Antonio Vivaldi (1678–1741)

Il Giustino,
Opera en 3 actes
Livret de Nicolò Beregan (1627–1713)
Créé pour le Carnaval de 1724 au théâtre Capranica de Rome

Direction et mise en scène : George Petrou
Costumes et scénographie : Paris Mexis
Lumières : Stella Kaltsou
Masques et perruques : Rebeck Andersson

Anastasio : Raffaele Pe
Arianna : Sofie Asplund
Giustino : Yuriy Mynenko
Leocasta : Johanna Wallroth
Vitaliano : Juan Sancho
Andronico : Linnea Andreassen
Amanzio : Federico Fiorio
Polidarte : Jihan Shin
Fortuna, Fantôme : Elin Skorup
Danseurs : Stacey Aung, Pontus Sundset
Figurants : Felix Hägg, Ruben Lundström, Mawlawi Rahem

Orchestre du Théâtre de Drottningholm

Théâtre de Drottningholm, samedi 20 août 2022

Après quelques saisons assez ennuyeuses, le Théâtre de Drottningholm a retrouvé depuis quelques années une programmation totalement réjouissante, avec des voix baroques jeunes et spectaculaires ainsi que des productions jouant avec le fantastique décor préservé du lieu sans être confites dans un esprit de reconstruction. George Petrou, chef et metteur en scène de ce Giustino de Vivaldi colle assez fidèlement au livret ô combien baroque (d’autres diraient abracadabrantesque) prenant pied sur l’ascension de l’empereur Justinien (527–565), ancien paysan illyrien, et se permet, en plus, une transposition au temps de Gustav III (1746–1792), sous le règne duquel Drottningholm connut son heure de gloire. Clin d’œil de l’opéra à l’Opéra puisque Gustav III est le créateur de l’Opéra Royal de Suède et aussi le roi assassiné en ce lieu même, le fameux protagoniste d’Un ballo in Maschera de Verdi. Chant pyrotechnique, débauche de décors et folie communicative sur scène avec une entente idéale fosse-plateau : une folle soirée on ne peut plus baroque qui devrait (on ne cesse de le répéter année après année, lire les comptes rendus en bas d’article) attirer un public plus nombreux et fervent, qui dépasserait les curieux baroqueux mondiaux en visite et les amateurs locaux de retour de vacances. Une grande réussite.

Il était une fois un compositeur vénitien, Vivaldi, venu chercher fortune à Rome en 1722 et composant Il Giustino sur un livret de Nicolò Beregan pour le carnaval de 1724.

Il était une fois, à Constantinople, une Impératrice, Arianna récemment mariée à Anastasio, le faisant co-empereur. Vitaliano, tyran d’Asie Mineure, jaloux et furieux, menace de guerre Anastasio s’il ne lui livre pas son épouse. Pendant ce temps, le paysan Giustino, courageux et rêvant de combats, reçoit la visite de la déesse de la Fortune lui annonçant gloire et trône. La première ne tarde pas puisqu’il sauve le vie de la jeune Leocasta, sœur d’Anastasio, poursuivie par un animal féroce. Celle-ci invite le laboureur-guerrier à la cour.

Au palais, Arianna décide de suivre son mari sur le champ de bataille et, pendant ce temps, Andronico, frère de Vitaliano, déguisé en femme s’introduit auprès de Leocasta, dont il est amoureux, en qualité de servante, sous le nom de Flavia. Malheur : Arianna  a été faite prisonnière mais Leocasta présente Giustino à Anastasio qui emmène ce dernier sur le champ de bataille. Ce n’est pas un mal : sa présence provoquait des scènes de jalousie entre Leocasta et « Flavia ».
Au camp de Vitaliano, celui-ci tente d’amadouer la fidèle Arianna sans succès. Elle est condamnée à mourir et chante son amour.
Voilà pour l’acte I.

Sur un rivage tempétueux, Anastasio et Giustino s’échouent. Polidarte, capitaine de Vitaliano, enchaîne Arianna sur un rocher afin qu’elle soit dévorée par un monstre marin (oui…) mais le bon Giustino extermine la bête. Ils s’enfuient sur un bateau gouverné par Amanzio, général des armées impériales, tandis que Vitaliano, plein de remords, recherche son Arianna. Cette dernière fait l’éloge de Giustino, ce qui rallume la jalousie de la sensible Leocasta, qui décide avec Flavia de rejoindre le champ de bataille.
Anastasio fête sa victoire mais son enthousiasme est pourri par les insinuations du perfide Amanzio concernant une hypothétique rétribution amoureuse de l’impératrice pour son sauveur….
Arianna demande à Anastasio de donner encore plus de récompenses à Giustino qui a fait prisonnier Vitaliano. Les joyaux issus de la couronne de Vitaliano confisqués par Amanzio  sont offerts par Anastasio à Arianna (ne perdons pas le fil…).
Andronico qui a capturé Leocasta tente de la violer dans une forêt sauvage mais Giustino, héros Marvel doté d’ubiquité, la délivre, déclenchant des aveux d’amour partagé.
On respire : c’est la fin du deuxième acte.

