Giacomo Meyerbeer (1791–1864)
Les Huguenots (1836)
Opéra en cinq actes
Livret d'Eugène Scribe et Émile Deschamps
Création à l'Opéra de Paris le 29 février 1836

Direction musicale : Marc Minkowski
Mise en scène et dramaturgie : Jossi Wieler & Sergio Morabito
Décors et costumes : Anna Viebrock
Lumières : Martin Gebhardt
Choeur : Alan Woodbridge
Chorégraphie : Altea Garrido

Marguerite de Valois : Ana Durlovski
Raoul de Nangis : John Osborn
Marcel :  Michele Pertusi
Urbain :  Léa Desandre
Le Comte de Saint-Bris : Laurent Alvaro
Valentine de Saint-Bris : Rachel Willis-Sørensen
Le Comte de Nevers : Alexandre Duhamel
De Tavannes : Anicio Zorzi Giustiniani
De Cossé :  Florian Cafiero
De Thoré / Maurevert : Donald Thomson
De Retz : Tomislav Lavoie
Méru : Vincenzo Neri
Archer : Harry Draganov
Une coryphée : Iulia Surdu
Une dame d’honneur : Céline Kot
Bois-Rosé / Le valet : Rémi Garin

Chœur du Grand Théâtre de Genève

Orchestre de la Suisse Romande

 

Genève, Grand Théâtre, mercredi 26 septembre 2019, 18h

Par bonheur après des années d’ignorance et de mépris, Meyerbeer revient sur les scènes. On découvre alors que cette musique est de grande qualité, que les livrets de Scribe sont non seulement bien faits, mais intelligents et d’une profonde humanité. Et ainsi, Les Huguenots arrivent à Genève sur la scène locale, où l’opéra n'a pas été représenté depuis 93 ans. Et c’est le succès, dû à une réalisation musicale solide, dominée par une distribution vraiment exemplaire moins à une production qui sans être époustouflante, se laisse néanmoins voir. Une réussite à mettre au compte de la politique subtile d’Aviel Cahn, avec ses hauts et ses bas, et les discussions passionnantes que les productions suscitent.

Image finale : Michele Pertusi (Marcel) Laurent Alvaro (Saint-Bris)

