Le Werther de Massenet figure parmi les rares chefs d'œuvre à avoir survécu à leur modèle littéraire, en grande partie grâce au tour de force réalisé par les trois librettistes Édouard Blau, Paul Milliet et Georges Hartmann pour adapter le roman de Goethe aux exigences de l'opéra. La partition concentre les éléments de ce romantisme Sturm und Drang qui sut faire chavirer les consciences au point de créer à travers l'Europe un véritable phénomène de mode qu'on appela la "fièvre de Werther". Comme quelques décennies plus tard avec Antony de Dumas ou Ruy Blas de Hugo, le public accueillit Les Souffrances du jeune Werther de Goethe avec frénésie et passion, certains auteurs imitant le style et parfois joignant le geste à la parole comme Victor Escousse, Auguste Lebras ou Nicolas Gilbert ("Au banquet de la vie, infortuné convive / J'apparus un jour, et je meurs / Je meurs ; et, sur ma tombe où lentement j'arrive / Nul ne viendra verser des pleurs."). Cette vague funeste effraya jusqu'à Goethe lui-même, mais donna naissance dans le même temps à d'autres mythes littéraires parfaitement illustrés par Rolla de Musset ou Chatterton de Vigny. Tout l'art du héros romantique consiste à savoir apparaître et savoir mourir – raisonnement naïf et sublime qui ponctue ce combat des émotions et des sentiments contre la froide raison des Lumières.
La partition de Massenet porte explicitement cette épaisseur et cette noirceur de ton qui fait écho à la dimension tragique du roman, avec une construction du drame où tout porte vers l'inéluctable et le sort fatal du héros. L'action se tend au troisième acte, avec ces deux sommets qui concluent l'action dans des flots de larmes : Va, laisse couler mes larmes et Pourquoi me réveiller ? On retrouve cette dynamique narrative et cette thématique centrale du destin dans la mise en scène de Romain Gilbert – attentif à souligner dans l'œuvre cette construction en arche de la trajectoire dramatique qui guide l'écoute et dessine clairement les profils psychologiques. La mise en scène met astucieusement en lumière le personnage de Sophie, dont l'amour pour Werther, et la douleur secrète qui en résulte, passe au second plan. C'est elle ici qui découvre les lettres d'amour que Werther envoie à Charlotte – elle encore qui intervient silencieusement au moment de donner à Albert la lettre qui annonce le départ de son ami et le souhait d'emprunter ses pistolets. C'est elle aussi qui dirige les ultimes Noël ! Noël ! avec ce mélange de désespoir et de vengeance. En donnant une épaisseur inattendue à ce personnage, Romain Gilbert distend une focale qui donne au couple Charlotte-Werther un écrin dramaturgique plus large et plus complexe.
Autre territoire d'exploration : la dimension de l'enfance et les jeux d'allers-retours entre les personnages adultes et l'écho de leur passé. À l'origine de cette métaphore, l'air dans lequel Werther évoque les prémices du suicide ("Lorsque l'enfant revient d'un voyage") – ce "long voyage" dont il sera question au dernier acte, dans la lettre où il demande à Albert ses pistolets. A plusieurs reprises, le couple Charlotte-Werther est doublé par un couple d'enfants, dont on suit en commentaire les jeux innocents qui se changent en passion amoureuse et virent rapidement au drame. Durant l'introduction instrumentale, se déroule une scène qui peut se lire comme le moment où se joue le trauma initial du jeune Werther. Le petit garçon s'approche lentement d'une silhouette de femme qu'on imagine être la figure prémonitoire de Charlotte en deuil. L'idée de montrer le côté austère et quasi maternel de Charlotte est souligné par cette gifle inattendue qu'elle donne au jeune garçon – geste violent et impulsif auquel l'enfant répond en se réfugiant amoureusement en cachant le visage contre elle. Il y a dans cette scène muette comme une synthèse et un libre commentaire de l'œuvre toute entière : Charlotte reprochant post-mortem à Werther son suicide, tel un caprice d'enfant qu'on punit pour avoir cassé un jouet (cet ange avec une aile cassée), mais aussi ce début en forme d'anticipation (le deuil) et d'espoir (Noël est un début et une fin…).
La présence des enfants donne l'occasion d'une série de déplacements temporels qui animent la dramaturgie de l'intérieur. C'est, d'une part, l'occasion de croiser des situations qui auraient pu potentiellement avoir eu lieu (la naissance de l'amour dans l'enfance) et d'autre part, faire directement des enfants les témoins muets de la crise amoureuse des adultes. En témoigne ce moment au III où Charlotte se ressaisit et bondit hors des bras de Werther puis, apercevant la petite fille qui les observait, elle se précipite pour lui cacher les yeux en disant "Ah ! Moi… Moi… Non, vous ne me verrez plus". Quant à l'enfant Werther, il arbore une prémonitoire tache sombre sur le flanc gauche de sa chemise, écrit d'une plume noire la lettre que Charlotte lit au même moment et mime les paroles qu'elle prononce…
La scénographie de Mathieu Crescence recourt au principe d'une scène tournante pour illustrer le principe d'une action débutant en plein été pour se terminer en hiver, le jour de Noël. Le principe est simple et efficace : une arrière scène fixe et incurvée sur laquelle on a peint en blanc sur fond noir de grandes vagues en noir et blanc, sortes de nuées rageuses autant que nébuleuses – éclairées et colorées en forme de commentaire psychologique, d'un halo ambré, rouge vif ou bleu nuit. Sur les deux pendillons latéraux, on projette les fameux tilleuls du II et les cerfs qui servent de trophée de chasse à Albert. La tournette montre un décor central constitué sur une face, d'une façade et sur l'autre d'un escalier donnant accès à l'étage supérieur. Par un jeu de correspondance et de superposition, on mêle les éléments d'insouciance avec des symboles plus sombres. Par exemple, ce lit sur lequel jouent les enfants au premier acte, qui se change en exposition des trophées de chasse d'Albert, têtes sanguinolentes sur une toile capitonnée évoquant à la fois le cercueil et le lieu du suicide de Werther. Ailleurs, ce sera cette guirlande de lampions multicolores qui signalent le lieu de la fête et le lieu du recueillement avec cette croix lumineuse à l'entrée de l'église et sur le rideau central ("On lève le rideau ; puis on passe de l'autre côté ; Voilà ce qu'on nomme mourir !" dit Werther au II).
Parmi les détails qui retiennent l'attention et rythment cette mise en scène, on citera ce pistolet qui passe de l'enfant à Sophie, puis à Charlotte, entouré d'un linge précautionneux comme pour ne pas laisser d'empreintes, symbole d'une lâcheté collective à devoir refuser la responsabilité du suicide. Le personnage d'Albert ensuite, avec sa redingote bleu moiré, ses gants de cuir rouge sang qui annoncent les trophées sanguinolents. Le personnage est chez Massenet plus violent et plus sombre que dans le roman de Goethe. Romain Gilbert le dirige en parfaite symétrie (et contraste) avec la candide Sophie, ambassadrice de ce magasin de jouets qui porte le nom ambigu de "Paradis des âmes" – enseigne que Werther arrache et dans laquelle il dissimule sa douleur au moment où il apprend que Charlotte est vouée à se marier avec Albert. Le style Belle Époque de l'enseigne tranche avec des costumes pré-Biedermeier qui rappellent la production de Benoît Jacquot à Bastille, mais sans la dimension qu'ils possèdent ici.
Un plateau vocal remarquable vient compléter cette soirée de la plus belle des manières. Benjamin Bernheim incarne un Werther dont la diction et l'élégance font renaître les mânes des grands interprètes du rôle, à commencer par Alfredo Kraus. Avec des moyens et une caractérisation de premier plan, le ténor français surmonte les nombreux obstacles, à commencer par l'impossible alliage de la puissance de l'émission avec la diction impeccable. Il rivalise d'un brio qui sublime les célèbres "Ô nature pleine de grâce" et "Pourquoi me réveiller ?" On pourra souhaiter parfois une attention supérieure à la profondeur du texte, plutôt qu'à la prosodie et donc la pure technique (qu'il maîtrise comme nul autre actuellement). Ce supplément dans l'interprétation, la Charlotte de Michèle Losier le possède assurément. Moins effrontément dominatrice que son impressionnant collègue, elle réussit à donner par des éléments de timbre et de tenue dans la ligne, une emprise tragique absolument inouïe à son personnage. Sur ce plan, il n'est pas peu d'affirmer qu'elle apporte à la scène de l'agonie la dimension stupéfiante d'une lutte avec l'ange. Moins sollicitée, la Sophie de Florie Valiquette tire toutefois son épingle du jeu, jouant d'aigus et de nuances très fines pour incarner ce personnage moins secondaire qu'il n'y paraît. Lionel Lhote offre à Albert la ligne et l'ampleur d'une voix dense et contrastée, à l'égal du Bailli bonhomme et bon enfant de Marc Scoffoni, mais bien supérieur aux approximatifs
Schmidt et Johann de François-Nicolas Geslot et Yuri Kissin… Des lauriers également pour les jeunes interprètes de la maîtrise JAVA (Jeune Académie Vocale Aquitaine) dont le jeu et le chant sont parfaitement convaincants d'un bout à l'autre.
Autre grand triomphateur de la soirée, le chef Pierre Dumoussaud donne à l'Orchestre national de Bordeaux Aquitaine la carrure et l'ampleur d'un vaste vaisseau de sons et de couleurs. Ce Werther offre résolument le visage d'une œuvre empreinte du romantisme littéraire et musical allemand, avec une netteté d'intonation dans la petite harmonie qui sait dialoguer avec des nappes de cordes impressionnantes de densité et de richesse de timbre. Cette direction rend honneur de la plus belle des manières à une œuvre qu'il convient d'élever dans ces sphères-là.