Il y a quelque chose du Barbier de Séville dans cette histoire de précepteur (Ermanno) qui s’introduit dans la maison de sa dulcinée (Ernestina) pour la conquérir au nez et à la barbe du père (Gamberotto) qui avait d’autres intentions. Sauf qu’il y a un père et non un tuteur et que le père a choisi pour sa fille un prétendant riche et idiot (Buralicchio).
En quoi consiste ce quiproquo extravagant ? Pour le compte d'Ermanno, le valet Frontino pour éloigner le prétendant va lui faire croire qu’Ernestina est en réalité un eunuque (Ernesto) qui veut échapper au service militaire. Et Buralicchio va tomber dans le panneau, jusqu'à faire emprisonner Ernestina en l'accusant d'être un homme.
On voit aisément tout ce qu’on peut broder sur une histoire pareille, homme, femme, genre, castrato. De fait l’œuvre créée à Bologne (une scène musicale secondaire, mais où Rossini a étudié et vécu de longues années) fut suspendue après trois représentations. La question des castrats était sensible, dans des états du pape qui en usaient encore, et dans un royaume d’Italie dirigé par Napoléon qui venait de les interdire en 1810.
Ainsi la carrière de cet opéra bouffe fut interrompue sur intervention de la censure milanaise, qui reprocha à la censure de Bologne son laxisme. Y voisinent comme souvent à la fois le père récalcitrant et un peu obtus, le jeune premier et la jeune première, et le prétendant riche et imbu de lui-même.
Ce qui rapproche les deux tourtereaux, c’est aussi le monde des livres, le précepteur est philosophe et la jeune Ernestina lit des livres sans toujours les digérer d'ailleurs. Cette figure de jeune première « intellectuelle » est originale dans la galerie des portraits de l’opéra bouffe. Encore une extravagance sans doute. Mais c’était surtout les allusions sexuelles, les doubles sens du livret de Gaetano Gasparri qui choquèrent fortement les autorités, et notamment la scène entre Ernestina/Ernesto et Buralicchio à l’acte II.
Cette interdiction sur tout le territoire du royaume d’Italie interrompit définitivement la diffusion de cette œuvre, et Rossini utilisa donc des airs et des musiques pour d’autres opéras, c’est ainsi que l’ouverture fut utilisée pour La cambiale di matrimonio mais aussi pour Adelaide di Borgogna.
Difficulté également pour reconstituer la partition originale, disparue, de la part des deux éditeurs Marco Beghelli et Stefano Piana qui se sont fondés sur une copie parisienne et sur les extraits disséminés ailleurs. Il reste à souhaiter que cette œuvre, qui porte déjà en son sein le Rossini de toujours ait une carrière qui la porte au-delà de Pesaro où elle a déjà été représentée en 2002 (Donato Renzetti/Emilio Sagi) au charmant Auditorium Pedrotti (fermé actuellement pour travaux).
La mise en scène confiée à Patrice Caurier et Moshe Leiser n’a rien du réalisme dans lequel quelquefois on enferme l’opéra bouffe (voir justement la mise en scène- excellente au demeurant- de Pier Luigi Pizzi du Barbiere di Siviglia dans ce même lieu la saison dernière). Par ailleurs, elle conviendrait peut-être mieux à un espace plus réduit comme le Teatro Rossini (ou l’auditorium Pedrotti quand il sera rouvert) que la vaste et large scène de la Vitrifrigo Arena, plutôt adaptée à de grandes machines. Néanmoins les deux metteurs en scène ont développé un concept amusant qui s’y est adapté. Ici c’est un monde onirique, renvoyant aux contes, qui rappellerait les bandes dessinées, ou les dessins animés, ou même un monde de marionnettes avec un décor uniforme et biscornu de Christian Fenouillat, couvert d’un papier peint aux gros motifs un peu étouffants, fait de cloisons, de sols et de murs uniformes déterminant un espace tout en largeur dont sortent portes et lits, et où pend un tableau bucolique, composé d’un troupeau de vaches dans un vague paysage bavarois (Gamberotto est d’origine paysanne) . Les personnages eux-mêmes sont des caricatures aux costumes (d’Agostino Cavalca) aux couleurs vives pour les personnages "négatifs" plus "pastel" pour les personnages "positifs", aux traits accusés, des nez proéminents, des corps boursouflés et stéatopyges, notamment pour le père Gamberotto, et le prétendant Buralicchio, et une armée de serviteurs, marque de la situation sociale enviable du père.
On y trouve les caractères de l’opéra bouffe rossinien (deux ans après ce sera l’Italiana in Algeri), airs virtuoses, crescendos, ensembles, sillabati étourdissants sans jamais un moment d’ennui.
Le librettiste Gaetano Gasparri s’en donne aussi à cœur joie, entre les jeux de mots graveleux, et les situations cocasses venues de la commedia dell’arte. C’est sans doute ce caractère qui donne la singularité à cette œuvre, que les metteurs en scène ont bien perçu puisque le rideau s’ouvre tandis que Rosalia (Claudia Muschio) se fait besogner par Frontino (Manuel Amati) et que Buralicchio rencontrant sa prétendue cherchera à lui faire subir le même sort, préférant l’exercice physique aux joies de l’intellect. C’est d’ailleurs le valet Frontino, un ancêtre de Figaro toujours prêt à trouver des stratagèmes impossibles, qui trouve l’idée extravagante de faire passer Ernestina pour un eunuque.
