Vidéo accessible :
https://www.arte.tv/fr/videos/084160–000‑A/cosi-fan-tutte-a-l-opera-de-lausanne/
Il n’est pas rare d’entendre dire que Così fan tutte est une comédie dont Don Alfonso serait le metteur en scène. De là à en faire le présentateur d’une émission de téléréalité, il n’y a qu’un pas que Jean Liermier a allègrement franchi : le pari entre Don Alfonso, Guglielmo et Ferrando visant à mettre à l’épreuve la fidélité des femmes n’est ainsi plus un jeu entre amis – avec tout ce qu’il peut avoir de cruel et de cynique ; c’est sous l’œil des caméras que Fiordiligi et Dorabella vont être piégées.
Voilà une idée qui fonctionne tout à fait bien parce qu’elle respecte l’idée d’un Alfonso tirant les ficelles de l’action. Elle conserve également cette ambiguïté entre la vérité et le jeu, entre la sincérité et le mensonge qui se trouvent au cœur du livret, puisque la téléréalité filme des individus réels réagissant à des situations écrites et prévues. Un autre élément central dans le texte de Da Ponte est le fait que les personnages s’observent les uns les autres : Guglielmo et Alfonso assistent par exemple, cachés, au duo où Fiordiligi cède aux avances de Ferrando ; ils se trouvent également à l’arrière-scène et l’écoutent lorsque celui-ci chante son désespoir d’avoir été trahi (« Tradito, schernito »). Il y a dans le livret des regards inquisiteurs, indiscrets que la présence de caméras illustre de manière tout à fait intelligente.
Le metteur en scène n’abuse pas pour autant des vidéos ; celles-ci sont présentes ponctuellement, à des moments clés de l’action : soit pour un effet émouvant (les visages des deux jeunes femmes dans « Come scoglio » et « Un’aura amorosa »), soit pour un effet dramatique (lorsque les images servent de preuve à l’infidélité des deux jeunes femmes), soit pour un effet comique (Don Alfonso adressant ses maximes directement à la caméra, ou les images floutées de Guglielmo et Dorabella lorsque leur duo deviendrait inconvenant à la télévision à une heure de grande écoute…)
Le dispositif général de cette production fonctionne donc bien, servi par des décors sobres : un loft à la décoration minimaliste (un canapé et une chaise, ou un lit), un balcon, les coulisses d’un plateau de télévision… En revanche la direction d’acteurs est en demi-teinte. Le personnage de Don Alfonso a l’ironie et la décontraction attendus, Ferrando et Guglielmo campent des hipsters caricaturaux sans être totalement absurdes, vifs dans le sérieux comme dans la farce, et Despina est particulièrement réussie, hissée sur ses talons et de léopard vêtue, légèrement vulgaire mais d’un abattage comique sans faille. Mais comme, à côté d’eux, Fiordiligi et Dorabella peuvent sembler insipides ! La première est une mariée abandonnée le jour de ses noces par son fiancé partant à la guerre, se lamentant sans énergie et qui, même armée d’un revolver pour chasser de chez elles les intrus, ne ferait peur à personne. Dorabella trouve heureusement un regain d’énergie dès lors qu’elle se décide à tromper Ferrando et a le « Smanie implacabili » au premier acte pour lui donner un peu de présence, car comme elle peut être inconsistante par moments ! Les deux personnages ne semblent dotés d’aucune volonté, vivant chaque événement avec la même absence d’intensité ; c’est étonnant qu’elles aient si peu d’épaisseur alors que l’action et leurs airs leur donnaient une telle palette d’émotions et de telles possibilités d’évolution !
Voilà qui explique sans doute une partie des faiblesses musicales de cette production ; car si Valentina Naforniță a sans conteste un timbre riche et profond dans le medium, et possède tout à fait les moyens du rôle, elle est très souvent dans la retenue. Sans doute est-ce l’effacement de son personnage qui ne l’aide pas à apporter l’engagement vocal nécessaire ; mais elle chante parfois comme sur la pointe des pieds, ne laissant pas la voix se déployer vraiment et souffrant de quelques soucis d’intonation, notamment dans le quatuor « Come par che qui prometta ». Du côté de Dorabella, Stéphanie Guérin possède une voix peu brillante qui ne lui permet pas d’être mise en valeur dans les ensembles. Elle maîtrise son rôle, mais sans lui apporter beaucoup d’éclat vocal ni de richesse dans les couleurs ou les nuances.
Robert Gleadow, habitué des rôles mozartiens, fait preuve de davantage d’expressivité et d’impact, même si sa surarticulation du texte peut surprendre par moments ; mais il campe un Guglielmo dynamique, comique, déterminé et qui porte en grande partie le spectacle, ne s’économisant pas. Son « Donne mie » démontre ainsi autant la beauté du timbre que les talents dramatiques du baryton. Le bât blesse en revanche chez le Ferrando de Joel Prieto, avec beaucoup de sons appuyés, un ou deux aigus escamotés, et un « Tradito schernito » où il semble à la peine. Le ténor est cependant convaincant scéniquement.
Ce quatuor peu enthousiasmant vocalement trouve heureusement face à lui un duo assez irrésistible, avec le Don Alfonso de Bruno de Simone, parfaitement à son aise tout au long de la partition, et la Despina de Susanna Cordón qui est sans doute la plus grande réussite de la soirée : assurée vocalement, et parvenant à lier la musique aux exigences du texte et de l’action.
Joshua Weilerstein offre à la tête de l’orchestre de Chambre de Lausanne une diction raffinée, élégante, sans heurts, qu’on aurait sans doute davantage goûtée avec une distribution vocale plus unanimement convaincante. Le spectacle ne tombe donc pas tout à fait à l’eau, mais ne laisse pas un souvenir inoubliable.
Vidéo accessible :
https://www.arte.tv/fr/videos/084160–000‑A/cosi-fan-tutte-a-l-opera-de-lausanne/