Ce septième opus lyrique de d'Albert puise son sujet dans la pièce Terra baixa de l'écrivain catalan Àngel Guimerà, traduite en allemand par Rudolph Lothar. Avouons qu'il est difficile de croire au succès de cette "basse terre" d'inspiration vaguement post-romantique qui porte mal aujourd'hui son rousseauisme de comptoir. On navigue à vue (à marée basse ?) dans une action qui fait l'apologie de l'altitude comme région de pureté morale et de la connivence sociale le prétexte à l'abâtardissement éthique. L'intrigue de cette œuvre vériste se déroule dans une Catalogne idéalisée, dans un climat social déjà agité qui voit s'opposer la candeur du berger Pedro et la vilenie de Sebastiano, grand propriétaire terrien. Ce dernier est l'amant de Marta mais à la suite de dettes, décide d'épouser une riche héritière et d'organiser dans le même temps le mariage de Pedro avec Marta afin de pouvoir continuer à profiter d'elle. Humiliée par son union avec Pedro, Marta finira pour par éprouver de réels sentiments pour lui. Pedro tue Sebastiano et s'enfuit avec Marta vers les alpages et les moutons.
La mise en scène de Walter Sutcliffe n'y va pas par quatre chemins pour tracer à gros traits le portrait de ce berger Parsifal et Turiddu dont l'innocence et la liberté de l'âme se lit dans le fâcheux réflexe de quitter ses chaussettes et marcher pieds nus. Tandis que son comparse Nando préfère les revues pour adultes à la surveillance des moutons, le voilà qui descend vers les basses terres à l'invitation de Sebastiano qui lui propose Marta et un emploi de meunier. Le nouveau meunier s'ennuie et s'endort, rêvant à ses montagnes alors que le maître des lieux tente de reprendre ses droits sur sa maîtresse. La lisibilité du décor de Kaspar Glarner surligne la minceur de l'intrigue : on passe d'une ligne de crête aux soubassements d'un moulin obscur, écrasé par un immense escalier qui contraint chœur et figurants à de monotones montées et descentes. Heureusement, les éclairages très détaillés signés Bern Purkrabek permettent de créer des climats variés, avec dans les costumes, une pointe de movida version Almodóvar qui jure avec la rigueur de ce mélodrame passionnel. Ni Pedro ni Marta ne semblent se prêter au jeu et porter les tenues du mariage imaginé par Sebastiano. Le costume ridicule du berger et la scène de la mantille sont autant d'humiliations qui accréditent la naissance de l'amour et la fuite des deux amants à la fin de l'œuvre. Sous l'épais vernis sentimental se dissimule l'ambiguïté psychologique d'une femme-enfant qui ambitionne de passer les premiers temps de sa vie d'épouse assise sur le canapé devant la télévision et de fil en aiguille, la scène où elle provoque Pedro jusqu'à déclencher chez lui un geste d'agressivité qui la blesse physiquement et la fait dans le même temps basculer dans l'amour sincère.
Musicalement assez disparate, Tiefland emprunte largement à Strauss et Wagner des éléments qui, agrémentés d'un matériau à l'exotisme facile (le fandago et ses castagnettes…) peinent à masquer des tunnels d'ennui. Le rôle de Pedro exige des moyens qui à certains moment n'ont rien à envier à la véhémence d'un Siegfried assez brut de décoffrage, ce qui confirme en un sens le choix de Nikolai Schukoff dont la voix peine à faire oublier les efforts et la vaillance. Les aigus obstinément poussés donnent du personnage une impression de sincérité et de rugosité de l'âme. Scéniquement desservie par une taille athlétique et un jeu d'actrice assez limité, Meagan Miller empoigne le rôle de Marta avec des moyens très sûrs mais une voix qui file droit assez peu subtilement. Markus Brück campe un Sebastiano idéal de veulerie et de bassesse. La voix n'est pas projetée avec soin mais il sait la conformer au profil psychologique du personnage. Cette prouesse justifie à elle seule l'image finale tout droit sortie d'un film noir : deux hommes de main descendent les marches avec marteau-piqueur et sac de ciment pour faire disparaître discrètement son corps… Le Tommaso de Scott Wilde n'a – hélas – à offrir qu'un relief vocal aux contours bien absents tandis que la voix d'Anna Schoeck donne envie de l'entendre dans un autre emploi que la modeste Nuri. Ni Paul Kaufmann (Nando) ou le Orhan Yldiz (Moruccio) ne marquent durablement – constat identique pour le trio Jolana Slavikova, Sofia Pavone et Anna Destrael, dont les qualités se heurtent à des emplois scéniques trop volatils.
La fosse est tenue par un Claus Peter Flor autoritaire et sûr de ses effets. La battue assez large donne à entendre en grand une écriture musicale qui se prête admirablement à ce genre d'options, surtout avec des choeurs et un orchestre du Capitole qui réalisent des prouesses de subtilités et de précision. S'il est impossible de ranger Tiefland dans la catégorie des chefs d'œuvres du simple fait de sa rareté, il serait pour autant injuste de l'abandonner trop longtemps dans la poussière de l'oubli.