Une fois encore se pose la question de notre regard sur Meyerbeer. En dépit d’une « Meyerbeer renaissance » qui marque les dix dernières années, timide en France et plus développée en Allemagne, il reste qu’on a un peu perdu trace des traditions interprétatives, et qu’on y entend aussi bien du dzim boum boum marquant que des regards plus délicats sur une musique méprisée pendant des années. Il est tout de même toujours incroyable de penser que Les Huguenots comptent parmi les œuvres les plus jouées au XIXe et ont brutalement disparu, à Paris en 1934 ‑est-ce un hasard ?- et à Genève il y a 93 ans. On a parlé de lassitude, de routine… Mais il y a sans doute d’autres motifs. En tout cas Aviel Cahn qui veut rapprocher sa programmation de la cité, a été bien inspiré de proposer ces Huguenots  au pays de Calvin.
Quand je commençai à m’intéresser de près à l’opéra, il était de bon ton d’accuser Meyerbeer de facilités scandaleuses et de mépriser Scribe. Or la redécouverte de ces œuvres montre à la fois l’intelligence et l’humanité profonde des livrets de Scribe, et un art accompli de la composition de Meyerbeer lui-même qui suffisent à justifier la gloire incroyable des deux artistes pendant bonne part du XIXe.
Certes, Meyerbeer n’est pas un inventeur, comme Wagner ou Verdi ont pu l’être, mais c’est un génial manipulateur de l’art de la composition, qui a pris ses leçons en Italie, où il est un des plus grands admirateurs de Rossini. C’est là où il apprend les raffinements musicaux. Il suit aussi le sillon ouvert par Auber (La muette de Portici) et Rossini (Guillaume Tell) par Robert Le Diable, son premier Grand-Opéra en 1830 (mais il a déjà à son actif une vraie carrière en Italie).
Meyerbeer est un intuitif qui sait humer les modes et les goûts du public. Il sait aussi qu’à grande boutique (l’expression bien connue de Verdi pour qualifier l’opéra de Paris), doivent correspondre grosses machines spectaculaires, avec des chœurs nombreux et surtout festival d’acrobaties vocales. Rien que pour Les Huguenots, il faut trois sopranos de tessitures sensiblement différentes, un ténor particulièrement sollicité à l’aigu au rôle très lourd, et une tripotée de basses dominées par le personnage de Marcel.
C’est donc un effort notable qui a été consenti par le Grand Théâtre de Genève pour cette reprise après un peu moins d’un siècle dans la cité de Calvin car aussi bien la distribution que l’ensemble des forces mises en œuvre arrivent à un résultat de haut niveau.
Le choix de Jossi Wieler et Sergio Morabito est un choix lui aussi respectable dans la mesure ou les deux metteurs en scène sont des habitués des scènes européennes, et notamment allemandes : ils ont pendant des années animé et dirigé l’opéra de Stuttgart, ils ont travaillé notamment avec Eva Kleinitz et leur expérience du répertoire est grande, ils ont notamment monté La Juive à Stuttgart. Mais leur problème – si on peut appeler cela un problème – c’est qu’ils ne prennent pas au sérieux ce répertoire, transposant le Grand-Opéra dans le monde hollywoodien ou cinématographique des années quarante, romanesque, blondes platinées et lèvres écarlates, il en résulte un calcul erroné des distances : le monde des feuilletons ou du romanesque cinématographique convient peut-être plus à ce qu’était l’opéra-comique à l’époque ou ce qui deviendra l’opérette.
L’opérette justement est assez présente entre les lignes et dans la mise en scène et dans la direction musicale. Car effectivement, Offenbach s’est appuyé et sur Rossini et sur Meyerbeer pour les parodier, et le monde d’Offenbach faisait allusion à Meyerbeer en rencontrant un public qui avait ces références.

