Diego Fasolis et ses Barocchisti ont habitué leur public à des réalisations d’un excellent niveau technique et d’un goût irréprochable. Il est donc quelque peu douloureux d’entendre leur ouverture grincer avec des phrasés si caricaturalement courts, des dynamiques parfois aléatoires et une intonation perfectible. Moins incohérente toutefois, semble-t-il, que ce qu’ont relevé certains lors de la générale et des premières représentations, où le réglage sur le diapason convenant à la tessiture de Philippe Jarrousky avait logiquement occasionné les pires difficultés à l’orchestre. Au bout de quelques soirées, il semble que celles-ci aient été en partie surmontées. Il n’en demeure pas moins que les violons paraissent comme tirer leur justesse de haute lutte. Ce point n’est pas rédhibitoire dans la mesure où Fasolis, passé l’ouverture, montre ses habituelles vertues d’économie et de tempérance, qui évitent à la caractérisation stylistique de verser dans une alacrité de timbre et de rythme schématique et permanente, chose fort pénible dans cette partition si tournée vers l’avenir romantique de l’opéra allemand. En-dehors de ses numéros extrêmes, cet Orphée a davantage le profil et le pas de celui de Gardiner que celui de Jacobs. Son harmonie fournit une prestation d’ensemble honorable sans être inoubliable, l’essentiel des vertus démontrées semblant relever du travail d’équilibre des plans, plutôt que de leurs contenus. En-dehors de l’ouverture, et des appels inauguraux de l’acte II, bien malingres, l’effectif réduit parvient à tenir la dynamique sans brusquerie et avec des alliages plutôt réussis entre cordes frottées, pincées et vents. L’ornementation ne manque pas, parfois, d’abuser de fioritures, en particulier dans le ballet – tronqué – des ombres heureuses. Le plus souvent versée dans une sorte de neutralité de ton, dynamique sans être tapageuse ni maniérée, la direction de Fasolis a pour mérite principal de filer droit. Ce n’est évidemment pas assez pour que l’on en retienne grand chose, sinon les rares excès, en l’occurrence dans le survol – notamment du second andante de l’acte II précisément celui-là qui, dans son onirique gravité, était peut-être le sommet musical, en plus d’être l’acmé chorégraphique, de la proposition d’Hengelbrock.
Le Choeur de Radio-France, sans démériter le moins du monde, ne se situe pas non plus, dans cette musique au moins, au niveau du Balthasar Neumann Chor. Il faut cependant bien insister sur le fait que son exercice est fort différent de nature. Partie prenante de la mise en scène, ou plutôt de la scénographie, il a plus à faire : mais il a aussi l’avantage d’être sur scène et de sonner en conséquence, dans une relation bien plus aérée à l’orchestre, et plus naturelle avec Orphée. On ne saurait bouder, dans les choeurs extrêmes de la version de Vienne notamment, cette vertu pratique. Mais il y a un aspect mis en balance, qui est lié à la nature de son utilisation scénique. Carsen, on y reviendra, fait au fond du choeur son principal protagoniste, et semble avoir consacré plus de minutie à en diriger les mouvements que ceux de ses rôles principaux. De la sorte, c’est à un trait essentiel de l’originalité de l’oeuvre qu’il est rendu hommage : et bien que la version primitive d’Orfeo n’ait pas eu tant la danse en vue, l’usage fait du choeur a bien quelque chose de chorégraphique, au moins dans la logique d’occupation de l’espace. Mais étant en mouvement quasi-permanent, mouvement qui est presque individualisé dans la première scène de l’acte II, il paye cette contribution scénique d’un manque de cohésion rythmique, essentiellement gênant sur son se intorno a quest’urna funesta. Au moins l’intonation demeure-t-elle sans reproche, mais le défaut d’impériosité finit, dans cette partition, par être un défaut de théâtralité.
Théâtralité est en général un mot problématique, sans que l’on ait à y songer. Mais toute mise en scène de Carsen renvoie à ce que cela peut bien vouloir dire. Sans raffiner beaucoup le propos, il y a deux façons de caractériser le travail de la star canadienne. La première consiste en une extension du domaine théâtral, qui peut aussi bien être vue comme une rétrocession : extension au liturgique, ou retour à une forme d’état originel de l’action scénique, catharsis parce que rituelle. L’autre est de dire que s’il y a là un style scénique, il n’y a pas de théâtre, parce que le théâtre, plus encore à l’opéra peut-être, est affaire de jeu et de direction d’acteurs. Le problème des productions de Carsen n’est pas qu’elles se ressemblent toutes, mais que ce qui les fait se ressembler soit identique pour un opéra de Glück, Wagner ou Debussy, pour une pièce de Shakespeare ou pour une scénographie d’exposition. Le cadre visuel devenant l’enjeu central sinon unique, l’action dépérit comme anesthésiée. Il est tout à fait possible de défendre les vertus d’ouverture, de stimulation de l’imaginaire d’un travail scénique qui refuse l’interprétation discursive, la sémantique, la trivialité du propos sur l’oeuvre. Mais en baignant le spectateur dans un imaginaire lui-même borné par ses obsessions graphiques, ses jeux d’ombres et de géométrie, le possible appel à une herméneutique du regard s’effondre. Car loin d’être une esthétique du dénuement au sein de quoi apparaîtrait un champ ouvert de signification et d’interprétation, le style Carsen remplit ; avec élégance, avec économie, mais on ne voit que lui, et plutôt que d’être projeté sur scène, le spectateur se sent dans un appartement chic où se délasser.
