Mariage de Figaro, Beaumarchais n’est pas si facile à traduire en scène et Pïzzi revient volontairement à la comédie, la simple comédie qui accorde au texte la primauté, une comédie d’intrigue, qui souligne le génie de l’œuvre d’origine et le génie de l’adaptation de Rossini. En effet, Rossini qui connaît son Mozart et Le Nozze di Figaro ne se cale en rien sur la vocalité de Nozze pour son Barbiere, censé se passer avant Le Nozze : Almaviva chez Mozart est baryton basse, chez Rossini un ténor plutôt léger, Rosina est chez Mozart un soprano lyrique, chez Rossini un mezzo colorature (quelquefois un soprano colorature d’agilità), Basilio est ténor chez Mozart et basse chez Rossini. Seul Figaro, le personnage fil rouge, reste dans la même vocalité, tandis que Bartolo, basse profonde chez Mozart, est nettement plus barytonnant chez Rossini. Ainsi Rossini par les voix se libère du modèle mozartien, mais en même temps crée les voix voulues pour les personnages créés par Beaumarchais, nous disant au passage que même chez Beaumarchais, les personnages, Figaro excepté, ne sont pas tout à fait les mêmes entre Barbier de Séville et Mariage de Figaro. Rossini est certes un génie musical, mais aussi un génie théâtral, ne jamais l’oublier.
Nous avons évoqué la mise en scène de manière un peu plus détaillée en 2018 et nous renvoyons ci-dessous le lecteur à notre texte d’alors. C’est de toute manière un très grand travail théâtral, d’un Pizzi extraordinairement vif, alerte, pointu. Un vrai chef d’œuvre.
Musicalement, l’équipe a complètement changé, mais la distribution reste solide, équilibrée, très engagée scéniquement.
Même le rôle muet d’Ambrogio est profilé, un vrai personnage qui fait couple avec la très bonne Berta de Patricia Biccirè, dont l’air Il capro e la capretta est particulièrement bien dit et ciselé, et permet de saisir sa fonction de « commentaire » de l’action qu’il décrit avec une ironie que la Biccirè souligne avec une véritable intelligence du texte, et on retrouve comme en 2018 le Fiorello de William Corrò, sans cesse présent, le complice des « mauvais coups » (écrivais-je en 2018) rompu au rôle et parfaitement en place.
Est-il besoin de revenir encore et toujours sur le Bartolo de Michele Pertusi, qui semble avoir gravé sa voix dans le marbre, comme inaltérable… pas seulement dans l’air « La Calunnia » mais aussi au deuxième acte dans son « Servitor di tutti quanti »… Il ne s’agit pas seulement de chant, d’articulation, d’orfèvrerie de la parole, mais aussi de personnage, avec ses gestes esquissés, ses regards obliques, ses mouvements brusques qui en font un vrai personnage de comédie complètement engagé dans le jeu. Pertusi est un monument vivant à l’art du chant rossinien (et pas seulement), mais il est ici un vrai créateur scénique, attentif à tout, incroyable de présence.
Face à lui, nouveau venu, Carlo Lepore en Bartolo est lui aussi tout à fait éblouissant. Et là encore, il ne s’agit pas seulement de voix, parce qu’il maîtrise tous les secrets techniques rossiniens dont des sillabati incroyables de vélocité et de netteté. Lepore a un chant vif, coloré, une diction impeccable, des accents d’une vérité telle qu’on ne se pense pas à l’opéra, mais au théâtre, tant on croit à la conversation en musique. Il se dégage de ce Bartolo une vérité du personnage, jamais exagérée ou ridicule, mais toujours juste, non dépourvu lui non plus d’une certaine élégance et d’une très grande présence scénique notamment par l’importance donnée aux récitatifs qui sont l’occasion de moments de jeu qui sont à eux seuls spectacle… Grand moment.
Maria Kataeva est Rosina, et elle remplit elle aussi la scène avec une vraie désinvolture. On voit désormais souvent cette chanteuse aux belles qualités, diction soignée, agilités sans problèmes, avec un véritable impact scénique et une voix charnue, peut-être même un peu trop pour le rôle. En effet, on a entendu des Rosine plus poétiques, avec une ligne de chant plus maîtrisée, si bien que cette Rosine est très honorable, mais Il faudrait que Pesaro nous en déniche une qui soit celle des dix prochaines années. Ici, malgré de très réelles qualités, nous n’y sommes pas encore tout à fait.
Jack Swanson reprend le rôle d’Almaviva, avec un chant appliqué, qui a attaqué avec difficulté le premier air ecco ridente in cielo, avec des aigus mal négociés, mais sans doute en cette première était-il un peu ému. La voix se réchauffe peu à peu et montre une véritable présence, moins dans les récitatifs (la vélocité…) que dans les parties chantées, qui se terminent par le redoutable rondò cessa di non resistere où tous les moyens sont rassemblés pour offrir le feu d’artifice final. Il n’a pas encore le legato attendu et le naturel d’un Florez, mais le timbre a du charme, le personnage est crédible, mais il y a encore de la marge pour faire partie des Almaviva de référence, il remporte néanmoins un vrai succès parce qu’il est un artiste valeureux, qui a bien progressé depuis que nous le vîmes déjà à Pesaro dans Il Signor Bruschino .
Enfin Andrzej Filonczyk est Figaro, qui succède à Davide Luciano qui tenait le rôle en 2018, désormais Don Giovanni sous les cieux salzbourgeois. Nous avons découvert ce jeune baryton polonais dans ce beau Barbiere signé Mario Martone et dirigé par Daniele Gatti en vidéo pour l’Opéra de Rome pendant la pandémie, et ce fut une vraie surprise.
Il s’impose par une présence scénique de tous les instants, agile, vif, virevoltant, un poil moins « roué » que Luciano, un poil plus juvénile. La voix est puissante, la prononciation claire, la technique bien maîtrisée (les sillabati, l’homogénéité dans les passages, les aigus puissants). Peut-être le chant manque-t-il encore d’un zeste de précision, mais en ce qui concerne la ligne de chant, la justesse des accents, et son pouvoir communicatif, sa sympathie, c’est déjà un Figaro de grande classe, de vraie classe internationale en tous cas. Et ils ne sont pas nombreux.
Très correct le chœur d’hommes du Teatro Ventidio Basso d’Ascoli Piceno dirigé par Giovanni Farina, et particulièrement à l’aise dans la pantonime initiale réglée par Pizzi
Ainsi peut-on çà et là trouver quelques éléments à revoir ou qui pourraient être améliorés (peut-être dans les représentations suivantes), mais dans l’ensemble, il s’agit d’une distribution solide, de très bonne facture, et qui conduit la soirée au triomphe, ce qui n’est pas si mal…
Enfin, l’Orchestra Sinfonica G.Rossini (à ne pas confondre avec la Filarmonica Rossini), plutôt à son aise, est dirigée par le jeune Lorenzo Passerini qui vient de prendre la tête d’un orchestre symphonique finlandais, le Jyväskylä Sinfonia. Sa direction prend soin des chanteurs, qu’il soutient attentivement, avec précision, sans jamais prendre le dessus dans une salle (la Vitrifrigo Arena) à l’acoustique quelquefois difficile. Les ensembles, essentiels dans Rossini, sont parfaitement maîtrisés ainsi que les traditionnels crescendos.
Mais, c’est notable dans l’ouverture, il dirige avec un tempo soutenu, quelquefois un peu trop peut-être, privilégiant la dynamique, et négligeant un peu de plonger dans les détails de l’orchestre. Ainsi, son Barbiere court avec fluidité et sans accrocs, mais on aimerait que le son de l’orchestre ait quelquefois plus de limpidité, et plus de corps. Il souligne la virtuosité, qu’il privilégie à (çà et là) une certaine profondeur. Or, c’est l’alliance des deux éléments qui fait les grandes directions rossiniennes, qui ne se contentent pas de (bien) pétiller. Il reste que dans l’ensemble, la prestation est cohérente, avec une vraie ligne. À suivre donc.
Il faut souhaiter que Pesaro propose cette production encore longtemps, essayant comme cette année d’offrir à chaque reprise quelques nouvelles voix d’avenir, pour devenir, à l’instar du Viaggio a Reims, une sorte de pierre miliaire de l’état du chant rossinien. Et à souhaiter aussi que Pizzi conserve sa vitalité de jeune homme de 94 ans…