Vitaliano et Andronico s’évadent de leur prison pour aller se cacher dans un bois. Pendant ce temps, Arianna offre les bijoux de la couronne à Giustino, sous les yeux d’Amanzio, planqué sur les bons conseils d’Amanzio. Giustino se défend de recevoir tant de largesses et prévient l’impératrice qui, sûre de l’amour de son mari, n’y voit aucun mal.
Le traître Amanzio joue la carte de la jalousie auprès de l’empereur qui condamne le paysan-guerrier et bannit son épouse. Giustino chante son amour devant Leocasta avant son emprisonnement et celle-ci jure de le sauver. Amanzio célèbre son coup de maître décisif qui va lui permettre de s’auto-couronner Empereur.
Giustino libéré par Leocasta s’endort dans la forêt, permettant à Vitaliano et Andronico, qui passaient par là, de se débarrasser de leur ennemi pendant son sommeil. C’est moche… Heureusement une voix de l’au-delà venant d’une tombe voisine (celle de leur père) révèle aux futurs assassins que Giustino est… justement leur frère !
Amanzio désormais empereur décide de se débarrasser des encombrants Arianna et Anastasio mais les trois frères débarquent pour mettre à mal ce projet. Les époux se réconcilient et Giustino nommé co-empereur épouse Leocasta.
C’est un peu fort de café et heureusement le label naïve pour la parution d’Il Giustino dans son projet d’Edition Intégrale Vivaldi, a réalisé une courte animation permettant de s’y retrouver en un temps record.

C’est difficile à croire après ce récit plus que fabuleux mais Il Giustino prend comme point de départ les origines effectivement « paysannes » du futur Empereur (couronné en 527). Ariane, veuve de l’empereur Zénon, épouse Anastase, noble albanais ayant servi dans la garde du palais. Vitalien, d’origine Thrace comme Justinien, se rebella deux fois contre l’Empereur. De son côté l’eunuque du palais, Amantius, se rebella lui aussi contre le pouvoir impérial. Enfin Theodora (la Leocasta du livret), actrice et courtisane (détail d’importance dans la mise en scène, nous y reviendrons) épousa Justinien.

Un sujet noble et moral mais traité avec force bouffonneries (c’est Carnaval) se jouant de la censure interdisant les présences féminines sur scène en ayant recours aux castrats et à un certain paganisme pour traiter les Byzantins rivaux de Rome, voilà le ticket gagnant joué par Vivaldi, qui recycle astucieusement par ailleurs son tube de la Primavera pour l’entrée de la déesse de la Fortune.

Mais nous ne sommes plus dans la Rome baroque et on craint la représentation indigeste dans l’écrin bonbonnière-étuve (il n’y a pas que Bayreuth dans ce registre…) de Drottningholm. C’est tout le contraire que  George Petrou nous offre avec une représentation vive, presque folle, assumant tous les traits du livret, jouant de tous les atouts de la machinerie délicate de Drottningholm et, surtout, de l’histoire du lieu avec une très amusante mise en abyme.

Histoire à dormir debout ? Assumons-la telle qu’elle et confions-la au maître éternel des lieux, le Roi Gustav III, dont on préfère honorer sa passion du théâtre, plutôt que son soutien à l’Ancien Régime pendant la Révolution française et sa censure des Lumières. Il écrivit des pièces, les mit en scène et même les joua, profitant à plein de son théâtre, tout proche de Drottningholm (à quelques centaines de mètres du palais). Roi tellement théâtreux qu’en quelque sorte, comme Molière, il mourut sur scène, du moins pas loin, à l’Opéra Royal de Stockholm pendant un bal masqué. Consécration : il gagna l’éternité en devenant un personnage de l’opéra de Verdi, Un Ballo in Maschera.

