Richard Wagner (1813–1883)
Tristan und Isolde (1865)
Action en trois actes
Livret du compositeur
Créé au Königlisches Hof-und Nationaltheater de Munich, le 10 juin 1865

Direction musicale : Kirill Petrenko
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Kamil Polak
Chorégraphie : Claude Bardouil
Chœur : Stellario Fagone
Dramaturgie : Miron Hakenbeck, Lukas Leipfinger
Tristan : Jonas Kaufmann
König Marke : Mika Kares
Isolde : Anja Harteros
Kurwenal : Wolfgang Koch
Melot : Sean Michael Plumb
Brangäne : Okka von der Damerau
Ein Hirte : Dean Power
Ein Steuermann : Christian Rieger
Ein junger Seemann : Manuel Günther

Chor der Bayerischen Staatsoper
Bayerisches Staatsorchester

Munich, Nationaltheater, 4 juillet 2021, 17h

C’est sans doute la production la plus attendue de l’année dans le monde de l’opéra. Elle cumule à la fois la dernière apparition en fosse à Munich de Kirill Petrenko sans doute avant quelques années, désormais concentré sur Berlin, la double prise de rôle de Jonas Kaufmann en Tristan, et d’Anja Harteros en Isolde. C’est enfin une nouvelle production signée Krzysztof Warlikowski, qui marque aussi de manière symbolique la fin du mandat de Nikolaus Bachler comme « Staatsintendant » de l’opéra de Munich, avant l’arrivée de Serge Dorny en charge en septembre prochain. Bref, du lourd, et le doublement de la jauge autorisée passée au dernier moment à 50% a occasionné une ruée vers les 13000 billets remis en vente le 25 juin 2021. Une ère brillante se ferme, et avec quel éclat pour la Bayerische Staatsoper, marquée par la présence en fosse de Kirill Petrenko, qui réussissait sur son nom à remplir la salle et qui accomplit avec ce Tristan un autre miracle.

 

Tristan und Isolde est avec Parsifal l’œuvre la plus analysée de Richard Wagner, les wagnériens et les wagnéristes, au sens où l’entend Alex Ross dans son magistral ouvrage sur le wagnérisme ((Alex Ross, Art and Politics in the Shadow of Music, HarperCollins 2020)) n’ont cessé d’y revenir.  Tristan a même généré des romans hallucinants où des amants n’en pouvant plus se mettent à copuler au cœur du Festspielhaus de Bayreuth pendant le duo du deuxième acte((La victoire du mari, roman de Joséphin Péladan (1858–1918) évoque à un moment la lune de miel d'Izel et Adar qui s'oublient pendant une représentation de Tristan, voir p.86–87 ))…

Pour entrer dans ce Tristan munichois, dans la salle même où l’œuvre fut créée, il faut avoir en tête ce que l’œuvre a généré. Ce soir, tout est mythe, l’œuvre, la distribution, le chef, au point où l’on se demande si un au-delà est possible et les aspects musicaux de cette soirée exceptionnelle sont indissociables de la mise en scène, car ils disent en creux ce que la mise en scène dit sans montrer.

Nous entrons de plain-pied dans la problématique du mythe, car Warlikowski nous prend à revers, affirmant d’une manière particulièrement audacieuse que la question du/des mythes est dans les têtes, dans le son, et que le rôle du metteur en scène ne consiste qu’à raviver nos images fantasmatiques, sans représenter sur scène des choses qui feraient pléonasme avec la musique, ou qui contribueraient même à l’affaiblir. C’est une mise en scène étonnamment concrète et étonnamment abstraite, qui se contraint à faire écrin à la musique tout en étant néanmoins fortement présente. Ce travail est un labyrinthe qui demande au spectateur de se laisser aller à l’ivresse, et aux artistes de se livrer en pleine liberté à cette géométrie impitoyable de la musique, tout en posant un certain nombre d’idées quelquefois surprenantes.

Krzysztof Warlikowski ne fait aucun grand « spectacle » comme il avait pu le faire dans Die Frau ohne Schatten ((Première production de Kirill Petrenko à Munich et première collaboration avec Krzysztof Warlikowski en 2013. Ils ont aussi collaboré sur la production de Salomé (2019) et Kirill Petrenko clôt son mandat de nouveau avec Warlikowski)), il entre comme souvent dans les méandres des âmes, ce n’est évidemment pas un hasard si le seul meuble qu’on voit d’un bout à l’autre de la représentation est le divan de psychanalyse du cabinet de Siegmund Freud.
En même temps il nous dit deux choses très simples :

  • D’une part quand on aime d’un impossible amour, la mort est la solution pour s’unir, c’est la Mort des Amants baudelairienne ((Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères/ Des divans profonds comme des tombeaux))
  • D’autre part, ce qu’on voit est en même temps vrai et faux, réel et irréel, vécu et rêvé, sans que ce soit d’ailleurs si important : l’important, c’est Wagner sous un crâne éperdu d’amour et seule la musique s’affirme comme réalité.

Si l’on s’attend à des gestes ou des mouvements qui illustreraient un rêve d’amour fou, on va être déçu parce que ce travail n’est pas « illustration » de l’amour fou, mais un travail génératif. En ce sens c’est un travail profondément proustien, sur la mémoire, sur le temps, sur les réminiscences qui font naître le désir et déterminent les situations.
L’amour fou ne s’accomplit pas dans l’union des corps, mais par la mort à deux, seule condition pour être « follement aimé » comme disait Breton.
La difficulté de Tristan und Isolde est qu’on voit souvent le drame de Wagner comme une totalité investie dans l’amour avec des personnages comme surgis de nulle part qui vivent un amour impensable et irreprésentable. Toutes les mises en scène de Tristan depuis Wieland Wagner sont en ce sens « symboliques ». Et toutes se heurtent à l’impossibilité de la représentation.
Mais Tristan c’est aussi une histoire lointaine de souvenirs, de guerre, de maladie, de soins qu’on ne cesse d’évoquer au premier acte, d’où Brangäne qui revêt le tablier d’infirmière de guerre pour soigner des blessés qui errent sur scène (au moment où Isolde évoque les soins qu'elle donna à Tristan, comme en écho). Le rideau se lève sur une forêt de souvenirs dont ce monde de soldats un peu éclopés résulte. Les souvenirs ? Tristan blessé sans doute dans le coma, le regard du réveil sur Isolde, des combats de l’ancien monde, peut-être chrétienté contre paganisme, foi contre superstition, toute une brume évocatoire qui aboutit à la présence d’Isolde prise de guerre qu’on ramène au roi.
Brangäne soigne les corps, elle ne peut soigner les âmes, d’où ses regards désespérés d’incompréhension devant sa maîtresse emportée dans ses délires, d’où deux tabliers, celui d’infirmière et celui de femme de ménage qui apporte le philtre sorti du meuble à pharmacies.
Car Isolde, c’est et ce sera pendant toute la représentation l’illustration d’une solitude enfermée dans son monde avec ses montées d’images, une solitude que même Tristan n’ose pas rompre. Une solitude déjà hors de ce monde.
Tristan c’est un amour impossible à réaliser dans le monde, certes, le duo – et Wagner l’a bien décrit en musique, semble l’histoire un orgasme interrompu, un coitus interruptus, mais qui ne se réalise que dans la musique. Le corps est en réalité traversé par les notes, qui sont autant de vibrations qui ne miment pas le plaisir, mais qui sont le plaisir-même, le temps retrouvé du plaisir. D’où l’impossible prise sur les choses d’un Melot ou même d’un Roi Marke, et aussi d’une Brangäne et d’un Kurwenal incapables de penser autrement que d’une manière terrestre, d’où cette admirable idée, si simple, de faire en sorte que dès que les amants se trouvent ensemble, ils soient immédiatement séparés des autres qui disparaissent par un mur qui fait écran et qui est écran, un mur – écran, sur lequel se projettent des images qui éclairent l’histoire ou qui la provoquent  et qui reste blanc dans la partie finale de l’acte III.

Les discours humains n’ont pas de prise sur Tristan et Isolde. Et le philtre n’est que renforcement d’une ivresse qui existe déjà : dans l’armoire à philtres, ou à pharmacies, on vient chercher  les instruments d’un amour qui préexiste, depuis le Big Bang de la rencontre. D’ailleurs, la question du philtre, déjà résolue de diverses manières dans toutes les mises en scène existantes de Tristan, n’est pas le centre des débats, cette armoire à pharmacie contient d’autres surprises…
La mise en scène de Krzysztof Warlikowski est donc a priori aporétique, elle s’efforce de représenter l’irreprésentable en suivant scrupuleusement ce que dit le texte, sans jamais extrapoler. Elle nous offre seulement un matériel où puiser pour construire nos représentations ou alimenter notre imaginaire. Mais dans le monde d’Eros et Thanatos, elle est résolument Thanatos.

En cette année où tous les théâtres ont expérimenté le streaming, dans ce théâtre qui affichait sa « staatsoper.tv », et où toutes les premières sont retransmises par BR Klassik étonnamment et stupidement aucune retransmission ni streaming prévus,((c'est résolu depuis)) sinon la projection en plein air le 31 dans le cadre de Oper für alle (Opéra pour tous). La réalité est Oper für einige (opéra pour quelques-uns), encore moins nombreux que d’habitude puisque la capacité de la salle est réduite à 50% de jauge. Quelles que soient les raisons de cette situation, elles étaient scandaleuses. Alors, on vient de l'apprendre, la retransmission du 31 juillet sera aussi en streaming en direct à partir de 17h.

Galerie Paul Rosenberg, 21, rue de la Boétie

Acte I
L’acte pose d’abord un espace unique calqué sur un lieu très précis : au 21 rue de La Boétie ((C’est le titre du livre d’Anne Sinclair qui raconte l’histoire de sa famille où se mêlent l’art et la guerre :21, rue de la Boétie, Livre de Poche)) se trouvait avant la deuxième guerre mondiale la Galerie Paul Rosenberg, qui représentait Braque, Matisse, Picasso : un des centres de l’art vivant qui a été partiellement sauvé (aux USA) et partiellement dispersé par les spoliations nazies des biens juifs. Voilà le décor de ce Tristan.
En posant ce décor, Warlikowski et sa scénographe Malgorzata Szczęśniak posent la question de la guerre, centrale au début de l’œuvre, parce que ce lieu en a été victime, jamais rouvert après la guerre et surtout transformé pendant la guerre en « Institut des Questions juives ». Pour Warlikowski, très sensible à la question, poser ce Tristan wagnérien dans un espace appartenant à une famille juive, qui en a été chassée, répond en écho à l’essai du judaïsme en musique (1850, republié sous le nom de Wagner en 1869, quatre ans après Tristan). D’une certaine manière, il installe Tristan, le chef d’œuvre absolu du wagnérisme, dans un espace artistique juif. C’est un clin d’œil qui pointe la contradiction de la rencontre d’un des sommets de la réalisation humaine et d’un sommet de la haine pitoyable et inhumaine. Une manière de souligner l’ambiguïté wagnérienne qui s’ajoute au tissage de toutes les références qu’installe cette mise en scène.
Mais Warlikowski pose aussi la question de l’art d’où une action qui se déroule toute dans cet espace, sans rien en coulisses (les cors de la chasse du début du deuxième acte sont à vue, tout comme le cor anglais du début de l’acte III. Ce Tristan dans cet espace est donc espace d’exposition de la musique où les interprètes, tous en scène, sont des personnages qui peuplent l’exposition musicale comme la galerie Rosenberg exposait des tableaux : ici les tableaux sont vivants. Ce Tristan est comme une exposition aux « Correspondances », baudelairiennes ou non, multiples.

Personnages, humanoïdes, poupées, tout est en représentation (Acte III)

Il y aussi des objets : une armoire à pharmacie(s) : le(s) philtre(s)  bien sûr, mais aussi tout ce qui soigne, qui fait donc vivre dans ce monde où la mort rode, et puis des fauteuils, imités de ceux de la Galerie Rosenberg, pour voir les œuvres, pour que les œuvres-personnages se voient, se croisent, se regardent se parlent ou ne se parlent pas, et tout à droite, un divan de psychanalyste, celui qu’utilisait Siegmund Freud, sur lequel à peu près tous les personnages vont s’allonger un moment, et sur lequel Isolde va s'allonger (Tristan au III aussi mais avec d'autres modalités)au lever du rideau, surgissant d'une porte latérale avec un verre d'eau .
On ne glosera pas longtemps sur ce divan symbolique, parce que Warlikowski ne fait que le poser là : il dissémine des signes que le spectateur ravivera ou non en écoutant la musique, il montre quel carrefour est Tristan et quelle multiplicité il génère ou peut générer. Tout est symbole, rien n’est réel et tout est néanmoins concret : c’est une abstraction pleine de petites choses concrètes, comme ce café servi « en passant » dans une vieille cafetière émaillée au troisième acte, comme une blessure soignée par Brangäne… comme aussi cet étrange fauteuil derrière le bureau métallique si vulgaire (comme ces objets qui peuplent les lieux réquisitionnés en temps de guerre) du premier acte qui renverrait presque à des idoles primitives, issues d’un monde disparu… En bref des petits rien qui sont tout.

 

Tristan errant Acte I : Tristan (Jonas Kaufmann) Kurwenal (Wolfgang Koch) et dans l'embrasure à gauche Brangäne (Okka von der Damerau) et au fond sur la cloison, un trophée de chasse…

Le jeu des couleurs est aussi intéressant, Tristan au premier acte en veste blanche, comme un capitaine de vaisseau, élégant personnage de salon chic, vêtu de ce blanc symbole de pureté au moyen âge tandis qu’Isolde en pantalon affiche un corsage jaune vif, au moyen-âge couleur des trompeurs et des trompés, couleur de la trahison : les couleurs montrent déjà la difficulté de l’échange et la solitude d’Isolde. Elle passera au rouge passion dans les deux autres actes.

Tristan et Isolde : jeu de dominé/dominant (Jonas Kaufmann/Anja Harteros)

Au départ de ce jeu concret/abstrait, le metteur en scène commence par l’abstraction pure d’une chorégraphie de deux humanoïdes, des figures qu’on retrouvera au troisième acte, comme une lointaine réminiscence d’un monde d’une pureté d’avant-humanité, aux visages sans identité ni expression, mais où seul le geste compte : les humanoïdes s’enlacent, Tristan et Isolde jamais ne se toucheront, sinon par le regard ou plutôt non, ils s'enlacent seulement devant Marke et devant tous au deuxième acte, comme pour "donner ce qu'attendent les autres", comme pour faire réagir et provoquer Melot, mais jamais dans l'intimité de leur rencontre). Tristan ou l’histoire d’un enlacement impossible.

Kurwenal (Wolfgang Koch) Junger Seemann (Manuel Günther)

Quand apparaît le « junger Seeman » sur scène, il est singulièrement fagoté, caleçon, vague cape bleue, de ce bleu céleste des combattants de Dieu (quand il se retournera, on verra la croix de Malte, le combat pour la Jérusalem terrestre et céleste, évidemment), mais si ce costume désigne un soldat blessé, qui rêve dans son air à une jeune fille, il apparaît aussi comme une sorte de panoplie, un jouet, avec sa couronne dérisoire comme une image déjà constituée et qui n'entretient avec le réel qu’une relation à éclipses.

Junger Seemann (Manuel Günther) Brangäne (Okka von der Damerau) et un bureau miteux en métal

Ce jeune marin est un soldat à la Ionesco, un soldat de l’absurde que Kurwenal néanmoins considère en lui offrant une cigarette et Brangäne en le soignant, revêtue de son tablier d’infirmière de guerre à croix rouge sur sa poitrine, quand le blessé (à la tête…) porte celle de Malte sur son dos. Si bien que ce jeune marin chante comme s’il délirait, ou comme si Isolde allongée sur son divan de psy rêvait ou fantasmait une histoire d’amour à travers le chant du marin. Tout est possible en ce début.
Il y a deux mondes, celui d’Isolde et Tristan au premier plan et celui des autres, de tous les autres « le monde du second plan » : alors que bien des mises en scène proposent des espaces vides de personnages, Warlikowski remplit la scène de figures errantes, soldats blessés, gardes, mais aussi Tristan qui parcourt l’espace, comme perdu. C’est le monde du second plan du début. À la fin du premier acte, Marke arrive en serrant des mains, comme tout bon politique, pour accueillir une Isolde  livrée par Tristan : il offre à sa future une coupe de Champagne ce philtre déclassé (dernière terrible image de l’acte).
Tout le monde du second plan Marke, Melot, mais aussi Kurwenal et Brangäne sont en dehors de la question. La seule question posée, c’est le couple dans sa coupure avec les autres, par ce mur-écran où l’on devine derrière toute les « figures » qui s’agitent ou observent, un monde de cour, de soldatesque dans cet espace d’exposition de la société qui entoure le couple, avec deux murs noirs où s’exposent deux (petits) trophées de chasse, indication de l’activité du pouvoir royal, mais aussi invitation à méditer sur la chasse du deuxième acte, qui n’est pas chasse dans cette mise en scène…
Le monde du couple, ce sont des fauteuils et un écran, car c’est un monde d’une relation à trois : Tristan, Isolde et leurs images projetées, comme cette magnifique image de ce couple d’albatros ou de mouettes sur la mer, unique évocation de la situation initiale, un symbole de liberté, et de dynamisme : voler ensemble, qui se résout presque immédiatement quand leur vol et l’image d’espace, de mer s’éloigne pour laisser place à un long couloir étouffant de cabines de paquebot fermé au bout par un petit hublot au bout où l’on devine à peine la mer, parcouru par la seule Isolde, comme si l’image des oiseaux de mer était dès le départ balayée par la réalité d’une solitude. Car si la vidéo laisse ressentir un possible, sur scène, l’absence de mouvement, la fixité des corps, est un donné qui frappe le spectateur et qui pose la question de la fonction de la vidéo dans ce travail : illustre-t-elle la scène, explique-t-elle la scène, où est-elle le réel que la scène n’arrive pas à exprimer ?
La scène entre Tristan et Isolde est particulièrement construite et vaguement effrayante, car elle consacre un basculement.
C’est Isolde qui tout au long de l’acte affirme une sorte de supériorité : Tristan, nous l’avons vu est errant, veste ouverte, un peu débraillé ; quand Brangäne lui rend visite, il se rhabille rapidement, mais reste fuyant : c’est Kurwenal qui finit par répondre à sa place. Ce personnage qui s’esquive va se retrouver face à une Isolde décidée à laver son honneur par la mort : elle a déjà construit le scénario. Et devant elle, il se décompose, il se déconstruit.
Tristan est rattrapé par sa contradiction, et par l’exigence d’Isolde, qui joue alors une sorte de jeu cruel et désespéré se collant à lui dos à dos, faisant naître l’effleurement du désir, et ajustant avec une sorte de jouissance féline ses boucles d’oreilles en le contraignant à la vêtir pour la rencontre avec Marke d’un habit brodé, où la femme semble savourer presque méchamment sa victoire en faisant de ce Tristan affaibli une sorte d’esclave qui s'effraie en effleurant l'épaule de la femme et qui se recroqueville : mais le somptueux manteau de la rencontre avec Marke est aussi vêtement funèbre, car c’est à une cérémonie funèbre à laquelle Isolde convie Tristan et qui transforme avant le philtre leur relation en une relation maître-esclave.
 

Habit de parade ou habit funèbre : Okka von der Damerau (Brangäne), Anja Harteros (Isolde)

Au moment où ils boivent le philtre, de nouveau la vidéo intervient : Warlikowski ne pose pas le philtre comme un élément hautement symbolique, ils le boivent comme un poison pour ce premier rendez-vous raté avec la mort sans « mise en scène » au sens grandiloquent comme dans tant de mises en scène où ce moment est tellement attendu et valorisé.
Ainsi chaque acte sera un rendez-vous avec la mort qui ne réussit qu’au troisième. Or, au moment du philtre, une vidéo apparaît, sorte de vision en noir et blanc d’un papier-peint assez triste, qui dès que le philtre fait effet se colore et prend vie : les fleurs (des hortensias comme les massifs sur la façade du Nationaltheater) prennent des couleurs et deviennent peu à peu lignes abstraites et presque « psychédéliques », le philtre comme « herbe ».
C’est un procédé assez facile, presque teinté d’ironie, ou au moins de distance, très évident aussi qui consiste en un instant à voir le monde autrement qu’il n’est, toute la scène finale de l’acte est une sorte de pantomime où les amants pétrifiés ne se touchent pas ou presque pendant que Marke arrive, anticipant la deuxième partie de l’acte II.

Une foule de détails remplissent cet acte, qui file à la vitesse de l’éclair, là où souvent le spectateur attend avec patience et quelquefois souffrance le moment du philtre et qui pose un grand nombre de données psychologiques : un Tristan d’abord fuyant, puis affaibli et dominé, une Isolde solitaire qui construit son destin, un monde qui les entoure, totalement coupé de leurs préoccupations réelles qui renforce leur singularité, et en fosse, répondant à cette situation si géométriquement marquée, une musique luxuriante, débordante, qui illustre toute l’agitation des âmes contraintes en scène : derrière la glace, le feu.

 

Acte II

Le deuxième acte n’est pas le lieu d’un duo d’amour dans sa réalité, qui fait rêver le spectateur trop « romantique » (au sens commun du mot) à l’évocation d’un idéal. Une fois encore, Warlikowski détourne la tradition, tout en jouant avec les rappels, les mythes, l’imaginaire du spectateur, et du wagnérien fidèle aussi.

Armoire à pharmacie ou aux poisons, Isolde (Anja Harteros) dans l'obscurité près de l'interrupteur

Alors que la fosse palpite déjà, la première scène commence dans l’obscurité par un jeu d’ombres où Marke salue rapidement Isolde et la laisse seule pour « partir à la chasse » . Alors Isolde ne cesse d’allumer l’interrupteur et donc alternativement plonge la scène dans l’obscurité totale ou l’éclaire, rappel évident de la mise en scène de Christoph Marthaler à Bayreuth. Quand la lumière frappe, elle montre l’espace ouvert, la cour, les attributs de la chasse, les cors à vue, mais aussi Marke qui au loin tire à la carabine « comme pour donner le change », pour faire comme si on allait à la chasse, mais en visant aussi clairement Tristan, puis Isolde, avec dans ce monde du second plan dont il était question au premier acte, Melot qui rode : Warlikowski pose les éléments qui vont dominer la deuxième partie, ces petits complots terrestres d’un monde tout relatif. Isolde semble épuisée, affalée contre la cloison, et répond par une sorte d’indifférence à l’incroyable énergie de Brangäne qui déjà l’avertit  : elle est déjà ailleurs.
Dès que le duo commence, commence aussi le jeu, structurel, avec la vidéo. Le film ne doit pas être lu comme illustration d’une action scénique, mais comme part de l’action dans un rapport biunivoque de type (excusez cette trivialité) « l’œuf ou la poule ». La vidéo élargit ce qu’on voit en scène, et la scène est au contraire hyperconcentrée. Tristan surtout regarde l’écran comme si l’écran était un souvenir ou un guide, une plongée dans l’âme du couple, Isolde jette un œil « en passant ».

Scène et vidéo : Jonas Kaufmann (Tristan) Anja Harteros (Isolde)

À la vidéo, Isolde apparaît dans un hôtel, parcourant les longs couloirs (cela rappelle quelque peu le début de Die Frau ohne Schatten et L’année dernière à Marienbad.  La rencontre est une étrange pantomime : l’Isolde de l’écran est « datée » : chignon, lunettes noires… C’est clairement Maria Callas dans les années soixante, la Callas seule et délaissée, la Callas de Pasolini. Et l’Isolde de la scène porte une robe rouge, rouge-spassion, mais aussi rouge-Tosca, un rôle dans lequel aussi bien Callas qu’Harteros ont triomphé. Mythe sur mythe, mais sur l’écran, c’est une femme seule et méditative dans une chambre d’hôtel,. Elle jette ses chaussures au loin, pose sac et manteau, puis s’allonge sur le lit, et attend, se levant et se recouchant sans cesse. On pense aussi fugacement à un suicide.
Et bientôt (au moment où l’urgence de la musique fait basculer le duo)  Tristan arrive, d’abord ombre dans l’embrasure de la porte, n’osant pas entrer, puis dans un deuxième moment (suivant les différents mouvements du duo) il entre et contemple la femme allongée et dans ses rêves ou sa méditation. Les deux finissent par s’asseoir côte à côte, Isolde s’allonge, et Tristan après une longue hésitation, s’allonge à ses côtés dans une « chorégraphie de l’interdit » pendant que sur la scène ils chantent leur duo assis dans des fauteuils de cuir, à trois mètres l’un de l’autre, partant alternativement dans leur rêve personnel (et pas un rêve à deux) en se rejetant ostensiblement en arrière quand la mort est évoquée (sterben ((mourir)) murmuré d’une manière stupéfiante par Kaufmann). Un duo qui vibre par la musique, mais d’où rien ne transparaît sinon un effort désespéré pour se toucher (comme Adam et Dieu chez Michel Ange, comme un souffle qui doit passer de l’un à l'autre mais sans même que les doigts ne s’effleurent).

Giotto : Cappella degli Scrovegni : Annonciation

Dans ce décor qui nous l’avons vu est lieu de peinture, cette image m’a évoqué le Giotto de la Chapelle des Scrovegni de Padoue, où l’Annonciation est construite entre l’ange d’un côté de la nef, et Marie de l’autre, séparés par un arc qui montre une sorte de message mystique qui traverse l’espace : ce jeu d’échange où le regard remplace le toucher m’a fait immédiatement penser à un message impossible à figurer mais tout à ressentir. Cette scène apparemment si dépouillée est en réalité polysémique par les gestes, par la situation, par les implications et les images intérieures qu’elle provoque.

Tristan (Jonas Kaufmann), Isolde (Anja Harteros) et au milieu, les outils du suicide à deux

À l’écran, deux corps allongés et séparés, deux parallèles qui ne se croiseront sans doute qu’à l’infini, et sur scène deux êtres qui semblent converser socialement, en mimant les gestes sociaux où Isolde se lève comme pour aller chercher à boire et va prendre dans l’armoire à pharmacies un objet qu’elle pose devant eux (en réalité sur la cage du souffleur).
À mesure que le duo avance et monte en intensité commence alors toute une mise en scène pour une mort à deux, les amants lèvent leurs manches, dénudent l’avant-bras, sur le plateau porté par Isolde (elle prend encore l’initiative), deux seringues : duo d’amour, duo de mort. Duo de l’impossible.
Krzysztof Warlikowski ne fait pas du duo d’amour un orgasme interrompu. Ce duo s’amour et de mort est un suicide en commun interrompu. Deuxième tentative de mort ensemble, et une fois de plus interrompue par Marke.
Les choses sont figurées à l’écran : à mesure que les deux êtres remontent leur manches pour s’ouvrir les veines et que la musique se tend jusqu’à l’insupportable, à l’écran les deux se tiennent allongés pendant que l’eau envahit l’espace jusqu’à les noyer comme la musique en ce moment même les noie, image formidable parce qu’elle fait Correspondance, encore au sens Baudelairien du mot entre ce qu’on voit sur scène, un suicide d’amour, sur l’écran, une noyade d’amour et dans l’oreille, un flot de sons dans lequel les avertissements de Brangäne ont pris place, mais comme pures interventions musicales, sans valeur monitoire, pour le spectateur comme pour les amants : la musique envahit l’ensemble et perd toute signification rationnelle. Simplement inouï pour le spectateur happé par cette triple sensation.
Et la brutalité de l’arrivée de Marke devient sur l’écran un réveil en sursaut où les deux amants se dressent, étonnés (au sens fort du XVIIe), dans une image surprenante et très subtilement « comique », comme deux enfants sortis brutalement du rêve. Elle fait rupture, de la situation bien sûr, mais aussi de l’attente et arrêt de ce flot musical qui nous emportait et nous noyait, nous aussi. Ce moment brutal est en réalité triple rupture, sur l’écran, sur la scène et dans l’œil du spectateur. Magistral.
Comme au premier acte, tous ces détails très concrets, seringues, lit, eau, n’aboutissent qu’à une pure abstraction, parce que ce que nous voyons nous renvoie une fois de plus à un imaginaire plus qu’à une situation concrète.

Le mur-écran se lève donc et de nouveau apparaît l’espace de la pièce dans son ensemble, avec les deux protagonistes et tous les autres « ceux du second plan ». Dans un tel contexte, le discours de Marke apparaît singulier, presque incongru. On retombe dans le terrestre après avoir frôlé les cieux, dans le monde terrestre, le vieux serviteur vient reprendre les seringues et les remettre en place. Wagner le marque en laissant les amants dans le silence, au premier plan quand les autres sont derrière. Puis Isolde s'isole derrière l'armoire à pharmacies, comme pour s'éloigner/se protéger de Marke. Marke demande très logiquement une explication, mais ce que les amants ont vécu ne s’explique pas : il y a hiatus. Et Mika Kares (Marke) dans sa manière d’aborder son monologue montre ce hiatus : vocalement magnifique, il apparaît à certains moments presque inexpressif, comme si on entendait ce qu’entendent les amants, à savoir un discours très lointain pour eux.
Et encore une fois Warlikowski marque la différence entre Tristan et Isolde, elle debout, silencieuse, enfermée, et Tristan écroulé, affalé dans le fauteuil ou il se rejette en arrière (la mort) puis se recroqueville jusqu’à le quitter à quatre pattes et à se trainer sur le divan-Freud pour dire justement
« O König, das
kann ich dir nicht sagen ;
und was du frägst,
das kannst du nie erfahren » (Oh mon roi, je peux pas te le dire, et ce que tu demandes, tu ne pourras jamais l’apprendre).

Il s’affale sur le divan où l’on doit parler pour dire qu’il ne peut pas parler. Là encore un très discret trait d’humour distancié du metteur en scène.

Tristan (Jonas Kaufmann) et au second plan Brangäne (Okka von der Damerau): "O König, das kann ich dir nicht sagen"

On essaie au théâtre de s’identifier à un discours, à un personnage, à des attitudes et normalement le désarroi de Marke nous touche. Ici, au-delà de la beauté musicale, ce discours impressionne, mais glisse plus qu’il ne touche. La mise en scène et la direction musicale prennent le point de vue des amants, et essaient de mettre l’auditeur et le spectateur dans la posture qu’ont les amants pour comprendre que ce discours n’atteint pas son but.  D'ailleurs, ironie de la mise en scène, les amants choisissent de s'embrasser devant Marke, comme si c'était le seul langage que le monde du "second plan" pouvait comprendre, et ce sera l'unique concession à l'amour terrestre.
Et Marke finit par comprendre, sans les réponses attendues : la seule véritable « péripétie » de l’œuvre est le duel avec Melot, personnage du monde tout humain de la trahison et des jalousies et sans doute dans la manœuvre de cour visant à écarter Tristan des faveurs royales. Dans une œuvre aussi abstraite, un duel est comme un hiatus, même si la question de l’honneur touche le chevaleresque Tristan, elle est détail face à ce qu’il vit.

Un humanoïde tend l'épée à Tristan (Réel ? Irréel?) , Isolde (Anja Harteros)

La petitesse du duel n’est pas royale non plus et Marke ne veut pas y assister, il s’en va, laissant la scène au médiocre. Il est exclu de toute explication, et fuit la scène quand Melot et Tristan vont se battre, tel Wotan laissant Siegfried face à son avenir. C’est la brisure irrémédiable de la lance « Ich kann dich nicht halten » (je ne peux t’arrêter).
Le départ de Marke montre que son monologue est aussi « obligé » qu'inutile : il part parce qu’un roi ne s’intéresse ni à la péripétie ni aux basses œuvres ou plutôt parce qu’il a compris qu’il n’est pas dans l’Ordre (au sens pascalien) des amants. Quant au duel, il est « conforme » à la tradition : Tristan se jette sur l’épée. Puisque le suicide à deux lui a été interdit, il choisit le suicide solitaire, et c’est un geste qui va au-delà du désespoir, c’est un geste qui acte la séparation d’Isolde, le constat de la déchéance totale. Quand il se réveillera, le monde des vivants n’aura plus de sens.
Warlikowski n’intervient pas du tout pour transformer l’histoire, comme pouvaient le faire Sellars (qui fait de Marke l’amant de Tristan), ou Katharina Wagner (qui fait de Marke un salaud), ou même Chéreau, où le discours de Marke s’adressait à Melot…
Warlikowski garde les choses telles quelles, sans même rechercher quelque motivation psychologique à la situation, le monde des humains avec leurs grenouillages a pour lui peu d’importance, seul compte le couple. Et la fin du deux, le couple est brisé : Tristan est donné pour mort, et Isolde n’a plus qu’à éteindre la lumière, dernier geste de l’acte.

 

Acte III

Le troisième acte est un moment où la relation au monde se trouble pour Tristan, entre visions et réalité : Katharina Wagner l’avait bien montré dans sa mise en scène à Bayreuth, où tout était construit comme une montée d’images psychanalytiques.
Ici le spectateur va se perdre entre réel et irréel, entre monde et figuration, entre représentation théâtrale et représentation de l’âme.

Tristan (Jonas Kaufmann) Kurwenal (Wolfgang Koch) Tristan sur le divan (Tristan-humanoïde/ombre)

Le caractère central du troisième acte est cette navigation entre le réel et le non-réel, le vécu et le rêve, sans que les frontières en soient vraiment définies. Quoi de plus visible et réel que cette salle, barrée désormais d’une table familiale au petit déjeuner (la cafetière émaillée trône au milieu) dans un tableau qui rappelle la table-cène des juifs présidée par Hérode dans sa mise en scène de Salomé. A cour, le petit lit divan sur lequel est étendu comme l’était Isolde au premier acte, non pas Tristan, assis au centre de la table « familiale », mais son clone-humanoide du prélude ; et à la place du chant du marin, le merveilleux solo de cor anglais, à vue au fond de la scène dans ce dialogue réel (on voit la musique en train d’être jouée), et irréel (est-ce un rêve de Tristan, est-ce même un chant funèbre où Kurwenal le croit mort ?). On retrouve donc aussi les « humanoïdes » du premier acte, couple dansant qui ouvrait l’œuvre, ici multipliés comme une famille, comme si le couple avait essaimé… Étrange lever de rideau à la musique déchirante, où l’on a une scène familiale au centre et Kurwenal étendu sur un fauteuil de cuir auprès d’un vrai/faux Tristan encore une fois comateux (il l’a été quand il a été soigné par Isolde, dans le lointain passé qui est mémoire vive de l’œuvre).

Kurwenal (Wolfgang Koch) Tristan sur le divan (Tristan-Jonas Kaufmann)

On s’aperçoit dans un second temps que la plupart des personnages autour de la table sont des poupées, comme un monde momifié d’une famille illusoire que Tristan retrouverait en revenant chez lui, vêtu de ce bleu qui évoque la cape du pilote du premier acte, un bleu et une tenue de personnages qu’on pourrait presque croire issus de Star Trek, d’une saga futuriste où il n’y a plus d’humains, mais des humanoïdes, c’est à dire des formes d’humains qui n’en sont pas tout à fait. Mais cette famille est étrange avec ces enfants en uniforme surgis de la mémoire. Warlikowski nous rappelle que Tristan a vécu une enfance sans parents, ces enfants lointains surgis de la mémoire sont comme des compagnons d'orphelinat. Ce récit de Tristan est traversé par la mémoire de la tristesse d'une jeunesse perdue. Le voilà de nouveau enfant abandonné.
Au réveil, Tristan va chanter son monologue comme un monologue d’expiration. il chante comme exsangue : nous voyons désormais le sang couler, plus il va chanter et plus la tache de sang sur son flanc va s’élargir, comme si chanter le vidait, au propre (le monologue est épuisant pour le chanteur) et au figuré (plus il met ses forces à appeler Isolde, et plus il se vide de son sang), il s’agit du chant de l’agonie, qui est aussi délire de l’agonie.
Warlikowski en effet montre un Tristan qui va bouger, s’asseoir au milieu de ce monde de momies, comme un chef de famille qui sert le café, pendant que l’humanoïde qui trônait prend sa place sur le lit, d’une manière très fugace, presque imperceptible tant le spectateur est fasciné par Tristan : la focale est placée sur Tristan au point d’effacer ce qu’il y a autour, alors que Kurwenal se presse autour du lit où l’humanoide bouge, pris de convulsions que le centre de la scène illustre, rêve ou délire. Puis l'humanoïde, quand Isolde arrivera, se réfugiera dans les bras de son Isolde-humanoïde…

La recherche d'un temps perdu

Cette cafetière émaillée de style ancien sur la table m’a fasciné parce qu’on ne l’attend pas, objet vulgaire dans une scène tragique, mais aussi parce qu’elle a le parfum des choses anciennes, enfouies, comme si à ce moment où Tristan est retourné chez lui quelque chose comme un paradis de l’enfance surgissait, fixé par ces momies autour de la table, une évocation qui part d’un détail, et qui fait de Tristan non un personnage qui sort du néant, comme trop de mises en scène nous le montrent, mais comme un personnage qui a une histoire, des racines, et qu’il est retourné là où il est né pour respirer l’espace d’un instant les parfums d’une enfance perdue.
Ainsi entre évocation des racines et sang qui se vide, c’est le moment où toute une vie défile qui a pris un sens avec Isolde. Elle arrive en scène, dans une autre robe rouge, toujours ce rouge Tosca, qui vit évidemment la mort de l’amant un peu comme Tosca : elle arrive, ils se croisent, il meurt, elle meurt (en s’empoisonnant, comme prévu au premier acte). Discret rappel qu’on est à l’opéra, discret rappel de Callas, tout cela effleuré, et ressenti par des spectateurs qui pleins de ces références, mais sans qu’il soit nécessaire de les vivre pour vivre l’intensité du moment.

Tristan, Isolde, et les autres

Puis arrivent les autres, et Warlikowski à ce moment ne veut pas de bataille – la bataille est évoquée en fosse, orchestre incroyable à ce moment. En scène pas de mouvement, ils sont tous assis ou debout en rang devant la table, comme séparés des amants, Isolde est écroulée à jardin, Tristan expiré à cour. La bataille est dans les têtes, dans la fosse, mais l’agitation sur scène n’existe pas, ils tombent seulement les uns après les autres comme des quilles (Kurwenal, Melot) et Marke reste fixe et absent tandis que Brangäne est déjà en deuil : rites sociaux.
Ils sont tous l’ailleurs des amants, incapables de saisir le moment, ils ont trouvé des explications à ce qui ne s’explique pas, ils cherchent des pardons et justifications terrestres à ce qui ne l’est pas, et ce décalage, c’est le décalage entre une musique agitée et des personnages fixes, un peu comme ces poupées-momies : le monde est momifié, avec la table couverte d'un blanc-deuil et d'un bouquet de fleurs blanches dans un vase, que Kurwenal renverse en tombant. Marke en ramasse deux, pour les jeter sur les corps des deux amants, en un geste dérisoire.
Pour la mort d’amour retombe le mur-écran reste blanc, Tristan étendu, et Isolde (déjà morte) chante la mort, poursuivant le duo interrompu du deuxième acte jusqu’à son terme-mort, qui se termine par le « höchste Lust », le plaisir suprème.
C’est alors qu’enfin l’écran montre une image de gisants, comme ces corps pompéiens saisis par des cendres, qui prend couleur et vie et le dernier accord est accompagné du premier sourire des amants qui se regardent en un long regard bouleversant, magnifique, qui est à la fois échange des amants de scène, mais aussi un échange visiblement vécu et intense entre Harteros et Kaufmann, magnifique couple artistique. Le silence qui suit est à la mesure du bouleversement du spectateur. Warlikowski a mis sur l’écran ce qu’il ne pouvait-voulait pas mettre sur la scène… La musique se tait sur une évidence.

Liebestod

 

De la musique avant toute chose

Plus que tout autre compositeur, Wagner crée des clivages et des certitudes musicales et interprétatives. Son approche intellectuelle et conceptuelle implique de la part des « wagnériens » des prises de position, des habitudes d’écoute dictées par le disque, les souvenirs, si bien qu’avant d’écouter, on est déjà assis sur ses certitudes. L’écoute n’est plus un exercice de disponibilité où l’on essaierait de faire abstraction de ses habitudes et de ses souvenirs, mais un exercice d’évaluation, où l’on va juger à l’aune de son souvenir, en graduant ce qu’on écoute en fonction de ce qu’on considère comme un sommet : pour les uns ce sera Böhm, pour les autres Barenboim, ou Thielemann, ou n’importe quel chef mythique qu’on a eu la chance d’entendre en salle, voire au disque. Comment par exemple juger Bernstein, qui a enregistré Tristan en trois ans, un acte par an ? … En fait beaucoup viennent au concert ou à l’opéra hélas non pour écouter mais pour vérifier leurs certitudes.

Au XIXe, la définition des voix était bien plus élastique qu’aujourd’hui, il y avait des catégories plus larges, peut-être plus fondées sur la couleur que sur la tessiture. Les frontières étaient floues et ne préemptaient pas le jugement.
Les choses sont différentes aujourd’hui, d’autant que le genre opéra, qui était alors dominant, est devenu une sorte de niche. Quand un genre est dominant, on peut beaucoup se permettre. Mais comme le genre est en difficulté aujourd’hui, on se réfugie dans les prétendues « règles », dans une réaction de citadelle assiégée, une sorte de réflexe d’autodéfense qui a tendance à l’exclusion, en art lyrique comme ailleurs. Au lieu de respirer, on étouffe, on affirme, on brandit les soi-disant règles.
Ainsi à propos de ce Tristan le débat se porte-t-il sur les « voix wagnériennes », puisque dans cette distribution, à peu près tous chantent leurs rôles pour la première fois et que notamment pour la protagoniste, personne n’imaginait qu’elle irait jusqu’au bout du pari. D’autant que son Elsa à Bayreuth ne fut pas convaincante… Alors Isolde ….
Il est difficile de juger des « voix wagnériennes » car c’est une définition que chacun cultive dans sa tête. Une voix wagnérienne ne sera pas du tout la même entre 1920 et 1960, 1960 et 2021, à Bayreuth et au MET, à Vienne et à Paris : une voix qui sonne à Bayreuth sonne moins à Paris. Peut-on comparer Vinay, Kollo, Windgassen, Hoffmann, Jerusalem, Schager, Seiffert, Gould, tous interprètes de Tristan ? Gwyneth Jones fut Isolde, mais elle fut aussi Eva. Schwarzkopf fut Eva, mais ne fut jamais Isolde, Rysanek ne fut jamais Isolde, mais fut Kundry, et Waltraud Meier fut et Kundry et Isolde. Et Nilsson fut à peu près tout…

On voit bien ce que le concept cache, voix et assise large, graves singuliers, aigus tenus et puissants, centres immenses, et endurance. Alors on aime aujourd’hui Stemme et on attend Davidsen : les chaussures sont prêtes, fixes, installées,et les voix « attendues » n’ont qu’à s’y glisser.
Quel ténor peut résister au dernier acte de Tristan, quel soprano au premier acte d’Isolde et au Lust final ? Questions à jamais irrésolues, et c’est heureux, parce que ça laisse de l’espace pour les découvertes.
Car les voix correspondent aujourd’hui peut-être plus qu’hier au projet, au contexte, à la mise en scène, au chef parce qu’une voix est d’abord l’élément d’une alchimie qui comprend les différents éléments d’une production, mais aussi des alchimies personnelles des spectateurs. C’est pourquoi il faut regarder avec circonspection ceux qui affirment il/elle n’a pas la voix pour ça, il/elle n’est pas une voix wagnérienne il/elle est « en-deçà ».
Essayer de se garder des opinions arrêtées, et essayer de rentrer dans un contexte, dans une logique, pour enfin juger de la pertinence d’un cast dans un contexte donné, c’est un exercice délicat, sur le fil du rasoir, mais c’est la seule voie possible, et c’est une ligne de crête.

Cette distribution répond dans son ensemble aux exigences des rôles et de l’attente immense du public. On ne peut venir à Tristan que pour entendre un Tristan et une Isolde, comme au cirque voir les trapézistes sans filet, et Wagner lui-même sait que son œuvre est un labyrinthe, tel que les décorateurs Frank Philipp Schlössmann et Matthias Lippert l’avaient figuré dans la production de Katharina Wagner à Bayreuth.
C’est un ensemble qu’on juge : ainsi le « junger Seemann » qui inaugure le premier acte de Tristan est-il essentiel, car il fait transition entre le prélude et la première intervention d’Isolde.
Membre de la troupe, Manuel Günther s’en sort bien, avec une voix bien projetée, bien posée d’autant mieux que la mise en scène, loin d’en faire une voix « off » venue des coulisses, comme souvent, en fait, dans sa volonté de montrer tout et tous, un personnage qui va occuper l’espace au tout début du premier acte, étrangement vêtu en soldat de pacotille, ou déchu, qui va être soigné par son « Irische Maid, du wilde, minnige Maid ! », comme il la chante, qui se trouve être ici Brangäne.
On connaît Christian Rieger et Dean Power membres de la troupe depuis des années (respectivement 2003 et 2012), qui sont respectivement ein Steuermann et ein Hirte qui interviennent dans un troisième acte où tous les personnages sont anonymisés par la mise en scène, sur scène. Même le Melot de Sean Michael Plumb, plus récemment entré dans la troupe de la Bayerische Staatsoper (saison 2016/2017), est présent vocalement, mais presque absent physiquement tant la mise en scène efface plus ou moins tout ce qui n’est pas le couple, tout en montrant ces présences, qui deviennent comme présences/absences. Mais la voix est bien là, marquée, très correcte, restant néanmoins en dehors de la question, même si le duel final du deuxième acte en fait un personnage présent. C’est un caractère de la mise en scène de Warlikowski que de montrer tous les personnages comme tous les objets, en essayant de montrer qu’ils ne comptent pas.
Cette impression se confirme avec les trois autres rôles, plus importants, de Kurwenal, de Brangäne et du Roi Marke, qui existent chacun dans un espace qui serait intermédiaire, des personnages de limbes, qui regardent sans vraiment comprendre ce qui se passe, près et loin des deux protagonistes.

Marke (Mika Kares), dérisoire avec ses fleurs à la main

Mika Kares en Roi Marke affiche une voix puissante qui sans nul doute en fait une des grandes basses du futur. Il reste sans cesse fixe et raide, presque sans expression, tel une momie vivante. Son Marke est profond, à la fois présent et absent, avec un magnifique phrasé et une expressivité volontairement ou marquée, ou éclipsée, comme si ses discours n'avaient aucun effet (c'est très clair à la fin par exemple)
Wolfgang Koch est un Kurwenal rempli d’une énergie presque désespérée tellement il semble extérieur à ce que vit Tristan et en même temps complètement engagé. Comme toujours, il soigne tout particulièrement l’expression et la couleur mais avec une urgence presque inattendue pour le personnage, c’est un Kurwenal nerveux, au débit souvent rapide qui surprend car on a rarement entendu le rôle dit de cette manière avec une voix qui frappe par une certaine jeunesse. Le troisième acte de ce maître du verbe et de l’expression est étonnant d’humanité désespérée. Il est bouleversant cherchant à calmer par tous les moyens son Tristan-humanoide.
C’est le même type de couleur qui frappe dans la performance exceptionnelle d’Okka von der Damerau, elle aussi remplie d’énergie presque infatigable, elle est en scène un personnage très mobile, tout comme Kurwenal, avec la même difficulté à entrer dans la logique d’Isolde que lui dans celle de Tristan. Warlikowski en fait une « soignante » des corps (elle intervient avec un tablier d’infirmière de la croix rouge auprès du pilote, soignant les blessures de la guerre) et elle veille sur l’armoire à pharmacie qui renferme les philtres, et les seringues qui devraient servir aux amants= c’est une « active ». Comme Kurwenal elle est un personnage « terrestre » dans l’humanité ordinaire. Vocalement, elle s’affirme comme une Brangäne exceptionnelle de clarté, de vivacité, de présence, d’humanité. Ce n’est pas la Brangäne à la voix profonde de mezzo, mais une voix claire, jeune, vigoureuse qu’on entend rarement dans le rôle. Le texte est magnifiquement dit, magnifiquement coloré, et ces deux interventions pendant le duo apportent une très forte émotion. On entend une autre Brangäne avec des couleurs différentes qui change un peu notre vision du rôle… Une voix qui semble avoir trouvé  sa voie. Elle est l’exemple de ces voix wagnériennes « élastiques » puisque la saison prochaine, au milieu de ses Waltraute, Brangäne et Azucena, elle va aborder Brünnhilde dans Die Walküre à Stuttgart.
Last but not least, les deux protagonistes Anja Harteros dans Isolde et Jonas Kaufmann dans Tristan ont très longuement préparé cette performance, inséparable de la direction de Kirill Petrenko, mais aussi inséparable de leur relation scénique et artistique.
Peu importe qu’ils aient ou non les voix du rôle selon les canons de je ne sais quelle loi non écrite, ou de docteurs souvent charlatans, puisqu’ils sont les personnages incarnés voulus par le spectacle et par la direction musicale et puisqu’ils explosent les murs en bouleversant toute une salle.
On sait qu’ils forment un couple artistique à peu près unique aujourd’hui, très liés à cette maison, et on sait que ce Tristan est un moment très particulier de leur carrière, d’autant qu’Anja Harteros n’est pas apparue sur scène depuis près de 18 mois.

 

Jonas Kaufmann

Tristan exsangue au troisième acte (Jonas Kaufmann) et sous la table le rêve d'amants ensemble

Jonas Kaufmann est un Tristan très intériorisé. Il utilise toutes les ressources de sa technique pour incarner un Tristan du début à la fin faible et dominé : faiblesse de la blessure à la fin, mais faiblesse de sa situation au premier acte. Si l’on observe bien le livret, c’est d’abord Kurwenal qui gère la relation avec Isolde et qui joue les intermédiaires à l’instar de Brangäne. Mais quand Tristan décide de voir Isolde, il se soumet à sa volonté, et Isolde le lui fait bien sentir. Alors Tristan donne à Isolde son épée pour qu’elle le tue, il s’agenouille, il montre sa soumission totale au vouloir de la femme, qui est centrale dans cette mise en scène, qui file d’une certaine manière un destin de femme, on le verra encore mieux au deuxième acte. À cette situation de faiblesse apparente il ne faut pas de voix triomphante, mais une voix embrumée : c’est Isolde qui vocalement doit le dominer aussi. Jonas Kaufmann a la voix voulue pour ce Tristan perdu et soumis. C’est à la fois un Tristan qui revient de guerre, déchiré, lacéré, c’est au départ un Tristan « de cour », veste blanche, un peu officiel mais surtout un Tristan amoureux et indécis : face à cette Isolde, il ne peut que « suivre » sans jamais décider ou agir.
La question de la guerre est essentielle au premier acte, dans un espace plein de soldats blessés, Tristan « revient de guerre », comme le Don Juan d’Horwath. Il cherche d’abord à s’abstraire. Alors il chante avec cette douceur et cette suavité qui étonnent dans un rôle réputé pour sa difficulté. Il est aidé et soutenu par Kirill Petrenko qui veille à ne jamais proposer un orchestre envahissant même si protagoniste ; alors les voix, et celle de Kaufmann d’abord peuvent se reposer sur l’orchestre et chanter en chœur avec lui, ce qui donne un son inhabituel et incroyablement édénique à certains moments. Jonas Kaufmann est comme un mort perpétuellement en sursis, enfermé dans un désir qu’il ne peut accomplir, dont seule la musique fait entendre l’accomplissement. Si les chanteurs ne font rien, ne se touchent pas, c’est que la musique exprime tout, et Warlikowski se garde bien d’intervenir. Jonas Kaufmann n’est jamais brutal, il ne cesse de se vider de son sang, car cet amour le rend exsangue, au sens figuré dans les deux premiers actes, et au sens propre au troisième acte, avec un chant qui est miracle de subtilité. Bien sûr Kaufmann n’est pas un ténor dramatique, encore moins un Heldentenor, mais c’est ici le Tristan idéal parce qu’il est Orphée, il est la lyre qui chante l’amour éternel et en même temps impossible.C’est un Tristan orphique, qui donne à la partie une couleur jamais perçue jusque-là, d’un désespoir insondable et créateur. Ce qui est chanté là est probablement unique, au-delà des qualités techniques dont il nous a abreuvés au long de sa carrière, contrôle, science des mezzevoci, habileté à murmurer ou à filer les sons et surtout intelligence du mot et incroyable expressivité, sans jamais donner l'impression de forcer. En fait, il peut ainsi expirer, au sens figuré d’abord, puis au sens propre parce qu’en fosse il y a un chef qui soutient chaque voix du duo, tenant compte de ces voix singulières, réussissant le double défi d’un orchestre souvent chambriste, mais toujours intense, toujours urgent, toujours passionné.


Anja Harteros

Face à un Tristan en sursis permanent, l’Isolde d’Anja Harteros est sûre d’elle, sûre de ce qu’elle veut, et dominatrice. Mais on l’a vu, Warlikowski en fait une solitude, comme ces femmes mythiques et lointaines qui n’arrivent pas à pactiser avec le monde, d’où la référence à Callas. La voix est singulière, car on n’entend non pas une assise, une puissance, un poids, mais d’abord un timbre singulier, qui tranche qui rompt avec bien des Isolde du jour, d’une incroyable clarté, d’une jeunesse qui étonne et d’une insondable énergie où les aigus sont dardés, tenus, et jamais criés. Elle n’a pas cette largeur de certaines Isolde, mais elle est d’abord incisive, pesant chaque mot, donnant à chaque mot une couleur singulière (oh, comme elle dit « Vassallen » au premier acte). Il y a là une véritable recréation du personnage, qui n’a rien de la wagnérienne solide et bien plantée, mais d’un corps gracile et terriblement nerveux, d’où sortent des sons d’une incroyable énergie, des mots tranchants comme des épées, qui répondent à la suavité d’un Tristan perdu et éperdu. Elle conduit le couple, elle conduit le bal, elle est la protagoniste de cette vision, elle est tragédie incarnée.
Vocalement, ce qu’on entend est exceptionnel d’intelligence et de profondeur. Elle donne à son Isolde un caractère décidé et révolté qui bouleverse, dans une mise en scène  qui refuse les langueurs romantiques et les espaces pour y croire. Les deux personnages sont en perpétuel dialogue avec le gouffre. Le chant d’Anja Harteros est d’une richesse expressive inouïe, qui donne au personnage à la fois profondeur et complexité : elle est l’amoureuse, mais d’un amour si singulier qu’elle ne peut quasiment que le vivre qu’en solitaire, alors les difficultés techniques du rôle servent l’expression, certains aigus déchirent l’atmosphère, elle puise aussi dans la variété des couleurs, notamment dans le grave, accentuant tel ou tel son, pour ironiser, pour être sarcastique, ou venimeuse, ou pour séduire, être douce, et suave, et développer l’art de la persuasion face à Tristan. La passion qui vide, qui épuise, qui désespère, on la lit dans ce début du deuxième acte où elle appuie sur l’interrupteur, comme dépassée, comme brûlée, comme dévorée de l’intérieur, elle est simplement incroyable : c’est une incarnation complètement vécue et complètement neuve. D’origine grecque comme Callas, elle est à elle seule tragédie : elle réussit ce rôle comme s’il n’était pour elle qu’un long monologue qu’elle conduit jusqu’à la mort. C’est une performance unique aujourd’hui qui affadissent toutes les grandes Isolde du moment depuis que Waltraud Meier, dans un tout autre registre ne le chante plus. Elle est une autre Isolde, une Isolde introuvable, l’Isolde de l’ailleurs.

 

Kirill Petrenko

Au sommet du triangle, il y a Kirill Petrenko, impossible à séparer du couple, qui est la clef de voûte du spectacle. Warlikowski a choisi de montrer un monde des fixités, aux mouvements comptés, aux personnages contraints, parce qu’il a compris que la question du Tristan de Wagner est la musique. C’est la musique et la composition musicale qui entraînent tout le reste, au sens de Schopenhauer : « Elle (la musique) passe à côté de nous comme un paradis familier, quoiqu’éternellement lointain, à la fois parfaitement intelligible et tout à fait inexplicable, parce qu'elle nous révèle tous les mouvements les plus intimes de notre être, mais dépouillés de la réalité qui les déforme » ((Le monde comme volonté et comme représentation, Livre III, §52)). C’est ce qu’ont voulu montrer Warlikowski d’un côté et Petrenko de l’autre. Petrenko par sa direction ne veut pas s’attarder sur des splendeurs musicales, ne propose pas une lecture complaisante qui quelque part fait plaisir à l’auditeur, avec la vulgarité qui va avec la complaisance ; il ne propose pas non plus une lecture hachée ou dramatique qui laisserait de l’espace au drame terrestre. Il propose une lecture d’abord intense et passionnée, toute faite de mouvement, de circulations, mettant en exergue, grâce à une clarté du rendu désormais légendaire des sons nouveaux, des éléments incisifs, heurtés, quelquefois à la limite de l’atonalité, mais aussi des silences, et des notes prises de manière surprenante, comme la trompette prise presque en sourdine et tenue longuement dans les dernières mesures du premier acte, suffocante.
Cette direction empêche la respiration de l’auditeur, car elle emporte sans possibilité d’arrêt sur image : c’est un tourbillon qui nous noie, comme l’image de ces flots qui noient les amants étendus dans la vidéo du duo au deuxième acte. C’est une musique à flots continus et jamais contenus.
La surprise est évidemment qu’on entend tout, la moindre inflexion, la moindre variation de volume, le moindre soupir de la flûte ou du hautbois, en une science de la couleur qui stupéfie quand elle atteint tout un orchestre. Le Bayerisches Staatsorchester montre à cette occasion quel orchestre de fosse il sait être, mais surtout quelle confiance aveugle il a envers ce chef auquel il semble s’être donné corps et âme : si la direction est stupéfiante, l’orchestre ne l’est pas moins, qui répond à la moindre pulsion/impulsion de son chef avec un engagement et un entrain visible comme une question de vie ou de mort, qui est d’ailleurs la question de Tristan.
Que Petrenko soit un chef immense, nous le savons depuis des années, qu’il soit un chef fabuleux pour Tristan, nous le savions depuis Lyon, mais nous découvrons ici autre chose : il y a la volonté farouche de montrer ce que veut dire passion, dans les moindres interstices de la psyché : la mise en scène montre des êtres presque pétrifiés devant le torrent qui est en eux, et ce torrent, ce ne sont pas leurs paroles qui le disent, mais c’est toute la musique qui les porte et qui pousse. Il y a là le torrent, avec son bruit continue, avec ses sautes d’humeur, ses galets, ses rapides, ses blessures, ses heurts, et tout fait écho à l’intérieur des personnages et de leurs interprètes, poussés jusqu'à leurs limites parce que dans cette œuvre il faut sans cesse être à la limite, mais aussi à l’intérieur des auditeurs car cette musique a un effet physique sur l’auditeur, qui palpite, qui tremble, et qui en sort lui aussi laminé, épuisé par une expérience qui pourrait bien être unique dans les annales. C’est bien le monde comme volonté et représentation qui est ici mis en lumière, en son, en scène. Ce Tristan est un abime nouveau qui nous emporte, et qui nous fait simplement, vivre, sentir vérifier les délices et les pièges psychiques de Richard Wagner. Ce soir, nous avons non pas écouté, mais vécu au plus profond Richard Wagner.

Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

Autres articles

10 Commentaires

  1. Merci pour cette analyse pleine de réflexion autant que d'émotions. Oserais je dire que je trouve que la divine Anja/Isolde a quelques (rares) moments "en dessous". Oserai je dire (c'est sans doute ridicule) que j'ai entendu/vu le plus beau, le plus émouvant 3ème acte jamais entendu/vu ; complètement suspendu à chaque syllabe, à chaque mot joué/chanté par Kaufmann sur la mer musicale de Petrenko. Pas besoin de connaître le texte, Kaufmann fait tous comprendre, tout entendre. J'étais complètement scotché sur mon siège du début à la fin de son long monologue. En effet un moment hors du temps qui restera dans ma (nos) mémoire(s).

  2. Je précise en préalable que je n’ai pas assisté à ce spectacle,ce que je regrette vivement car la mise en scène de Warlikovski semble passionnante.Sera t’elle reprise ultérieurement ?Je l’espère.
    Cela dit j’ai peine à croire que les deux héros de ce drame trouvent une incarnation vocale idéale avec Harteros et Kaufmann.J’ai bien compris qu’il nous était interdit d’évoquer le concept de voix wagnérienne mais pour bien connaître les voix,les qualités et les défauts de ces deux grands artistes je me sens le droit d’affirmer qu’ils ne peuvent être l’Isolde et le Tristan que nous avons envie d’entendre pour la simple raison qu’ils n’ont pas les qualités vocales requises.Nous connaissons suffisamment JK pour savoir qu’il possède toutes les ficelles,les trucs,les artifices techniques qui lui permettent de compenser ses insuffisances vocales.Harteros est une immense chanteuse mais a t’elle les aigus qui permettent d’affronter le 1e acte et le souffle pour la mort d’Isolde ?
    Il me sera évidemment objecté que je n’ai pas assisté à cette représentation.Je me consolerai demain en allant à Aix écouter Nina Stemme et Stephen Gould qui sont actuellement les meilleurs titulaires de ces deux rôles.Hélas la rumeur dit que la mise en scène de Simon Stone est hors sujet.

    • Cher Monsieur
      Ce n'est pas Stephen Gould mais Stuart Skelton qui chante à Aix demain où je serai. Sachez que les amis avec qui j'ai assisté au Tristan étaient tout autant que moi étonnés de l'Isolde d'Harteros. Si vous attendez Nilsson ou Stemme, Harteros n'est ni l'une ni l'autre, elle est elle-même et c'est stupéfiant. je maintiens que le concept de "voix wagnérienne" est un concept né après guerre, notamment par le disque (nous avons tous été formés par le Tristan Nilsson Böhm Windgassen) et que je vous mets au défi de me définir une voix wagnérienne ou un exemple de voix wagnérienne ; Harteros dit le texte de Tristan d'une manière aujourd'hui unique, et c'est pour moi, avant le volume les aigus (qu'elle a ô combien), l'essentiel dans Wagner, elle a une présence vocale et scénique qui stupéfie, même si vous n'y croyez pas. Ne campez pas sur des certitudes, il y a un an j'avais aussi mes interrogations sur cette Isolde, depuis le 4 juillet, je constate que j'avais tort.
      Bien à vous
      GC

      • Mea Culpa,c’est effectivement Stuart Skelton qui est le Tristan d’Aix.Il y est remarquable en tous points,ayant encore approfondi son rôle depuis ses Tristan de Bayreuth.Quant à Nina Stemme je doute qu’elle puisse être surpassée actuellement par quiconque.Évidemment il ne s’agit pas d’une compétition et si Harteros est pour vous l’incarnation parfaite d’Isolde qui affadit toutes les autres je ne demande qu’à l’entendre.

  3. Cher Wanderer,
    J’adore ce moment d’entre deux. Je parle de Tristan. Entre deux, je vous au lu sur Munich sans avoir ni vu ni entendu la représentation (vivement le streaming du 31/07 !) ; j’ai vu (sur Arte) la représentation d’Aix sans vous avoir encore lu….
    La question que je me pose est : Tristan se prête-t-il a tant d’interprétations que cela ? Vous aurez compris que je ne le pense pas. A mon sens ce qui est important (le noyau central de l’œuvre) : le premier regard ; le refus, centré sur les états psychologiques d’Isolde de dire / de faire (convention sociale ? ou psychologique ?) ; le fameux philtre dont on se moque (d’amour ? non ! de champagne ? parfois ! d’eau ? possible ? de mort ? certainement la mort dans le conscient des protagonistes ! mais chacun des autres dans leur imaginaire). Donc seule issue de l’amour = la mort. Mais elle ne vient pas car ils ont suivi leur imaginaire. (= Acte I). L’attente de l’amour, centrée sur les états psychologiques d’Isolde aussi ; ils font l’amour ; pour une raison triviale (deuxième cercle autour du noyau central) Tristan est blessé (Acte II). Tristan agonise, agonie centrée sur les états psychologiques de Tristan ; Isolde évoque cet amour (deuxième cercle autour du noyau central) (Acte III) FIN.
    Deuxième cercle autour du noyau central :
    – Tristan chargé de ramener sa future épouse = statut matrimonial
    – Le ménage à trois du vaudeville classique : Marke est-il un « gentil » ou un méchant » ? suspense !
    – En fait le quatrième guette : Mélot. Simple amoureux jaloux ou homme de main ? si Marke est « gentil » (= René Pape) c’est l’amoureux jaloux (éconduit ?) ; si Marke est « méchant » (George Zeppenfeld) c’est un homme de main
    – Alors que devient Isolde dans tout ça ? Elle meurt (tradition) ? Elle disparait dans la nuit (Wieland Wagner) ? elle est emmené par son mari Marke, dominateur (Katharina Wagner ?)
    – Qu’en est il de Brangäne et Kurwenal, au fond, ils n’ont pas grande importance (autre que musicale évidemment).
    Je n’ai évidemment pas votre culture de la scène : Tristan pour moi c’est Wieland Wagner trois fois à Garnier (seule la première en 1966 était au top du top, le rêve de l’adolescence) ; M Hampe à Garnier en 1985 (mais U Vintzig & R Kollo)… bon, passons !… P Sellars à Garnier en 2008 (Forbis/Meier/Bychkov) sublime (revu en 2014 : Dean-Smith/Urmana/Jordan) ; Fura dels Baus en 2011 à Lyon (Forbis/Ann Petersen/Petrenko) superbe ; Heiner Müller en 2017 (Kirch/Ann Petersen/Haenschen, deux fois) que j’avais vu en video et qui ne m’a jamais enthousiasmé ; et enfin Bayreuth en 2018 et 2019, aboutissement de +50 ans d’études complémentaires wagnériennes. Ce qu’il me reste dans l’imaginaire, malgré d’autres vidéo / CD (outre la musique évidemment) : le banc et les costumes d’homme grenouille (dixit ce vieux réac d’Antoine Goléa) ; le noir moiré de rouge, de vert, de bleu ; les totems ; la vidéo aquatique ; l’immobilité concentrée sur la musique ; voire le hiératisme.
    Pas d’opinion évidemment sur Munich ; juste que parcourir votre analyse n’est pas nécessairement un gage d’envie, mais il faut d’abord voir. Juste une image qui m’a surpris et m’a invitée à des associations d’idées : « Tristan et Isolde : jeu de dominé/dominant (Jonas Kaufmann/Anja Harteros) » Harteros la brune, n’est-ce pas Isolde la brune du roman médiéval ? Caramba !!! Tristan se serait-il trompé d’Isolde ? Bon, il sera temps d’y réfléchir début aout.
    Mais Aix ? Disons que le temps fort de la mise en scène c’est la prélude du III rideau fermé. Rien ne nous a été épargné : mais OUI !!! c’est le philtre d’amour !! vous avez bien vu. Mais on va vous raconter une autre histoire : je suggère de réécrire le texte car en sous-titré à la télé on ne suit pas. Heureusement que dans la salle on peut y échapper. Le pauvre Tristan est tué deux fois (déjà qu’une fois, c’est déjà obscur). Mais c’est sympa cette vidéo, dès fois qu’on s’ennuierait pendant le prélude. Et en plus cette visite des stations du métro parisien c’est vachement bien. Dommage que le monsieur australien ne les ait pas mis dans l’ordre. Il aurait pu finir à Père-Lachaise. Et puis au II si on n’avait pas compris que c’était une scène d’amour…. Je regrette les costumes d’homme grenouille. Dommage car sur le plan expressif Stemme et Skelton se donnent du mal et inspirent une vraie empathie.
    Parlons du plan musical. Aix c’est une représentation sublime : chant et orchestre. Mais pour aborder l’épineuse question du type de voix qu’aborde Wanderer, il me semble que c’est classique. A vrai dire je n’avais jamais entendu Stemme (une honte !) mais ce qu’elle fait est superbe et à mon sens supérieur à Nilsson (dans ce registre). Skelton est parfait et en comparant aux autres interprètes actuels je suis conquis, même par rapport à Gould que j’avais beaucoup aimé. L’orchestre est magnifique à la fois si l’on considère l’architecture d’ensemble et les moirures de l’orchestration et des instruments.
    Kaufmann / Harteros / Petrenko : je suis convaincu d’avance par la description de Wanderer. Je ne connais pas suffisamment Harteros pour savoir comment elle aborde le rôle. A écouter ! Pour Kaufmann, j’imagine mieux : chanteur intériorisé s’il en est, voix que j’entends lyrique mais aussi barytonante (pas un « Heldentenor » évidemment). J’imagine Ramon Vinay (moins débraillé) ou Jon Vickers (moins raide, voix peu flexible) mais agile, merveilleusement nuancée, qui peut être puissante mais toujours ductile. Quant à Petrenko, pas besoin de faire un dessin.
    Heureusement qu’il existe de multiples propositions diverses et après tout si on n’aime pas, faut pas écouter/regarder ! Alors j’ai hâte de regarder/écouter. Merci Wanderer pour votre errance opératique et ces longues tirades wotannesques 😉
    Au fait ! j’adore la cafetière !

  4. Un second commentaire "justifié" par le fait que nous avons eu l'immense chance de retourner à Munich le 13 après être passés par Aix. Kaufmann et Koch ont évolué et muri leur rôle mais pour Harteros, c'est beaucoup plus que ça, elle semble s'être totalement libérée du poids/doute qui pesait sur son Isolde. On la retrouve incarnant son personnage dans chaque atome de son être. Elle interprète, elle chante divinement, comme on la connaît et cela change complètement le 1er acte ou elle est une princesse dominatrice et sûre d'elle. Nous ne craignions pas qu'elle n'y arrive pas, nous avions peur pour elle qu'elle soit moins parfaite que d'habitude. Hier elle l'a été, pour notre plus grand bonheur ! Cela fait aussi évoluer le 2ème acte, sensiblement différent de celui entendu le 4. Kaufmann, qu'on supposait "s'economiser" pour le 3ème, est poussé par Harteros (comme toujours d'ailleurs, c'est la base de cette alchimie si particulière de leur interprétation commune): duo entre 2 acteurs/chanteurs/interprètes en pleine possession de leur voix de leur technique, de leur personnage, chacun poussant l'autre au sublime. Et puis le 3ème habité par Kaufmann… Nous étions emballés par la représentation du 4, nous sortons en larmes de chaque acte de celle du 13. Quand à Petrenko sublime aussi, forcément sublime… avec un orchestre qui joue Tristan depuis 150 ans.
    Il serait stupide de faire des comparaisons mais il y a des fois où il est très difficile de ne pas faire de stupidités.… malheureusement !

  5. Après avoir assisté, émue dès la première seconde, fascinée durant toute la soirée et bouleversée à la dernière image, à la representation du 13 et vu le streaming du 31, je suis revenue à votre analyse. Je ne saurais dire à quel point elle me semble juste : une mise en scène "concrètement abstraite", tendre et intelligente, scrupuleusement fidèle à la partition et au livret, des musiciens ‑chanteurs, orchestre et chef, entièrement livrés à la musique et au jeu , en phase absolue et réunis dans un visible amour de l'oeuvre. Un éblouissement. Merci pour avoir trouvé les mots exacts. Tous les mots. Une fois de plus.

Répondre à DM Annuler la réponse

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici