Alors qu’elle s’apprête à chanter Tosca, Aida et Abigaille, Anna Netrebko a tout de même accepté de revenir une fois encore à la russe Tatiana, tardivement abordée (2013). Inutile de préciser que la direction de l’Opéra National a préféré proposer à la diva russo-autrichienne d’apparaître dans la classique et indémodable production signée Willy Decker et éviter ainsi de remonter la sensationnelle relecture de Dmitri Tcherniakov, présentée au Palais Garnier en 2008. Créée en 1995 pour entrer au répertoire, la version Decker n’a rien perdu de son efficacité, sa scénographie permettant d’installer le drame dans un univers aux lignes fuyantes et à l’étrange topographie (vallons jaunes stylisés pour la campagne russe, vallons gris pour la steppe), l'apparition d’un lustre de cristal géant à la fin du duel et au début du bal chez les Grémine créant toujours un saisissant effet, symbole du luxe dans lequel évolue Tatiana, richement mariée.
Traités avec une réelle économie de moyen, les scènes de foule où les moments plus intimes demeurent élégants, servis dans le cas présent par des artistes doués et habitués à leurs rôles respectifs. Emouvante en jeune exaltée réduite au silence et à la sagesse par un dandy blasé et revenu de tout, Anna Netrebko surprend tout d’abord par l’opulence de ses moyens vocaux. Peu habitués à entendre un matériau aussi riche et puissant sur toute la tessiture, mais avec de magnifiques demi teintes, de beaux aigus filés et une technique qui permet un allégement de la pâte vocale, cette Tatiana à la féminité assurée n’est pourtant à aucun moment un contre-emploi. Nous avons tous en tête des scènes de « La Lettre » moins volumineuses, abordées avec plus de fragilité et de frémissement, mais Netrebko est une cantatrice intelligente qui connait ses atouts, sait les mettre en valeur et, contrairement à ce qu’elle donne à voir en dehors des plateaux, sait limiter les effets et éviter les extravagances. Jouant avec justesse, elle emporte l’adhésion et trouve dans le duo final matière à transformation, physique et morale, pour résister dignement aux assauts d’Onéguine qui lui ne craint pas de s’humilier en se repentant.
Campé par un Peter Mattei vocalement extraordinaire, prêtant son grain rare, son legato princier et sa diction suprême à ce personnage cassant, mais au fond, d’une grande solitude, cet Onéguine fascine. Promenant sa noble carcasse en posant sur le monde un regard détaché, il ne fait que se mentir à lui-même jusqu’à ce qu’il réalise ses erreurs et décide de reconquérir cette Tatiana modifiée par sa nouvelle condition sociale. Tombant enfin le masque dans un final mouvementé, l’Onéguine de Mattei déborde d’humanité, repoussé par la Tatiana désormais hautaine et résolue de Netrebko.
Le reste du plateau peine évidemment à rivaliser avec des artistes de cette trempe : Varduhi Abrahamyan est ridicule en Olga, s’agitant dans tous les sens pour exprimer la jeunesse puis l’ébriété, Pavel Černoch écrasé par la présence de ses collègues sauve les meubles dans son air « Kuda, kuda » sans se montrer à la hauteur de Lenski, Alexander Tsymbalyuk se contentant de débiter l’air de Gremine sans trop y croire. Heureusement Elena Zaremba est une bien élégante Mme Larina et Hanna Schwarz une nostalgique Filipievna. Quelques services supplémentaires auraient sans doute permis à l’orchestre d’éviter le soir de la première les nombreuses incertitudes qui nous ont fait regretter la présence en fosse du chef Edward Gardner. Sa direction boiteuse, aux tempi hasardeux et ce jusque dans les célèbres parties dansées, aux couleurs atones et aux soudaines lenteurs, n’ont fait qu’alourdir cette si belle partition.
Bonjour
Vous dites que M.Lissner n'a pas pris de risque en proposant a Anna Netrebko la mise en scène de W. Decker. Celle ci s'est toutefois produite l'année dernière a Munich dans la production " gay " de Warlikowski, autrement plus sulfureuse que celle de Tcherniakov a Paris…
Cordialement
G. L