Caurier et Leiser soignent les mouvements, un peu mécaniques, et notamment les mouvements du chœur d’hommes (les chœurs sont essentiellement masculins à l’époque), vêtus essentiellement comme des serviteurs, à la fin soldats alors qu’ils sont tour à tour villani (des vilains, mal éduqués), letterati (des lettrés), contadini (paysans) ou des soldati. Mais ils sont essentiellement des commentateurs de l’action, aux mouvements magnifiquement gérés par la mise en scène.
L’essentiel de cette mise en scène et de ce décor est de créer une mécanique comique, le décor fonctionne comme une boite avec ouvertures de portes invisibles, de trappes, apparitions (de lit) ou animation du tableau des vaches. Tout est fait pour surprendre et faire sourire ou rire, mais malgré un livret et des paroles assez lestes, rien n’est vulgaire ni lourd. Patrice Caurier et Moshe Leiser travaillent dans la fluidité, laissant l’intrigue se dérouler et ne soulignant rien de manière insistante, il est vrai qu’ils sont servis aussi par une distribution qui est parfaitement entrée dans le jeu. Il en résulte une soirée très divertissante, qui montre combien cet opéra-bouffe à la carrière tronquée pourrait reprendre bien du service dans de nombreux théâtres.
Teresa Iervolino est Ernestina, et elle est irrésistible dans son personnage tiraillé entre le désir et la philosophie. Elle aime bien son Ermanno, le maître de philosophie fou amoureux et fortement aidé par le valet Frontino, mais ma foi, Buralicchio avec sa balourdise pourrait aussi convenir. Tout est bon…
Le livret lui prête un langage apprêté, tout tordu de périphrases compliquées : les livres sont lus mais visiblement mal digérés, et la Iervolino sait à merveille dire le texte, faire sentir ses méandres, ses impropriétés, ses doubles sens par des variations de couleur et une expressivité de tous les instants. Le duo du 2ème acte avec Buralicchio Mia metà,ti perdono est l’un des sommets, mais toute sa partie finale, la scène de la prison, la libération (il periglio passò, fra poco io sono/alfine in libertà) est absolument débridée, pleine d’invention. C’est une vraie composition, variée et pétillante d’intelligence, qui va du pathétique exagéré et littéraire, à l’expression du désir, ou de la colère avec des récitatifs délirants par cette émission nasale qui lui donne cette allure d’oie blanche, mais aussi avec un chant élégant, expressif, et ornementé en atteste le rondo de la libération (se per te lieta ritorno), où joie d’être libérée, mais aussi joie d’une libération sexuelle se mêlent.
Face à elle, on aimerait chez Pavel Kolgatin, Ermanno, une voix plus assurée, une affirmation plus nette des notes, notamment les aigus. Toute sa première partie est en ton mineur.
Il s’affirme plus dans la deuxième partie (Sento da mille furie/Tutta agitarmi l’anima), un peu plus héroïque. La voix est claire, la diction précise, mais dans l’ensemble on souhaiterait une plus grande présence et vocale et scénique.
Les deux valets Claudia Muschio, (Rosalia) et Manuel Amati (Frontino) forment un couple type des valets de comédie, déchainés, très à l’aise en scène et vocalement bien en place.
Davide Luciano, formidable Figaro du Barbiere di Siviglia de l’édition 2018, est ici encore un formidable Buralicchio, excessif, une sorte de Dandy sur le retour, sûr de lui, dominateur et sot, souvent au bord de la vulgarité (Ah dunque dammela, per carità), mais jamais vulgaire, toujours expressif, au chant suprêmement dominé magnifiquement projeté et parfaitement exécuté : c’est un chanteur qui semble né pour Rossini.
Quant à Paolo Bordogna, il partage avec son collègue une sorte d’atavisme rossinien, dans son rôle de père-barbon parvenu. Ses interventions sont souvent délirantes, notamment avec le chœur, marquées par un sens du rythme incroyable, avec une voix qui projette parfaitement, très expressive, et les crescendos et sillabati étourdissants du chant rossinien n’ont aucun secret pour lui. Outre une présence scénique notable, la voix est homogène, du grave à l’aigu, avec un registre grave bien marqué ce qui pour le rôle est essentiel. Davide Luciano, Paolo Bordogna et Teresa Iervolino donnent à eux trois une leçon de chant rossinien, voire d’authentique Bel canto.
Le chœur du Teatro Ventidio Basso d’Ascoli Piceno, très bien préparé par Giovanni Farina, se montre aussi parfaitement agile en scène, particulièrement engagé, notamment aux côtés de Gamberotto (Paolo Bordogna), très en rythme, répondant parfaitement aux impulsions de l’orchestre.
Carlo Rizzi dirige l’Orchestra Sinfonica nazionale della RAI, avec un grand sens de l’accompagnement, net, précis, rythmé, mais jamais envahissant, il laisse le plateau s’épanouir en guidant parfaitement les ensembles avec un sens du crescendo consommé, mais aussi une scansion dramatique marquée. L’orchestre de la RAI se montre aussi précis, avec des cordes souples, des sons nets dans les bois, une qualité intrinsèque presque inattendue dans ce répertoire bouffe, qui lui est encore moins familier que la très symphonique Semiramide.
Au total, une découverte passionnante d’un Rossini qui a évidemment encore bien des tours dans son sac, et qui a conclu avec quel bonheur les trois productions au total réussies de l’édition 2019 du Festival de Pesaro.