L’opération The Beggar’s Opera est l’exemple même de ce qu’il faut faire à l’opéra avec certaines œuvres pour les populariser et porter l’opéra là où il ne va pas toujours. Les ingrédients en sont :
- Une solution scénique légère qui permette le transport et l’installation dans des lieux variés
- Une tournée la plus large possible permettant d’amortir les frais engagés
- Une idée de mise en scène originale : ici transformer l’œuvre en une comédie musicale d’aujourd’hui
- Une troupe composée essentiellement de jeunes, rompus à ce style
- Un orchestre réduit, et ductile.
Ainsi a‑t‑on vu The Beggar’s Opera aux Bouffes du Nord, théâtre à l’esthétique et à la tradition adaptées à ce type d’opération, souvenons-nous de La Tragédie de Carmen, d’Impressions de Pelléas ou même de La flûte enchantée, spectacles qui firent aussi de longues tournées. Ainsi dans la tradition de « Teatro povero » de Peter Brook, qui convient si bien à cet « Opéra des Gueux », est né un spectacle qui bénéficie d’une large coproduction : Les Arts Florissants avec le soutien de CA-CIB ; Angers Nantes Opéra ; Opéra de Rennes ; Les Théâtres de la Ville de Luxembourg ; Opéra Royal / Château de Versailles Spectacles ; Grand Théâtre de Genève ; Théâtre de Caen ; Edinburgh International Festival ; Festival di Spoleto ; Centre Lyrique Clermont-Auvergne ; Opéra Royal de Wallonie-Liège ; Opéra de Reims / La Comédie de Reims CDN ; Teatro Coccia-Novara ; Teatro Verdi-Pisa ; Attiki cultural Society / Athènes ; Cercle des Partenaires des Bouffes du Nord.
Le spectacle conçu à l’origine comme une sorte de « comédie musicale » reprend des airs célèbres, et chansons du temps avec dans le texte des allusions très claires à l’actualité du public du XVIIIe. Comme la foire à Paris s’opposait au très officiel Opéra de Paris, le Ballad opera londonien se présentait comme alternatif à l’opéra officiel dominé par l’opéra italien, c’était une sorte d’opéra populaire, un melting-pot qu’un public d’aujourd’hui pourrait difficilement percevoir sans adaptation.
Ainsi sommes nous à l'opposé d'une représentation « archéologique » pour « actualiser » l’œuvre, elle nécessite au contraire une réadaptation du texte à notre monde, de manière que le public soit de plain-pied avec l’œuvre, dans un rapport d’aujourd’hui. C'est l'opération à laquelle se sont livrés Robert Carsen et son dramaturge Ian Burton, se livrant à une transformation du texte à l'éclairage de la vie publique (compliquée) du Royaume Uni. Ainsi les allusions à Teresa May et à ses chaussures jaunes à la ruine des Tories et au triomphe (?) du Labour viennent-elles entre autres égayer la trame.
L’œuvre a été évidemment adaptée tout au long de sa carrière de près de trois siècles, la plus célèbre adaptation étant l’Opéra de Quat’sous de Kurt Weill et Bertolt Brecht, dont on peine d’ailleurs à trouver une mise en scène convaincante aujourd’hui. Et c’est dans un style proche de Weill et Brecht que Carsen a réussi un travail qui part de la tradition anglo-saxonne de la comédie musicale, avec une troupe de chanteurs plus rompus à ce style qu’au chant baroque. Cela donne un résultat d’une étonnante vivacité et d’une vérité criante, jamais en contradiction avec l’histoire, que l’orchestre à l’effectif réduit, sur scène et inséré dans la mise en scène, dirigé ici par William Christie (il apparaît en alternance selon les lieux) accompagne avec bonheur .
Le Grand Théâtre de Genève, profitant à plein de son exil provisoire à L’Opéra des Nations accueille cette production dans un espace qui est parfaitement adapté à l’entreprise faisant jouer l’ensemble sur un proscenium qui couvre la fosse, donnant une vraie proximité aux acteurs qui n’est pas sans rappeler un dispositif de théâtre élisabéthain.
Toute la troupe, orchestre compris, est habillée en casual, jeans décousus, sweat-shirts à capuches (costumes variés et colorés de Petra Reinhardt), et se met en place sur scène à la faveur de sirènes assourdissantes qui surprennent le public : en dix secondes, tout le monde est en scène et le spectacle peut commencer par un ballet où les chanteurs, qui sont aussi danseurs (chorégraphie de Rebecca Howell) et même machinistes, déplacent des cartons qui servent de table, de comptoir, de sièges ou de praticables, variant l’espace composé en toile de fond d’un mur de caisses en carton (ingénieux décor de James Brandily), quelquefois modulable, alliant l’idée de pauvreté (on sait que les caisses en carton sont souvent le seul abri des SDF) et l’idée de mobilité, comme un déménagement permanent, dans une tradition proche du théâtre de tréteaux.
Macheath, un beau gosse (Benjamin Purkiss) , sorte de Don Juan à la morale vermoulue est un maquereau qui court après Polly, la fille des Peachum (Kate Batter), à la mère désopilante au look de mère maquerelle (Beverley Klein) et dont le mari (Robert Burt), financier véreux est plus ou moins acoquiné au chef de la police, Lockit (Kraig Thornber), corrompu jusqu’à la moelle. Sa fille Lucy (Olivia Brereton) est aussi amoureuse de Macheath qui promet en même temps à Polly et Lucy le mariage : les parents le lui feront payer…
Reprenant la tradition née de l’original, Carsen présente un monde de bas-fonds traversé par les maux du jour : la drogue, les petits vols, la prostitution et surtout la corruption à tous les étages : si bien que le héros Macheath, délinquant multirécidiviste condamné à mort et sur le point d’être pendu, devient à la faveur de la chute du gouvernement de Teresa May et de la déroute des Tories le ministre de la Justice du nouveau gouvernement qui comprend un Ministère du Crime économique et aussi un ministère de la culture, poste « sans importance »…Tout est bien qui finit bien dans le meilleur/pire des mondes possibles.
Benjamin Purkiss est un Macheath , sale gosse et beau gosse, très alerte en scène et d'un confondant naturel : outre les acteurs déjà cités, on a apprécié Sean Lopeman (Filch/Manuel) et Lyndsey Gardiner (Jenny Diver), même si la cohésion de la compagnie est telle que tous mériteraient d’être cités.
La dizaine de musiciens des Arts florissants, dirigés par un William Christie détendu et un peu délirant, est comme toujours sans défaut, cherchant à accompagner le spectacle avec l’humour et la distance voulus, et des moments impayables et ironiques, faisant de l’orchestre une sorte de chœur accompagnant la trame au plus près, avec l’énergie et la folie exigées. (William Christie, Liv Heym, Martha Moore, Sophie de Bardonnèche, Alix Verzier, Douglas Balliet, Sabestien Marq, Vincent Blanchard, Thomas Dunford)
Toute la troupe est complètement engagée et particulièrement vive : tous chantent et dansent, sautent, courent en caracolant et cabriolant sur le plateau : il en résulte un spectacle de bout en bout divertissant, sans une chute de rythme, qui ne laisse pas un instant de respiration au spectateur et qui aboutit au triomphe général. Pleine réussite de Robert Carsen et William Christie et magnifique preuve qu’avec des idées et une troupe de qualité, tout fonctionne.