Le personnage de l’Empereur Anastasio est tout trouvé, ce sera Gustav III, rédacteur, acteur et metteur en scène de cette histoire impossible. Pour la mettre en œuvre, à part les bons offices de la reine, ici tellement fidèle qu’elle endosse le rôle d’Arianna, comme un nouveau caprice de son mari, il peut compter sur tous ses fidèles serviteurs y compris politiques comme ici le général Amanzio qui se fait le trouble-fête en rappelant les menaces de Vitaliano envoyées par Polidarte. L’Empereur traite ces matières bien légèrement puisqu’il est en pleine répétition. Il y a un réel mélange vie privée/vie politique, vie réelle/vie scénique, ses envers et ses endroits, ce qui est important et ce qui ne l’est pas : ainsi on voit de la salle les cintres sur lesquels les décors glissent pour inverser le sens de représentation. Le roi paraît plus préoccupé par sa mise en scène mais, comme tout est jeu, les menaces de Vitaliano sont perçues comme des « éléments perturbateurs » scéniques : rien n’est important, tout est outrance, tout est théâtre. C’est d’ailleurs ce que l’on voit : un théâtre royal en action (au premier rang les spectateurs peuvent observer les sièges royaux qui sont toujours réservés au vrai couple royal).

Anastasio (Raffaele Pe) Empereur, Roi Gustav III et peut-être aussi un peu Néron..

On joue avec la satisfaction du spectateur muséophile, on nous donne à voir ce qui est habituellement caché : « la sauce » des répétitions mais aussi les coulisses du théâtre de Drottningholm, magnifique machinerie d’époque, que l’on peut visiter moyennant billets hors représentation.Autre « acteur » du spectacle, le paysan rêveur Giustino ici transposé en valet lambin mais adroit, amené à jouer un rôle décisif comme un bon valet de comédie du XVIIIe. Point de déesse de la Fortune mais un personnage surnaturel, grimé comme un fantôme baroque, yeux cernés de brun et robe à crinoline (le fantôme du théâtre ou du Théâtre ? Le lieu ou l’idée ?) vient lui promettre la gloire et le pouvoir, le tout sur la célèbre musique de La Primavera, le tube vivaldien.
Le début de l’ascension promise ne se fait pas attendre : Giustino suscite l’intérêt de la prima donna du théâtre, la belle Leocasta, en la sauvant des griffes d’un autre factotum ivre du théâtre. On connait les penchants libidineux de la valetaille et des gens de théâtre…

Giustino (Yuriy Mynenko), ou le rêve de l’âne

Petrou rattrape donc l’histoire vraie du vrai Empereur Justinien épousant Theodora, actrice et courtisane, et anticipe aussi le rôle de sauveur de Giustino. Mangeons tout de suite la conclusion : la transition du pouvoir de Gustav III ne se fera pas, on restera sur le plan du théâtre… même si la politique aura le dernier mot, nous y reviendron
Le Baroque aime les travestissements et ne veut pas toujours voir de femmes sur scène. Petrou joue de cela et fait entrer Andronico, le frère de Vitaliano, amoureux lui de Leocasta (l’autre c’est d’Arianna), sur scène en le cachant derrière les costumes. Arrachant une robe de femme, Andronico s’introduit dans la communauté du palais/théâtre comme « Flavia ». Théâtre toujours donc et le tout avec force mimiques pour rendre lisibles les personnages, leurs motivations et sentiments mais aussi le caractère impossible de cette histoire à dormir debout. C’est du théâtre, tout est permis.
Tout le contraire de la vie de cour, notamment de sa scène politique, où Amanzio essaie de convaincre des bienfaits de la guerre un roi rêveur, tout sourire, tout de pastel vêtu et fort occupé à se divertir. On songe à ce personnage de l’Empereur Joseph II, immortalisé dans Amadeus de Milos Forman, besogneux aux taches artistiques mais en plus coquet, avec beaucoup de grâce dans le maintien, d’élégance dans ses mouvements. L’art pas la guerre.

« Flavia », nouveau personnage fort amusant pour le Roi (et pour nous aussi : chanteuse incarnant un homme déguisé en femme) est introduit dans le jeu scénique et donc dans la cour. Leocasta, elle, use de son influence pour recommander Giustino dans les troupes/la troupe royale(s). On le travestit lui aussi en spadassin de velours rouge comme si sa gloire future ne devait provenir que de son « nouveau » rôle et non de ses capacités guerrières réelles. Le pouvoir du théâtre toujours…
Scène de jalousie bouffonne entre Leocasta, Giustino et ce gros balourd d’Andronico/Flavia, mal fagoté en femme. L’humour faisant passer ce moment convenu de fureurs jalouses.

Giustino (Yuriy Mynenko), Leocasta (Johanna Wallroth) et la Fortune (Elin Skorup). Qui est aveugle ?

Dans un jeu de mise en abyme, les plus jeunes disent « méta », Pretou installe son Roi-Empereur de comédie dans la position du librettiste, rédigeant une comédie qui se déroule désormais sous ses (et nos) yeux : la reine faite prisonnière par Vitaliano, celui-ci forçant son amour, avant que celle-là, attachée par Polidarte chante son amour à son mari/créateur. Boîte dans la boîte, profusion de changements de décors à vue (un des plaisirs du lieu), distanciation plus que nécessaire pour, paradoxalement, entrer dans le plaisir du jeu. Ce premier acte est une grande réussite. On retrouve dans une production très mise à distance tout le sel de la débauche d’effets baroques, guère plus de saison. L’esprit baroque à la sauce Brechtienne, le tout servi par des chanteurs à la fois sûrs de leur art et prenant un évident plaisir à jouer le jeu.. voire les jeux.

Acte II, toujours sur la même lancée. Le roi attablé en avant-scène, une mer agitée (superbe décor de vis sans fin de tissu : encore un des trésors du lieu), des serviteurs apportent les roues à pluie qui vont accompagner le triste chant du roi.

Machine à pluie et table royale d’écriture (© Wanderersite)

Encore de la distance et beaucoup d’amusement à montrer les coulisses, la machinerie et les valets qui se prêtent de mauvaise grâce aux caprices du Prince… Roi-Empereur qui se laisse aller avec délices (et nous avec) aux effusions de mélancolie, en artiste mais aussi en acteur recherchant les applaudissements… le temps de relancer son petit monde car, retour au théâtre oblige, le roi-librettiste rajoute du piment à son œuvre sous la forme d’un monstre marin menaçant l’Impératrice Arianna attachée. On rit devant le monstre de satin brillant qui se tord devant la Reine-Impératrice en crinoline feignant la terreur pendant que Giustino vient dramatiquement éradiquer le serpent de mer. Le Roi-Empereur vient récupérer son épouse et ils partent en bateau. C’est l’occasion de sortir, sur des ondes de tissus, toute une armada de navires de papier qui appareillent de manière fort amusante (très rapidement, par vagues de trois, par saccades) libérant les rires du public.

La  « représentation » est terminée c’est l’occasion de faire intervenir les personnages de cour dans d’autres décors XVIIIe, ce qui est rarement le cas ici (l’an passé, un stratagème avait été aussi habilement trouvé, lire le compte-rendu de Agrippina de Haendel). ((https://wanderersite.com/2021/09/et-les-femmes-firent-tomber-les-statues/)).

C’est une profusion de nouveaux décors et là encore une source de grand plaisir pour le spectateur avide de HIP (Historically Informed Performance), le nouveau HIPster ?
Scène de jalousie II (le baroque a ses conventions que la raison…) : Arianna raconte à Leocasta et « Flavia » l’héroïsme de Giustino, pendant que le Roi fête ses victoires, doubles donc puisqu’il s’agit aussi de son succès théâtral. Giustino monte en grade, ce qui est perçu ici, ce me semble, comme l’absorption de Giustino par son rôle. Comme Don Quichotte, il ne distingue plus la réalité de son rêve théâtral et commence à croire à son rôle de bretteur héroïque. Il incarne aussi scéniquement ce qui se passe dans la tête du spectateur. Il est le dindon heureux de la farce. On lui donne un nouvel accessoire, un glaive énorme, trop lourd pour lui lorsqu’il veut continuer à défendre son Roi-Empereur.
Pendant ce temps, Amanzio intrigue au palais en suggérant au Roi-Empereur que Giustino cherche la couronne et aussi l’épouse qui est en dessous. Petrou continue de ne pas prendre son histoire au sérieux et ajoute l’ivrognerie au personnage d’Amanzio, qui titube sans cesse, ce qui amuse le roi. Il n’accorde donc qu’un faible crédit aux dénonciations d’Amanzio, tentant de le détourner de la véritable menace qu’il incarne.

Roi doux rêveur (Anastasio-Raffaele Pe), Général Acteur politique (Amanzio-Federico Fiorio)

Il est d’ailleurs possible que ce personnage soit aussi celui, tout aussi ivrogne, qui avait tenté de violer Leocasta (précisons qu’au début, on se perd un peu, voire beaucoup, dans la profusion des personnages, ce que Petrou utilise en l’amplifiant avec ses jeux de costumes, de double voire de triple rôles.) Dans ce cas, il y aurait comme avec Giustino, cette ivresse du jeu qui déchaînerait les passions intimes (ici celles du pouvoir), nécessairement rentrées, des personnages subalternes, exacerbées par le pouvoir de la scène.

Le Roi-Empereur se fait tirer les cartes (scène dansée) et se fait prédire la mort… La « scène » contamine la cour et annonce le destin fatal de Gustav III. Il offre alors les bijoux de Vitaliano à la Reine en l’encourageant à la fidélité. Là encore, Petrou cherche l’humour en transformant les bijoux en un collier de métal qui orne la poitrine des soldats de l’époque. Lourd « bijoux » hideux donc et preuve de la légèreté de ce roi fantaisiste qui laisse la reine chanter le ressac de l’amour.

La Reine parfaite, Arianna (Sofie Asplund) un air de Marie Antoinette de Sofia Coppola

Surenchère de bouffonneries pour cette fin de second acte puisque « Flavia » se dévoile en Andronico devant  Leocasta. Tout cela rappelle les belles heures télévisées de Surprise Sur prises de Marcel Beliveau, en surjouant le dévoilement et l’étonnement ou comment gagner l’adhésion et les rires du public devant un procédé éculé et vain. Comme toujours, c’est l’histrion Giustino, équipé de sa lourde et impossible épée, qui délivre Leocasta, laquelle reconnait son amour pour lui. Giustino, débordé par son rôle qui lui donne tout, termine l’acte en rêvant à l’impossible. Triste destin que celui qui croit trop aux pouvoirs de la scène et ne joue pas son rôle politique, semble nous dire Petrou dans les couleurs qu’ils donnent à ce Giustino, serviteur promu sur scène (et quelles promotions !) mais toujours serviteur sous son lourd costume, gonflé à la bourre. Tout en restant léger et suivant le livret ! Gageure !
Le bouffon (de la mise en scène) côtoie le sublime (musical) avec l’air Ho Nel Petto Un Cor si Fuorte avec solo de psalterion sur scène (par Margit Übellacker). Le spectacle est total.

Acte III

Le général Amanzio prépare un guet-apens pour tromper le Roi-Empereur et Giustino. Il s’agit là encore d’une mise en scène. C’est à nouveau du théâtre dans le théâtre que nous organise Petrou. Il glisse le Roi-Empereur et Amanzio dans le public, à distance tout de même, en les installant dans les loges du premier étage, interdites au public et placées, comme dans tout bon théâtre à l’italienne, avec visibilité réduite sur la scène… mais vue idéale sur la cour et notamment les fauteuils royaux.

Cette nouvelle mise en scène consiste à prendre sur le fait Arianna récompensant Giustino pour ses hauts faits en lui donnant… les bijoux de Vitaliano, à savoir le lourd collier de militaire ! On se régale de la scène hilarante, des jeux idoines d’Anastasio et Amanzio dans leurs loges, de ces nouveaux points de vue sur le lieu du théâtre, sur ce qu’était aussi la vie du théâtre à l’époque, avec des spectateurs plus intéressés par la vie de cour que par ce qui se passait sur scène. Avec nous comme spectateurs de ce double spectacle.

Giustino est condamné à la prison, ce qui nous donne droit à un nouveau décor de souterrains. Le spectateur moderne et le metteur en scène pensent sans doute à Fidelio puisque Leocasta décide d’intervenir pour sauver son aimé.

Un destin militaire comme un joyau bien lourd à porter pour Giustino (Yuriy Mynenko) avec Arianna (Sofie Asplund) 

Cette nouvelle mise en scène consiste à prendre sur le fait Arianna récompensant Giustino pour ses hauts faits en lui donnant… les bijoux de Vitaliano, à savoir le lourd collier de militaire ! On se régale de la scène hilarante, des jeux idoines d’Anastasio et Amanzio dans leurs loges, de ces nouveaux points de vue sur le lieu du théâtre, sur ce qu’était aussi la vie du théâtre à l’époque, avec des spectateurs plus intéressés par la vie de cour que par ce qui se passait sur scène. Avec nous comme spectateurs de ce double spectacle.
Giustino est condamné à la prison, ce qui nous donne droit à un nouveau décor de souterrains. Le spectateur moderne et le metteur en scène pensent sans doute à Fidelio puisque Leocasta décide d’intervenir pour sauver son aimé.

Les méchants Andronico (Linnea Andreassen) et Vitaliano (Juan Sancho) dans les souterrains du désir bientôt élevés à la lumière de la révélation sur leur triple fratrie et leur retour à la Raison.

Nouvelle scène d’ivresse du pouvoir avec un Amanzio titubant, célébrant la réussite de son piège, qui est la première marche de sa prise de pouvoir.
Toujours dans le cachot, Vitaliano et Andronico s’échappent vers une forêt. Petrou joue de l’incongruité pour utiliser des décors à vue et nous régaler (ils se changent incroyablement vite. Rappelons-nous La Flûte Enchantée de Bergman dans les mêmes lieux). Une voix venue d’en-haut, ici l’Esprit du Théâtre qui agit depuis le début pour protéger Giustino, prévient les deux comparses que Giustino est… leur frère. Mimiques outrancières devant le surnaturel… éculé. Balancelle de nuages rafistolée, trappes etc. Rires fournis dans la salle.

 

La balancelle du Destin (Elin Skorup)

L’histoire est impossible, rions-en, souvenons-nous que le XVIIIe était féru des fantaisies de l’Arioste (Casanova apprit presque à lire avec le Roland Furieux, qu’il connaissait par cœur et cite abondement dans Histoire de ma vie). Tout l’art de Petrou est de transposer l’humour de convenance du XVIIIe vers un public moderne gorgé de séries Netflix, de railler gentiment le livret pour faire jaillir le rire là où il était prévu quelques trois cents ans plus tôt.
D’autres changements à vue permettent de faire la jonction entre les différents lieux et personnages : attaque, réconciliation, pardon, amours retrouvés… Tout finit par des chansons, du divertissement encore et toujours, ici un grand bal masqué (on pense à l’ambiance des Nozze, avec cette réconciliation finale du couple nobiliaire).
Avant la partie de chœur final, Petrou prend la liberté de remplacer l’aria Lo splendor, ch’a sperare m’invita par Dopo un orrida procella, tiré de l’opéra de Vivaldi Griselda, chanté par le soprano suédois Johanna Walroth (en pleine montée sur le marché : elle sera d’ailleurs artiste en résidence à Berwaldhallen pour la saison 2022–2023). Un charmant couac se produit d’ailleurs puisque le public applaudit à cœur rompre (et à raison) la chanteuse. Les applaudissements s’éternisent, beaucoup semblant penser que la représentation se conclut ainsi. Ce qui est vrai en un sens. Puis, finalement, par l’immobilité rigoureuse de la troupe, le silence se fait, le chœur retentit, les protagonistes se masquent, font face au public et se fondent dans une masse indistincte. Plus de barrières de classes sociales, une unité rêvée dans l’accomplissement artistique, une refonte dans le creuset du théâtre, voilà ce que semble nous indiquer Petrou… qui ne perd pas son  fil (historique, ironique et opératique) et fait brandir à un des masques un pistolet visant la tête du roi par derrière sur les dernières notes de l’opéra. L’éternel retour du concret, disait Lénine…

Bal masqué suspendu pour cause de triomphe pour Johanna Wallroth (© Wanderersite)

On ne peut mettre les questions sociales sous le tapis et si Giustino se laisse happer par l’illusion théâtrale, d’autres prennent en main l’action politique. Il est d’ailleurs amusant, là encore illusion et magie du théâtre, que le spectateur se laisser embrouiller lui aussi par ce final pyrotechnique et que le bras armé soit « anonymisé » par la mise en scène. La menace est invisible comme le « terrorisme » ou la guérilla. Petrou rattrape ainsi la fin malheureuse de son Empereur transposé en Gustav III et conclut élégamment et avec beaucoup d’humour sa mise en abyme avec le sujet de l’opéra de Verdi, son couronnement si j’ose dire.
Une folle journée, pourrait-on conclure. Il est difficile de décrire toutes les beautés et aimables plaisanteries de la mise en scène. On jugera de la gageure en précisant que Petrou n’a enlevé que 4 des 45 aria de l’opéra pour atteindre une représentation fleuve de plus de quatre heures, en faisant même quelques ajouts, dont la 3e partie du concerto en La majeur de L’Estro Harmonico lors de l’ouverture du IIIe acte, guet-apens, théâtre dans le théâtre avec une charmante intervention dansée par Stacey Aung et Pontus Sundset.
Petrou colle alors avec l’esprit baroque du spectacle total, y compris en s’en moquant, lors de la représentation du Roi-Empereur, déjà là du théâtre dans le théâtre. Les « acteurs »  en costumes baroques (jupettes rigides, casques à plumes), prennent la pose dans des attitudes précieuses, port de tête haut, balancements de bras. Tout cela est follement divertissant.

 

Inclusion du Baroque précieux pur jus dans le XVIIIe tardif. Vitaliano (Juan Sancho) et un soldat (le danseur Pontus Sundset)

A contrario des jeux de machines d’époque, dans un esprit cette fois très Brechtien, Petrou installe ses personnages dans des tableaux géants, des cadres, jouant d’écrans transparents et de jeux de lumières pour les faire apparaître et disparaître (très beau travail de Stella Kaltsou). Images figées, prises sur le vif à l’image des airs, instantanés de sentiments. Cette petite prouesse technique rappelle aussi le modernisme impressionniste de Rohmer dans L’Anglaise et le Duc (2001). Eric Rohmer faisait lui aussi évoluer les personnages du Duc d’Orléans et de Grace Elliott, en pleine tourmente révolutionnaire, dans des décors de tableaux d’époque qu’il utilisait avec la technique du green screen. Petrou semble se souvenir de ça et utilise avec brio les ressources du théâtre avec le même effet, tout en soulignant le côté arrêt sur image de l’aria.

Cadre dans le cadre et juxtaposition. Brecht, Brecht, Brecht… La Fortune/Fantôme (Elin Skorup), Arianna (Sofie Asplund) et Andronico en Flavia (Linnea Andreassen)

On remarquera aussi l’habileté de sa direction d’acteurs avec sa caractérisation très claire de personnages évoluant sur deux ou trois niveaux de lecture (le personnage du livret, la transposition à l’époque Gustavienne et son jeu dans les pièces du Roi-Empereur). De même Petrou conserve la courbe ascendante de Giustino, paysan devenant co-Empereur ici, valet lambin se révélant acteur majeur là, malgré ses défauts et sa balourdise difficilement gommable en quelques heures de représentation. L’esprit du livret est conservé mais les touches historiques de Petrou sont fines. On garde sans cesse l’esprit en alerte malgré le divertissement réel.

Le plateau est, une fois de plus, magnifique à Drottningholm avec une belle équipe d’acteurs-chanteurs, sûrs de leur art dans le baroque mais aussi dotés d’une vraie aisance de jeu. Le contre-ténor Raffaele Pe est en Anastasio, un roi artiste très précieux, toujours un peu en l’air, dans les hautes sphères de la création, sans être ridicule, juste déconnecté des responsabilités politiques, ce qui mène à la consécration de Giustino et à l’attentat de Gustav III. On apprécie surtout ses beaux registres liés, ses couleurs, son infinie légèreté. Il est tellement ailleurs qu’il en loupera même une de ses entrées (à moins que ce ne soit voulu ?), rattrapé dans les coulisses par Amanzio. Couac ou pas, l’événement est délicieux et joué (rattrapé ?) avec de beaux ronds de jambes et une grâce jamais démentie dans le jeu et le chant. Peut-être quelques problèmes dans les récitatifs mais les airs sont tellement stratosphériques que l’on pardonne tout à cet Anastasio-Gustav III.
Le contre-ténor ukrainien Yuriy Mynenko est Giustino et là encore le niveau est incroyable. Des aigus clairs qui fusent, un registre étonnamment large avec des graves profonds qui surgissent dont ne sait où tout en jouant ce rôle d’homme simple élevé par le destin sur la « scène » politique de son temps. Pour relever le défi de la voix surhumaine dédiée aux castrats de l’époque, le contre-ténor Yuriy Mynenko prouve qu’on peut aussi jouer de sa voix et de son corps en bon moderne. L’opéra contemporain, y compris baroque, vit une véritable révolution sur le plan du jeu, c’est toujours bon de le rappeler.

Giustino (Yuriy Mynenko) et Leocasta (Johanna Wallroth), stars de la soirée, jaloux l’un de l’autre.

Amanzio est le contre-ténor véronais Federico Fiorio. Là encore un beau rôle pour une voix tout aussi enchanteresse, peut-être plus légère, aérienne que les deux autres, moins large mais avec une vraie habileté à colorer et un jeu dans l’ivresse digne des meilleurs mimes. Il se révèle vraiment en équilibriste malgré lui, à la quête du pouvoir. C’est un rôle difficile que lui fait jouer Petrou, dans la malignité mais et aussi, en même temps comme dirait l’autre, dans l’humour.

Après les contre-ténors remplaçant les castrats, toujours dans le genre non binaire,  Andronico est le mezzo Linnea Andreassen qui joue aussi « Flavia », le déguisement d’Andronico à la cour. La voix est agile et fraîche et elle sait surprendre par son engagement scénique d’amoureux transi, tour à tour femme, homme, frère ! Un beau rôle bouffe mais qui régale par ses airs.

Les grandes dames sont impeccablement servies d’abord avec l’Arianna du soprano colorature suédois Sofie Asplund (L’Oiseau de la récente production du Ring de l’Opéra de Göteborg). Pendant magnifique d’Anastasio, elle incarne à merveille l’idéal du Roi-Empereur : noble et élégante avec des projections aisées, des timbres moirés, une voix très ductile le tout avec une aisance rare qui correspond à la caractérisation du rôle donnée par Petrou, qui lui fait accepter de bonne grâce tous les caprices de son royal artiste de mari.

Leocasta, sœur d’Anastasio transposée ici aussi en prima donna est incarnée par le jeune soprano suédois Johanna Wallroth, hautement mise en valeur depuis sa Zerlina pour la production en ligne du Don Giovanni d’Andrew Staples, dirigée par Daniel Harding ; nous en avons oarlé naguère . ((https://wanderersite.com/2020/10/le-virus-don-giovanni-le-covid-en-one-shot))

On lui retrouve les même qualités de fraîcheur, de spontanéité, une diction précise mais elle est plus engoncée, nous semble-t-il, que ses partenaires dans son rôle. Il est vrai qu’elle incarne, à merveille, la jeunesse, le courage, la fidélité et que cela ne se prête pas aux contorsions auxquelles sont soumis les autres. En cela, elle reste l’élément classique dans ce monde ô combien baroque. Bien entendu, elle remporte le triomphe de la soirée avec son air final dont nous avons parlé plus haut. Succès amplement mérité. Affaire à suivre sur les scènes mondiales…

Johanna Wallroth aka la prima donna, Leocasta, prompte à prendre sa part et ne pas jouer à la politique de la chaise vide.

Au final, un plateau des grands soirs, tant vocalement que scéniquement, sans compter aussi sur le ténor espagnol Juan Sancho en Vitaliano, ténébreux à souhait, le ténor Jihan Shin en Polidarte et surtout le soprano Elin Skorup en Déesse de la Fortune/Fantôme, très impressionnant malgré ses interventions minimales.

On a beaucoup parlé des décors mais finalement assez peu des costumes de Paris Mexis (aussi responsable de la scénographie), très travaillés, pour retrouver à la fois l’atmosphère autant Gustavienne (satin pastel pour le Roi, perruque cage à oiseau lors d’une chorégraphie soulignant la main du Destin) que baroque (plumet sur casques et jupettes rigides). Sans oublier le costume-rembourré de Giustino, trop gros pour lui, musculature postiche qui fait écho aux armures de superhéros et donne un surcroit de sens à ce héros impossible, acteur-jouet du Roi-metteur en scène.

La dame de pique ? La danseuse-tireuse de cartes (Stacey Aung) et à gauche la Fortune/Fantôme (Elin Skorup)

Reste à aborder la fosse, qui suit là encore une belle courbe ascensionnelle ces dernières années, avec des chefs différents, ce qui confirme la maîtrise de l’Orchestre du Théâtre de Drottningholm. Un orchestre gonflé à la testostérone avec un psaltérion, requis par Vivaldi et joué sur scène par Margit Ubellacker et surtout par Jonas Nordberg à l’archiluth et la guitare baroque. C’est la grande surprise de cet orchestre. Jonas Nordberg est un instrumentiste engagé, y compris dans la création moderne avec le chorégraphe Kenneth Kvarnström et on a été à chaque concert/performance qu’il nous a été donné de voir enchanté par sa fougue et sa précision. Un côté un peu rock star à la Jozef Van Wissem ((Maître du luth contemporain, spécialiste du palindrome musical avec ou sans field recordings, et ayant collaboré avec Jim Jarmush, notamment pour Only Lovers Left Alive(2013))) mais plus résolument baroque. Il relève considérablement l’orchestre, en duo avec le clavecin, avec un son admirablement audible y compris du fond de la salle, sans jamais être couvert par les autres instruments. Et tous d’être admirablement dirigés par le même Petrou, au four et au moulin donc, vif, joyeux, flamboyant, mélancolique tout en montagne russes donc mais en gardant toujours serrée l’énergie du concert. C’est foisonnant, beau et vain parfois (on est peu touché mais ce n’est pas le but de Vivaldi qui souhaite avant tout nous en mettre plein la vue. C’est tout paillettes et divertissement) mais tellement magnétique qu’on reste scotché.

C’est un accord scène-plateau rare qui emporte l’admiration des spectateurs surpris de se trouver si bien dans ce spectacle ô combien baroque d’un Vivaldi finalement encore assez peu connu du public moderne (c’est la première représentation en Suède). Il serait bon d’en avoir la trace et que cette production ne tombe pas aux oubliettes car c’est une grande réussite d’art total. Le baroque moderne a de l’avenir et il passe aussi par Drottningholm.

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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