Ballet

Ici, on fait comme si (à voir certains mouvements, ou le traitement du ballet) c’était Meyerbeer qui faisait de l’opérette à la Offenbach, et l’on inverse le concept. Bref on travaille à la fois sur « ce qu’a donné » cette musique, ce qu’elle peut évoquer, et sur ce à quoi cette musique ou ce genre correspondrait aujourd’hui, en tapant quelquefois à côté de la plaque. Tobias Kratzer (Nuremberg et Nice), Olivier Py (Bruxelles et Strasbourg), David Alden (Berlin) ont pris cette musique et cette histoire plus au sérieux, avec des choix et des angles de vue très différents. Ici, cela reste à la fois confus et discutable. On essaie de reconstituer le chemin : comment un média ou un art (ici le cinéma) peut influencer une situation politique, comment un producteur (ici une productrice) peut mener un projet qui met le réel sur un écran ?
Wieler et Morabito partent de l’idée que le Grand Opéra est un divertissement populaire comme pouvait l’être le cinéma hollywoodien des années 30–40 du XXe siècle (comme un hasard exactement un siècle après l’âge d’or du Grand-Opéra en France) et essaie de mêler de manière quelquefois un peu confuse les situations. Je cite Jossi Wieler « Le Grand-Opéra est le précurseur du film historique, du « peplum », mais aussi des comédies musicales et des revues . Dans notre mise en scène, nous nous trouverons dans un univers cinématographique, une « usine de rêves » dans le style d’Hollywood… ».
Mais pour y faire entrer cette histoire, il faut la scénariser. Il s’agit donc du tournage d’un film « La Reine Margot » qui reprend la situation de guerre dans laquelle se trouve le pays, où Marguerite de Valois sera l’actrice principale et la productrice du film, parce qu’elle est profondément convaincue de la nécessité de réconcilier les parties en présence.
La guerre de religion en toile de fond devient en quelque sorte une « quelconque » guerre civile, une « quelconque situation de conflit » inscrite dans une époque, les années 30–40, qui est époque instable, époque de conflits larvées ou éclatés, époques de guerres civiles (Espagne) où couve l’embrasement général. Dans de telles époques où tout se radicalise, les figures de l’humanité, de la réconciliation restent rares, et sont souvent grandes. Il est alors inutile de chercher à identifier clairement des sources ou des circonstances précises, on est presque dans la parabole.
Dernier élément, il est clair que le film La reine Margot de Patrice Chéreau, un film à grand spectacle où la guerre de religion devient là aussi un conflit générique, évoquant même par certaines images les camps nazis, avec les haines individuelles inexpiables et même les violences familiales. Ce n’est pas un hasard si le film qui est tourné par Marguerite de Valois s’appelle lui aussi « La reine Margot ». Le film de Chéreau avait aussi cette fonction cathartique de dénonciation des guerres et des haines. En ce sens, la fin où Valentine se sacrifie n’est pas non plus sans rappeler la fin de Romeo et Juliette où la mort des amants annonce une exigence de réconciliation des familles (ou des Guelfes et des Gibelins, autre guerre civile…). Bref, rien de nouveau sous le soleil. Il y a des œuvres qui sont des vecteurs d’humanisme, Les Huguenots en font partie.
Wieler et Morabito posent donc au premier acte une opposition entre les massacrés, un peuple sanguinolent qui se traîne, et une aristocratie qui s’amuse en costume de tennis années 30 (genre les « mousquetaires », Borotra et consorts), comme si la guerre ne faisait qu’une catégorie de victimes. Puis ils présentent Raoul comme une sorte de clown triste, façon Marx Brothers voire Chaplin, veston et pantalon trop larges, et chemise ensanglantée – la marque des victimes, la marque des protestants. Bien sûr, l’idée est la singularité d’un Raoul venu des provinces, perdu au milieu de la cour et des aristocrates parisiens, qui perd son héroïsme apparent tout en restant farouchement fidèle à ses idées – l’habit ne fait pas le moine‑, mais aussi du huguenot au milieu des catholiques. Bref, il est l’autre celui qu’on combat ou qu’on raille, et qui fait sourire. Le clown comme révélateur des haines et des faiblesses sociales. Mais Raoul appelé par Marguerite de Valois devient illico pour tous ces courtisans un homme intéressant qu’il faut flatter et ménager – et qu'on habille de manière plus digne. Les mouvements de cour…
Mais comme tous les hommes depuis Platon, Raoul est victime des ombres de la caverne et des apparences et croit que la belle inconnue dont il est tombé amoureux le trompe avec Nevers – les deux personnages parmi les plus positifs de l’œuvre amoureux de la même femme, la conjuration des grandes âmes victime des petites.
Il y a là volonté de distanciation brechtienne à moitié réussie, qui essaie de mêler comme souvent dans ce type d’œuvre drame et ironie, sourire et larmes. Il y a tout dans le Grand-Opéra, mais gare à l’embrouillamini.

Marguerite de Valois, vedette et productrice (Ana Durlovski)

Le deuxième acte ouvre sur Marguerite de Valois, dans les coulisses d’un tournage, où elle est à la fois actrice et productrice. Et où elle joue le rôle de la double souveraine, dans la vie et dans le film. Elle est aussi par le sujet du film qu’elle impose, et par son action sur la situation du réel (la guerre civile) une femme politique qui oblige Nevers à la rupture avec Valentine, qu’elle cherche à unir à Raoul. Un Nevers qui lui-même a introduit Raoul au milieu des catholiques et d’une certaine manière le loup dans la bergerie, ou plutôt l’agneau dans la meute.
Alors, on ne nous épargne rien des poncifs du genre hollywoodien, costumes chics années trente, décors qu’on bouge (décors et costumes d’Anna Viebrock, la décoratrice favorite de Christoph Marthaler) à l’intérieur d’un cadre fixe de cloison à jardin ou de tours à cour qui ressembleront furieusement ensuite à des crématoires lors du massacre de la Saint Barthélémy. Des décors par ailleurs assez essentiels, des pilastres gothiques, tribunes, quelques meubles, qui selon les scènes montent ou descendent, apparaissent et disparaissent.

