Créées en 1869, les Chorégies d'Orange peuvent s'enorgueillir du titre du plus vieux festival lyrique en France, voire dans le monde entier. Certes, les conditions d'un concert en plein air obligent à céder sur les exigences que l'on peut avoir dans une salle "classique", ce qui ne diminue en rien la qualité acoustique du lieu. Avec 9000 places assises, une scène longue de 100 mètres et un mur de fond d'une hauteur de 40 mètres, le théâtre antique contraint naturellement à des spectacles de grande dimension. Contrainte pour les artistes : les voix ne sont pas amplifiées mais soumises aux aléas du mistral qui parfois en modifie la projection, en y ajoutant des variations d'hygrométrie et de températures qui peuvent être extrêmes.
Succédant cette année à Raymond Duffaut à la tête des Chorégies d'Orange, Jean-Louis Grinda a dû faire face à une météorologie financière particulièrement délicate. En effet, malgré une fréquentation en hausse, les Chorégies avaient accumulé un déficit de 1,5 million d'euros, résultat de spectacles moins fréquentés (Un Vaisseau fantôme en 2013, réduit à une seule soirée au lieu de deux et l'annulation de plusieurs récitals qu'il a fallu rembourser). Contrairement au Festival d'Aix, les Chorégies sont une institution fonctionnant depuis leur début sur un financement quasi-autonome (80% du budget assuré par les recettes) qui fragilise l'institution en cas d'incident. Les banques ayant refusé de combler le déficit en invoquant les risques financiers, c'est vers l'Etat et la région que Jean-Louis Grinda s'est tourné. Le partenariat qui a résulté de ces négociations garantit la stabilité budgétaire, du moins en ce qui concerne le 150e anniversaire des Chorégies l'an prochain.
Programmer dans un tel contexte le Mefistofele de Boito n'allait sans doute pas de soi. L'ouvrage demeure peu connu du grand public même si les connaisseurs n'auront pas manqué de relever que l'ouvrage est lié à l'histoire des Chorégies puisqu'il a été donné dans les premières années de la manifestation, en 1905 avec l'immense Chaliapine. À constater la foule qui se presse sur les gradins un soir de deuxième, on peut faire le constat que le pari est gagné, du moins en ce qui concerne la billetterie. Erwin Schrott, Jean-François Borras et Béatrice Uria-Monzon garantissent une affiche de grande qualité, faute de pouvoir compter sur les audaces de la mise en scène de Jean-Louis Grinda, proposant dans la droite ligne de ses prédécesseurs un spectacle de bon niveau, proposant l'opéra de 9 à 99 ans sans abus de Regietheater, comme d'autres vantent une alimentation sans gluten…
Les décors de Rudy Sabounghi sont construits sur le principe d'estrades mobiles qui sont manipulées à vue et permettent une disposition des chœurs face au chef. À ce dispositif s'ajoute une scène annulaire qui entoure l'orchestre et offre ainsi la possibilité de venir chanter en proximité immédiate avec le public. Cette astuce s'intègre parfaitement dans une mise en scène qui ne s'embarrasse pas de références complexes, plus proche en cela d'une version concert spatialisée que d'une véritable scénographie d'opéra. Les voix sont mises en valeur grâce à un dispositif entièrement conçu autour d'un modèle scénique avec axe central, quitte à transformer chœurs et chanteurs en statues de cire, chantant invariablement statique et de face. Heureusement, les vidéos de Julien Soulier viennent compléter ce dispositif un peu trop figé en donnant à voir des espaces augmentés en fonction des différents lieux où se déroule l'action. Inévitablement, la statue d'Auguste sert de point de repère à la figure divine dans les chœurs célestes qui ouvrent et referment l'ouvrage. Venus des opéras de Nice, Toulon et Monte-Carlo, les 140 choristes assurent à eux seuls le spectacle, vêtus d'amples tenues vaporeuses entre carnaval et paradis peuplé d'anges. La nacelle qui devait emporter Faust et Mefistofele vers les cieux– objet, lors de la première, d'un incident heureusement sans conséquences – restera sagement au sol, contraignant les deux protagonistes à des gestes creux et grandiloquents. Erwin Schrott incarne de belle manière ce Mefistofele, personnage mi-bouffe mi-serioso, avec une projection qui se joue des variations acoustiques dues aux déplacements sur la scène. L'impact de la voix se combine à une présence qui n'use pas d'effets disproportionnés, ce qui n'est pas un mince mérite. La prestation de Jean-François Borras puise dans une palette très nuancée, avec un art des nuances qui exister le personnage au-delà d'une écriture bien conventionnelle, prévue à l'origine pour baryton. La couleur est relativement claire mais avec une projection très naturelle qui souligne la prononciation sans la contraindre.
Plus problématique se révèlera la Margherita de Béatrice Uria-Monzon dont la ligne, à la fois instable et peu projetée, peine à imposer un rôle déjà peu mis en valeur par la scénographie. Son retour en Elena frise l'anecdotique, au point qu'on lui préfèrera la Dame Marthe très relevée de Marie-Ange Todorovitch ou la modeste Pantalis de Valentine Lemercier… sans oublier Reinaldo Macias qui fait mieux qu'une simple figuration dans les rôles de Wagner et Nereo.
Officiant pour la première fois dans la fosse des Chorégies, Natalie Stutzmann le Philharmonique de Radio France sans grand accident, malgré de nombreux décalages (les bois !) et une battue très large qui fait surtout ressortir le remarquable travail de préparation des chœurs et des ensembles. La palette orchestrale assez ordinaire et peu nuancée (cordes bien peu homogènes) sert de passe-plats à des scènes chorales de grande qualité.
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Le second rendez-vous de cet été à Orange nous conviait à un très italien Barbier de Séville, élégamment mis en scène par Adriano Sinivia. En transposant l'action sur un plateau de tournage de Cinecittà, il contourne l'écueil d'une scène de toute évidence beaucoup trop vaste pour un opéra aussi fin et ciselé que le Barbier. Dans un lieu comme le Théâtre antique qui ignore le lever de rideau, Sinivia fait le choix astucieux de démarrer l'action au moment où le public entre dans l'immense cavea (transformée en véritable fournaise ce soir-là). Les machinistes s'activent au milieu des maquilleurs qui courent après les chanteurs comme des stars de ciné. Une somptueuse voiture américaine à cour répond à une très castorfienne caravane Airstream à jardin, tandis que le décor est manipulé à vue au centre de la scène pour le plus grand plaisir du public venu très nombreux pour admirer ce tube de l'art lyrique.
L'ambiance des années 50 laisse imaginer facilement les correspondances entre les rôles de l'opéra et les stars sur papier glacé. Almaviva pourrait être campé par un Vittorio Gassman, Figaro serait volontiers un Marcello Mastroianni ou Ugo Tognazzi dévergondé ; quant à Rosina, de toute évidence une Sophia Loren tout droit sortie de l'Oro di Napoli. Les Vespa croisent les perchistes et les starlettes qui attendent dans la coulisse, toujours bien en vue du public qui ne perd pas une miette de ce manège virevoltant. Pour pimenter le tout, le metteur en scène joue son propre rôle, équipé d'un porte-voix et secondé par un assistant qui fait résonner le clap de fin à la fin de chaque scène. Le projet est à la fois extrêmement lisible et très ludique puisqu'il consiste à montrer le tournage d'un long métrage intitulé sans surprise Le Barbier de Séville. Le spectacle se poursuit avec des échanges à la volée entre acteurs et chef d'orchestre et la soirée se conclut sur un long générique qui cite tous les participants, musiciens y compris.
Moins nécessaires, les images vidéos signées Gabriel Grinda n'apportent pas un élément décisif à un spectacle de bonne tenue et qui tient surtout à l'énergie roborative d'un théâtre de poche. L'air de la calomnie est ainsi injustement alourdi par une animation qui montre l'écroulement d'un édifice composé de visages et de corbeaux croassants. La bonne humeur s'appuie en principalement sur un défilé de symboles de l'Italie d'après-guerre, depuis la fanfare de village en passant par les carabinieri moustachus et les caricatures du père de famille, du dragueur, du curé ou de la starlette.
Une ombre a plané sur le plateau quelques jours avant les représentations, en apprenant la défection de Michaël Spyres dans le rôle d'Almaviva. Le jeune Ioan Hotea assure un remplacement de qualité sans faire oublier la prestation qu'aurait pu livrer le ténor américain dans un lieu où il était très attendu. La projection n'a pas ni l'aisance ni la volubilité de son aîné, tandis que les vocalises s'empêtrent souvent dans une approximation générale qui en ternit l'effet. Légère déception également du côté du très attendu Florian Sempey en Figaro, dont le "Largo al factotum" se prend les pieds dans une agitation scénique qui l'oblige à pousser sa Vespa en surveillant en même temps la battue dilettante de Giampolo Bisanti… Le personnage use d'un humour de bon ton pour faire oublier une intonation parfois défaillante.
Satisfaction sans réserve en revanche pour la piquante Olga Peretyatko, Rosina de grande classe, aux ciselures aériennes et pétillantes. Le lieu lui interdit une virtuosité dont les détails se perdraient en route… Elle tire brillamment son épingle du jeu en soulignant ses interventions par une incarnation du rôle très naturelle. Bruno de Simone connaît son Bartolo sur le bout des notes et il sait le faire entendre, avec un humour éclatant et bonhomme. Injustement sifflé à la fin de son air de la Calomnie, Alexeï Tikhomirov livre un Don Basilio un rien engoncé dans ses graves et cherchant son souffle pour projeter correctement sa voix. La Berta hilarante d'Annunziata Vestri connaît l'art de mettre le public dans sa poche, tandis que Gabriele Ribis (Fiorello) et l'acteur Enzo Iorio (Ambrogio) complètent de belle manière cette distribution.
La direction assez terne de Giampolo Bisanti appuie les temps et ne fait guère décoller la machine rossinienne – parti-pris d'autant plus étonnant que le plateau et la scénographie crient leur soif de théâtre et d'emballement. Un bémol vite oublié par la bon niveau général de l'Orchestre national de Lyon qui fait oublier la chaleur étouffante qui règne ce soir-là et manque à plusieurs reprises de mettre en péril l'accord général.
A revoir sur :