Naturellement, c’est beau. Le premier acte, et surtout le second. L’entrée du choeur portant Eurydice joue habilement de l’ellipse cendrée occupant la scène en la gravissant par l’arrière, créant une illusion d’éloignement et surtout d'infinité du cortège. Le caractère dolent quoi qu’animé du déploiement cérémoniel qui suit donne un accent de funérailles de mafioso sicilien en même temps que de tragédie grecque. La proposition la plus intéressante de Carsen est sans doute celle consistant à faire du choeur non la frontière intérieure, mais l’environnement tout entier des enfers, au centre duquel Orphée évolue comme un dans un labyrinthe. La transgression de l’accès à Eurydice ressortit alors exclusivement à la séduction de cet amoncellement de spectres hostiles. Voilà pour la beauté. On ne peut pas vraiment parler de transgression pour ce qui est de la décision d’aller chercher Eurydice au royaume des morts, qui démontre, à la dernière scène de l’acte I, l’absence de préoccupation parfois confondante de Carsen pour la direction d’acteurs. On y voit Philippe Jaroussky sauter à pieds joints dans la tombe d’Euridice, avec la grâce décontractée d’un saut improvisé dans sa piscine. Au tomber de rideau, l’embarras est grand. Juste avant, tandis qu’Orphée brandit son poignard, Amour surgit dans son dos en mimant le même geste, prenant apparemment de la sorte le contrôle sur son action. A défaut d’être inventif, le procédé (qui sera répliqué plus tard) a le mérite de la clarté quant à la logique dramatique du livret. Mais s’il a fonctionné, peut-être, à d’autres moments de la vie de cette production, il est appliqué ici en dépit du bon sens, tout simplement parce que Baráth est tellement plus petite que Jaroussky que l’effet produit ne peut être autre que comique, voire ironique : au fur et à mesure du drame, Amour apparaît de plus en plus comme un mauvais génie, qu’il faut bien la version avec happy end pour rattraper.
L’acte III, à l’image de la fin du I, est un néant théâtral à peu près absolu, où les chanteurs sont livrés à eux-mêmes – on se doute qu’en réalité ce ne doit même pas avoir été le cas lors des répétitions, mais le résultat est là. Les dits chanteurs sont inégaux devant cette cruelle autonomie. Même à l’avant-dernière représentation, Jarrousky paraît toujours un peu perdu, promenant sa grande silhouette avec une élégance parfois elle-même compromise par l’impression qu’elle est néanmoins trop petite pour occuper la scène, sur laquelle se retrouve la sorte de talus terreux du I. Patricia Petibon, elle, surnage par son abattage scénique. C’est elle, aussi, qui fait mieux que surnager musicalement, et c’est une belle surprise, qui fait regretter, peut-être, qu’elle n’ait pas été retenue pour l’enregistrement (dans la version de Naples) de Fasolis et Jaroussky – où Amanda Forsythe est Euridice. Elle est en tout cas le principal attrait de cette production, y compris pour en relever le goût face à la machine de guerre remontée à Garnier : le seul relatif point faible de cette dernière étant le caractère vocalement lisse d’Amour et Euridice. L’agilité toujours impressionnante de sa voix n’est nullement employée pour rendre les airs plus extérieurs qu’ils ne le sont, et c’est au contraire la concentration, l’effort de diction et la continuité expressive qui frappent. Avec une certaine économie d’effets, Petibon parvient de nouveau à une densité dramatique qu’on ne lui attribue toujours pas naturellement, confirmant ainsi l’impression donnée un an plus tôt, sur cette même scène, en Mélisande. C’est aussi que la couleur de sa voix dans le médium le permet plus qu’avant. Plus encore que son Che fiero momento (mal soutenu par l’orchestre), c’est son récitatif Qual’ vita et questa mai qui impressionne par son dramatisme naturel, sans affectation. Sans jamais démériter vraiment, son Orfeo peine parfois à soutenir un tel engagement. Il paraît évident que l’état de débrouille scénique l’empêche de surcroît de donner sa pleine mesure vocale. Son Che faro senza Euridice est logiquement son air le plus réussi, mais a cependant un aspect propret, un brin scolaire : le chant est pur, le mot clair, mais cela ne jaillit pas en des phrases ressenties comme nécessaires. La comparaison vocale avec une Wesseling n’a pas de sens, mais celle des résultats émotionnels en a assurément : il manque simplement ici la couleur tragique.
Elle apparaîtra de façon paradoxale à la toute fin, dans le dialogue final avec Amour, musicalement réussi (Baráth a tout de même un instrument admirable), scéniquement de nouveau navrant. C’est aux deux premiers actes que, vocalement, Jaroussky se montre le plus à son aise, dès ses tous premiers appels interjetés au se intorno a quest’urna funesta (un des passages, avec le dialogue avec les Furies, où le timbre de contre-ténor produit l’effet de contraste le plus intéressant). Justement parce que la ligne profite bien mieux de son timbre, le Che puro ciel est son morceau de bravoure, le vrai, bien plus que Che faro…, et il ne le rate pas – l’orchestre non plus. On se console avec ces perles éparses, perdues dans un écrin de fosse et de scène globalement sans âme. Le public apprécie de passer un moment agréable qui ne le sollicite qu'avec parcimonie, flatte son oeil et préserve son coeur d'excès dangereux ; et qui plus est, ne dure pas longtemps.