Mariage de Henri de Navarre et de Marguerite de Valois "La reine Margot"

La structure de l’opéra, qui se passe en Touraine aux deux premiers actes et à Paris pendant les trois derniers oblige à ces changements. Et si Marguerite revient sur Paris, le tournage la suit puisque celui du mariage de Marguerite avec Henri de Navarre s’y passe (n’oublions pas qu’il est l’occasion de la Saint Barthélémy)… Ainsi le spectateur un peu attentif est-il quelquefois perdu dans la logique de la représentation, mais sans trop de conséquences sur le déroulement du spectacle. Soyons clair, malgré les changements apparents de lieu, une colonne qui glisse par-ci, une tribune qui monte par-là, l’impression est celle d’un espace unique, celle de cette « usine des rêves » (ou des cauchemars) dont il était question plus haut.
À partir du troisième acte, quand les situations dramaturgiques se resserrent, les metteurs en scène introduisent des chorégraphies ou des allusions au ballet, le chœur de blessés se dresse comme des zombies et danse, dans des gestes désordonnés qui pourraient référer à un musical et puis à un moment Marguerite entame presque un cancan. Soit. C’est une manière de rappeler ce que nous écrivions plus haut, cette musique a inspiré Offenbach qui en a fait des parodies, comme il a parodié Rossini, est-ce aussi une manière de suggérer qu’il s’agit d’une musique « facile » ? Elle a aussi inspiré Wagner, puisqu’on a même dit sarcastiquement que Rienzi était le plus bel opéra de Meyerbeer et qu’aussi bien Wagner connaissait Les Huguenots comme Le Prophète et qu’à l’inverse Meyerbeer se souviendra de Tristan dans Vasco de Gama (L’Africaine). Et alors se multiplient les « idées », de manière désordonnée, sans jamais que la situation historique ne soit directement montrée mais seulement en arrière fond. La cérémonie du mariage de Marguerite et Henri de Navarre est une claire allusion au film de Chéreau, seul moment où il y a des costumes d’époque, mais elle est brutalement interrompue par l’annonce du massacre prochain. Et le fil de la narration devient plus chaotique.
Pourtant, et c’est aussi surprenant, le spectacle se laisse voir, sans doute aussi le dispositif scénique qui ne bouge point trop donne à l’ensemble une fluidité que ni l’alternance cinéma/réalité (si l’on peut dire), ni les moments peu clairs ou incohérents ne réussissent à rompre. Même les personnages n’impriment pas : nous avons parlé du Raoul un peu clochardisé, un peu ridiculisé qui ôte l’héroïsme au personnage, nous pourrions aussi évoquer l’apparition de Valentine en lunettes noires et foulard à la Audrey Hepburn, une apparition cinématographique qui ne donne pas vraiment au personnage une assise. Seul, Marcel, comme Raoul mais d’une autre manière est singularisé, en épée et habit militaire (plutôt XVIIe que XVIe d’ailleurs) genre cadet de Gascogne vieilli et en carton-pâte, tel un fantôme ou un Jiminy Cricket qui surgit, toujours là quand il faut et sans explication, pour protéger son protégé et le garder dans le droit chemin protestant, « tel qu’en lui-même l’éternité le change ».
Même la conversion finale de Valentine, plus motivée par l’amour que par la conviction (un coup de pied de l’âne de Scribe et Deschamps qui montrent ainsi ce qui peut se cacher derrière les conversions en ces périodes troublées où la religion entre peu), reste un peu anecdotique alors que c’est un geste résolutif. Quant à Catherine de Médicis, qui manipule les situations politiques, on la voit de loin en loin, personnage muet et discret en costume d’époque que bien des spectateurs ne réussiront pas à identifier. Encore un signe, presque évanescent, mais dans le film ? hors du film ? Cela reste peu clair. Les choses courent, se succèdent, de manière superficielle et sans moment réellement émouvant ou travaillé pour l’être, comme si l’œuvre elle-même était superficielle, ce qui n’est pas du tout le cas, alors que c’est le cas du travail des metteurs en scène.

Cela ne gêne pas trop le spectateur, Wieler & Morabito sont quand même de vrais professionnels, qui savent monter un opéra, mais c’est dramaturgiquement très désordonné, pour une unique raison, simpliste dans son évidence : ils ont voulu trop en faire et trop y mettre, en essayant de montrer ce vers quoi le « genre » Grand-Opéra ouvrait, musical, opérette, danse, cinéma, série TV, sans vraiment s’interroger sur le contenu : oui, la guerre c’est vilain, c’est sanglant, il y a des perdants et des gagnants, mais l’important c’est le spectacle, un long spectacle où les choses passent et (presque) lassent parce qu’on perd en route l’opéra populaire que ce genre pouvait être, et surtout sa fonction didactique : en ce sens Kratzer ou Py étaient rentrés bien plus profondément dans l’œuvre elle-même : ici on s’intéresse à ses effets et cela reste superficiel, même si pas trop mal fait.
Une tentative qui montre une fois encore qu’il est difficile de mettre en scène le Grand-Opéra (qu’il soit de Meyerbeer, de Halévy, ou de Verdi d’ailleurs) et que souvent au lieu de rentrer dans les problématiques, les metteurs en scène se méfient de cette musique, ou au mieux l’illustrent comme Alden à Berlin – et pas si mal d’ailleurs.

Musicalement, la complexité est aussi au rendez-vous, parce que la dramaturgie du Grand-Opéra a des effets singuliers sur la musique.
Schématiquement, on vérifie, aussi bien dans Guillaume Tell que dans Les Huguenots ou dans d’autres titres, que les deux premiers actes servent à poser les choses, sans tenter de les résoudre, l’action se dilate, bascule au troisième acte  pour se dénouer aux quatrième et cinquième acte, qui contiennent les situations les plus dramatiques et souvent les airs et ensembles les plus beaux. Dans Les Huguenots, on a aussi des éléments continus et des symétries. La Touraine, c’est le monde de Marguerite, sa cour loin de Paris et c’est elle qui domine la scène, avec son page Urbain ((Notons que le travesti est le dernier soubresaut des modes baroques et rossiniennes, et qu’on le voit dans de nombreux Grands-Opéras ou ses avatars jusqu’au Faust de Gounod (Siebel). La présence d'un rôle travesti est un signe-reliquaire de certains Grands Opéras et montre que des œuvres qu’on ne classe pas forcément dans le genre en empruntent certaines modes sur des personnages qui en général (mais pas toujours) n’ont pas de grandes fonctions dramatiques dans l’œuvre : Adriano dans Rienzi, Oscar dans Ballo in maschera, Thibault/Tebaldo dans Don Carlos/Don Carlo, Ascagne dans Les Troyens, Ascanio dans Benvenuto Cellini, Jemmy dans Guillaume Tell.)) La présence d’Urbain dans Les Huguenots est uniquement fonctionnelle et musicale mais elle est marquante musicalement dans la première partie et Verdi s’en inspirera fortement pour dessiner Oscar, comme il s’inspirera directement du « Rataplan » de l’acte III dans sa Forza del Destino. Il reste que le travesti est une permanence de l’opéra, et traverse les siècles, il est fréquent au XVIIIe et au XIXe (il y en a chez Rossini, Bellini, Donizetti et de conséquence aussi beaucoup chez Offenbach), mais est présent jusqu’au XXe : Strauss (Salomé, Rosenkavalier, Ariadne auf Naxos), Prokofiev (L’amour des trois oranges) et Berg (Lulu) useront du travesti.
Tout cela pour souligner la centralité du Grand-Opéra dans l’histoire du genre lyrique, et la manière dont les très grands (Verdi, Wagner) ont puisé dans ce fonds-là montre qu’il est tout sauf méprisable.
Ainsi Marguerite et Urbain passent du statut de personnage à celui de « figurant » dans les derniers actes, au contraire de Valentine qui commence à chanter vraiment au quatrième acte et qui joue les ombres ou les utilités précédemment.
Les hommes au contraire traversent l’œuvre, à commencer par Raoul au rôle écrasant (peu de ténors actuels s’y confrontent, sinon Osborn et Florez), mais aussi Marcel ; là où chante Raoul, Marcel son ombre (Jiminy Cricket) n’est pas loin. Nevers et Saint-Bris, aux voix assez voisines apparaissent de loin en loin, alliés au départ, la Saint Barthélémy les sépare puisque l’un (Nevers) a de l’honneur (et en mourra) et l’autre (Saint Bris) n’en a pas et restera un assassin ordinaire du massacre, vivant : encore une vraie subtilité du livret de Scribe et Deschamps qui montre les évolutions des caractères face à un événement dramatique.
La vraie réussite est ici musicale, et Aviel Cahn a réuni une distribution qui tient largement la route et réussit le marathon vocal qu’elle constitue, d’autant que pour la plupart des chanteurs c’est une prise de rôle.
Tous les petits rôles (et il y en a beaucoup) sont très bien distribués et font aussi honneur au jeune ensemble. Parmi eux, je distinguerai Cossé de l’excellent Florian Cafiero, à la voix nette, bien dessinée de ténor lyrique, et Tomislav Lavoie (Retz).
Laurent Alvaro (Saint-Bris) a une voix puissante et affirmée et un très beau timbre de basse, avec quelques menus problèmes à l’aigu où la voix a tendance à se détimbrer par moments. Alexandre Duhamel en Nevers possède à la fois l’agilité du personnage et son ironie au début, puis la noblesse voulue à la fin, avec cette humanité qui marque : Nevers n’est pas un idéologue, c’est un noble jouisseur qui reste un chevalier dans l’âme, même lorsqu’on lui arrache son amour des mains ; point de politique là où l’honneur est en jeu. Et Duhamel réussit à dessiner les différents états psychologiques du personnage.

Pour Léa Desandre en Urbain c’était aussi une prise de rôle et elle est pleinement réussie, Voilà une chanteuse qui réussit pleinement et toujours à occuper la scène : elle est ici convaincante, délicate, elle montre un chant intelligent, une diction et un phrasé exemplaires. Elle est le personnage de fantaisie, dans cette mise en scène où ses interventions semblent aussi incongrues que son costume, et elle est tellement resplendissante que tout passe avec la garantie d’une technique de fer. C’est peut-être la plus convaincante en absolue des trois rôles féminins, parce qu’elle a aussi pour elle (et pour cause) un français impeccable.
Ana Durlovski était Marguerite de Valois, nous l’avons entendue à Bayreuth dans Waldvogel. Contrairement à ce qui s’écrit, Marguerite n’est pas un soprano léger, ce n’est ni Olympia, ni Lakmé, c’est un lirico-colorature avec une assise solide dans le registre central, qui doit maîtriser d’abord les agilités, et les aigus. C’est pourquoi c’était le rôle idéal pour Lisette Oropesa, immense à Bastille et qui à elle seule valait le voyage.
Ana Durlovski s’en sort avec les honneurs, avec une belle technique, avec une diction maîtrisée : les agilités sont prises avec un soin visible, très contrôlées, et le personnage de diva-productrice lui donne une autorité scénique forte. Mais il lui manque ce presque rien qui la rendrait pleinement convaincante. Le rôle est redoutable, presque impossible, elle y montre un personnage mature (là où Oropesa avait la simplicité de l’humanité), affirmé. Elle ne dépare pas en scène et remporte un beau succès pleinement justifié

Rachel Willis-Sørensen (Valentine)

J’ai souvent eu des réserves sur Rachel Willis-Sørensen dans les rôles où je l’ai entendue et notamment dans l’Hélène des Vêpres siciliennes, où le phrasé et la diction étaient en perdition. Elle est au contraire éblouissante dans Valentine, diction claire, phrasé sans faille, largeur de l’assise, aigus maîtrisés, émotion. Elle est vraiment magnifique, la voix a la puissance requise pour un lirico-spinto, l’homogénéité du grave à l’aigu et l’engagement en scène est total : elle est impressionnante dans les dernières scènes. Prestation de très haut niveau.

