Il en fallait de l'audace et de l'autodérision en 1831 pour proposer au public milanais habitué aux grands drames si prisés à l'époque, une œuvre folle et décomplexée sur les coulisses de l'opéra. En imaginant les pérégrinations d'une compagnie théâtrale sans le sou, en train de répéter sa dernière création, Donizetti et son librettiste Domenico Gilardoni ont eu à cœur de dynamiter les conventions et de montrer sous un angle parodique et peu flatteur, les travers d'une troupe qui finira par filer en douce, quelques heures avant la première. Cette mise en abîme du théâtre dans le théâtre, autour de laquelle Laurent Pelly tourne depuis longtemps, aussi originale que déjantée, où se débattent tout ensemble impresario véreux, poète en panne d'inspiration, diva capricieuse et intempestive mère poule, présente le monde du spectacle sous un jour inconnu et absolument pittoresque. Incapables de s'écouter et de s'entendre, les protagonistes de cette comédie satirique sont ainsi pris au piège de leurs propres bêtises, accumulant de façon outrancière et dérisoire, exigences ridicules, dérives existentielles et trahisons en tout genre, pour mieux se perdre et faire capoter un projet qui aurait dû les réunir. Avec sa verve et son regard corrosif qui a fait sa force, Laurent Pelly règle une mise en scène hilarante qui fourmille de gags et de détails croustillants toujours très justes.
Dans un impressionnant décor de théâtre ou ne subsiste qu’une scène et quelques étages de galeries, transformé en parking (Chantal Thomas), l'action trouve son rythme et sa place au gré de répétitions de plus en plus ingérables. Car rien ne se passe comme prévu dans cette compagnie : les jalousies des uns, les desiderata des autres et les inconvenances de tous finissent par conduire à la catastrophe. La prima donna refuse de chanter en duo avec la petite nouvelle, son mari qui ne sait pas chanter veut absolument monter sur scène et Mamma Agata, terrible ogresse, mère de la jeune première veut faire la pluie et le beau temps en effrayant tout le monde. Ce qui devait au départ se dérouler calmement, dérape donc inexorablement, Pelly prenant un malin plaisir à souligner ce dont sont capables ces personnages pris dans un engrenage sans fin et dont les singularités se révèlent jusque dans les ensembles menés au cordeau. Entre l'arrivée inopinée de la police à la fin de la première partie pour faire chanter les interprètes et celle des ouvriers, marteaux- piqueurs en mains, prêts à faire disparaître cet ancien théâtre, les trouvailles scéniques et les surprises ne manquent pas, à la grande satisfaction des spectateurs.
La direction musicale assurée par Gergely Madaras n'a sans doute pas la même cohésion, ni la même énergie que celle de Lorenzo Viotti ; moins tendue et moins virtuose, la partition ne sonne pas cette fois comme une course folle, ce qui par moment bride un peu le jeu des acteurs.
Comme à Lyon la vociférante Mamma Agata est campée par un Laurent Naouri inénarrable, dont le look ahurissant à la fois drag-queen et Margareth Thatcher n'a d'égal que la composition vocale absolument sensationnelle du grave à l'aigu. Ne craignant rien ni personne, son Agata devra malgré ses inconvenances fuir les débiteurs et prendre la poudre d'escampette à la nuit tombée. Face à lui (elle ?), Patrizia Ciofi retrouve avec plaisir le personnage de Daria, prima donna sûre de son talent et de son petit pouvoir de nuisance sur la compagnie. Véritable meneuse de revue, la soprano caracole sur le plateau et s'approprie ce rôle à la tessiture parfois peu confortable avec l’humour, la finesse et le brio que nous lui connaissons.
Pietro Di Bianco (Biscorma, le chef d'orchestre), et Enric Martinez-Castignani (Cesare le poète) ne sont pas en reste pour croquer chacune des facéties dont sont parés leurs rôles, le premier toujours aussi survolté, hurlant en vain sur ces artistes dégénérés, le second houspillé, rejeté et à bout. Succédant à Charles Rice, David Bizic est fort drôle en Procolo notamment dans la seconde partie où il s'obstine à faire croire qu'il sait chanter sur scène alors qu'il n'y a jamais mis les pieds. Luciano Botelho n'a ni l'exubérance, ni l’amplitude vocale d'Enea Scala dans le rôle de Guglielmo, mais il se tire tout à fait honorablement de cette figure ventripotente, tout comme Peter Kalman en impresario et Rodrigo Garcia en directeur de théâtre. Couvée par sa mère, d'abord timide puis libérée, Melody Louledjian est adorable en Luigia entourée de Katherine Aitken dans le court rôle de Pippetto et du chœur d'hommes du grand Théâtre de Genève, survolté.