Rachel Willis Sørensen (Valentine) et Michele Pertusi (Marcel)

Du côté des deux rôles masculins principaux, une fois encore Michele Pertusi frappe par la maîtrise de la diction et du phrasé, et l’autorité affirmée du personnage. Pertusi, formé à l’école de Rossini et du bel canto a toujours un contrôle vocal impressionnant, dans son rôle de vieux maître rigide, il réussit une vraie composition, y compris avec un timbre très légèrement opaque qui convient au personnage de vieillard, il est plus convaincant que dans Procida des Vêpres Siciliennes et compose un personnage d’une humanité affirmée, et émouvante. Il porte l’émotion dans le chant et dans la voix. Et c’est totalement maîtrisé. Magnifique.
Et puis il y a John Osborn, dont la voix semble ne pas bouger, et qui a une maîtrise technique impressionnante. C’est un connaisseur de ce style et un belcantiste affirmé (son Fernand de La Favorite est littéralement phénoménal) Ce qui frappe, c’est d’abord sa diction et la clarté de son français, un modèle du genre. Il a les aigus : la voix est hypercontrôlée et la technique est incroyable, mais il n’a pas forcément le naturel ni l’héroïsme. Il est vrai que la mise en scène lui interdisait l’héroïsme, mais il manque comme une dimension au personnage qui tel qu’il est vu par la mise en scène, suscite la perplexité devant cet amour fulgurant et au premier regard que lui porte Valentine. Mais quel artiste ! On compte deux Raoul exceptionnels (Florez et lui), on attend désormais les révélations d’un futur Raoul (Enea Scala ?) parce que c’est la condition pour reproposer Les Huguenots. On trouvera des Valentine et des Marguerite, plus difficilement un Raoul.
Du point de vue musical, le chœur du Grand théâtre  préparé par Alan Woodbridge se montre à la hauteur de l’occasion, même si au départ on a pu percevoir quelques décalages, mais il apparaît au fil de la représentation très vite convaincant, affirmé, vaillant.
Marc Minkowski, dans un tout autre style que Mariotti à Paris, réussit à donner à l’ensemble une urgence et une dynamique nouvelles. Visiblement, Meyerbeer lui réussit, et il a réussi à conduire à l’excellence un Orchestre de la Suisse Romande en grande forme. Il accompagne les chanteurs, ne les couvre jamais, tout en maintenant intacte d’un bout à l’autre la tension dramatique sans non plus hésiter à porter ironiquement l’œuvre à l’instar de la mise en scène vers Offenbach – il y a là un clin d’œil intelligent.
Mariotti, en grand rossinien, avait réussi à Paris à montrer dans cette musique tous les raffinements de la composition en évitant les vulgarités mais en retenant un tantinet trop le son. Minkowski est moins raffiné, mais emporte l’auditeur et convainc d’une autre manière de la valeur de cette musique qu’il faut défendre : il y réussit pleinement.
Meyerbeer doit revenir au répertoire, et notamment en aire francophone où on attend un Robert le Diable ou un Prophète.
Même si la mise en scène suscite des réserves, parce qu’elle semble un peu dubitative sur l’œuvre dont elle essaie de détourner la problématique, c’est la plus grande réussite musicale de la toute jeune ère Aviel Cahn. Il y a longtemps qu’on n’avait pas vécu ça à Genève.

Laurent Alvaro (Saint-Bris)

 

 

 

 

Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

Autres articles

1 COMMENTAIRE

  1. D'accord sur tout, Guy, sauf sur Pertusi, vocalement aux abois, sans métal, parlant parfois et écrasant de façon très vilaine un extrême grave qu'il ne possède pas, n'étant pas du tout la basse profonde exigée par le rôle. Le piège du porte-voix ne lui rend pas service.

    Quant au personnage de Raoul il est sans doute vu par M et W comme un Groucho Marx (d'où les frisotis et le reste) mais sans moustache ni lunettes, et devient sans doute ainsi la métaphore d'une mise en scène qui s'enlise au milieu du gué et perd tout sens.

Répondre à Philippe Roy Annuler la réponse

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici