Madama Butterfly de Giacomo Puccini (1858–1924)

"Tragédie japonaise" en trois actes de Giacomo Puccini, sur un livret de Luigi Illica et de Giuseppe Giacosa, créée le 17 février 1904 à la Scala de Milan.

 

Direction musicale : Paul Daniel
Mise en scène : Yoshi Oïda

Chef de chœur : Salvatore Caputo
Décors : Tom Schenk
Costumes : Thibault Vancraenenbroeck
Lumières : Fabrice Kebour
Assistante mise en scène : Kumiko Ueda

Cio-Cio San : Karah Son
Suzuki : Virginie Verrez
Kate Pinkerton : Marine Chagnon
B.F Pinkerton : Riccardo Massi
Sharpless : André Heyboer
Goro : Philippe Do
Le Bonze : Jean-Vincent Blot
Commissaire Impérial : Ugo Rabec
Le prince Yamadori : Etienne de Bénazé
Yakusidé : Jean-Pascal Introvigne
L’officier du registre : Loïck Cassin
Mère de Cio-Cio San : Christine Lamicq
La cousine : Héloïse Derache
La tante : Amélie De Broissia

Orchestre National Bordeaux Aquitaine
Chœur de l'Opéra National de Bordeaux

Bordeaux, Grand Théâtre, le 10 novembre 2022 à 20h 

Avec cette Madama Butterfly débute véritablement le mandat d'Emmanuel Hondré, nommé à la tête de l'Opéra National de Bordeaux. Réglée avec une sobriété qui ne fait pas l'économie de certains poncifs, la mise en scène de Yoshi Oida donne dans une tradition très esthétisante qui limite la portée du drame en limitant globalement les plans de lecture à une belle estampe vivante. Le plateau est d'un niveau très honnête, à l'image du rôle-titre tenu par Karah Son ou du Pinkerton très moyen de Riccardo Massi. Parmi les seconds rôles, on retient surtout la belle prestation de Virginie Verrez (Suzuki), dont les nuances et l'ampleur s'opposent brillamment à la direction brouillonne de Paul Daniel

Karah Son (Cio-Cio San), Virginie Verrez (Suzuki), Riccardo Massi (Pinkerton)

En découvrant un plateau livré au regard dès l'instant où l'on pénètre dans la belle salle du Grand Théâtre de Bordeaux, on identifie facilement les caractéristiques de "l'Espace vide" que visiblement Peter Brook a transmis à Yoshi Oida qui fut son proche collaborateur. Pas de rideau rouge ni de décors sophistiqués porteurs d'illusion – mais une scène centrale qui coulisse pour marquer les moments où l'action gagne en intensité, avec sur les côtés et au-dessus, une structure métallique où chœur et figurants se répartissent suivant plusieurs niveaux.

Cet espace pratique et postmoderne imaginé par Tom Schenk est parsemé d'accessoires qui guident le regard sans trop solliciter l'interprétation. Ainsi, ces origamis multicolores, ces bonsaïs et fontaine de bambou à côté d'un autel où fume l'encens au premier plan – éléments hyper japonisants que la mise en scène oppose frontalement aux symboles de la conquête américaine. Ce choc des cultures rejoint l'expérience vécue en 1945, par Yoshi Oida avec l'occupation américaine après la défaite du Japon. En superposant occupation militaire et l'impérialisme occidental déjà à l'œuvre au moment où se situe l'action, la mise en scène fait planer un parfum de dénonciation à l'encontre d'une colonisation américaine. Territoire et corps féminin deviennent des enjeux de prédation, licence à laquelle se plie facilement le livret de Giacosa-Illica.

Ainsi, cette bannière étoilée fièrement plantée puis arrachée et jetée à terre par Cio-Cio San, ou bien la galerie des costumes imaginés par Thibault Vancraenenbroeck en forme de commentaire muet de l'action. Sur ce plan-là, rien ne vient bousculer l'iconographie traditionnelle au point de friser le surlignage : Ombrelles de papier, kimonos de soie et uniforme blanc de la marine américaine, bonze burlesque, paysans avinés, prêtres couronnés de fleurs etc. En cherchant bien, on trouvera des détails plus discrets, comme par exemple les prémonitoires fleurs rouge sang sur la robe offerte à Cio-Cio San par le prince Yamadori ou bien la veulerie du couvre-chef occidental de l'entremetteur en écho avec le ridicule chapeau et chemise à fleurs de Pinkerton revenant en touriste yankee au dernier acte. Tout aussi discrets et prémonitoires, ces papiers noirs mêlés à la pluie de fleurs blanches qui tombe des cintres au moment de célébrer le retour de Pinkerton…

L'intérêt vient surtout des somptueux éclairages de Fabrice Kebour, capables à eux-seuls de détailler les étoffes et les surfaces, créant une palette de reflets qui vont de l'éclat minéral du rideau de fond de scène à l'intensité du rouge et du bleu des costumes. L'irruption des lanternes crée un parallèle entre la scène de la première nuit d'amour et le chœur a bocca chiusa qui précède son retour. Les parois de papiers sont manipulées à vue par des assistants pour modifier l'espace scénique. Éclairées par l'arrière telles un chiaroscuro, elles dévoilent des idéogrammes à l'Acte I puis des feuilles de journaux dans les deux derniers actes – à la fois signe de la décrépitude financière de Cio-Cio San et touche esthétisante en camaïeu orangé.

Virginie Verrez (Suzuki), Marine Chagnon (Kate Pinkerton)

Le théâtre et le chant peinent à s'épanouir dans cet univers amidonné par les conventions l'absence d'arrière-fonds. Le choix de la version donnée à Brescia en 1904 (augmentée de quelques ajouts de la première version de la Scala 1904) modifie à la marge le déroulement général. L'ajout de quelques répliques permet d'approfondir le profil psychologique des rôles principaux tandis que certains seconds rôles y gagnent en détail et en présence, comme l'irruption des serviteurs lors du mariage ou certaines remarques prononcées en aparté. Des commentaires musicaux prolongent la scène chantée par le chœur a bocca chiusa et donnent également au personnage de Kate (ici chantée avec grâce et nuance par Marine Chagnon) la possibilité de s'exprimer au-delà des quelques répliques que lui laisse Sharpless dans la version de Paris (1906).

La coréenne Karah Son prête à Cio-Cio San les sages atours d'une incarnation musicale de bonne facture. Rien ne manque visuellement aux mines et aux gestes de cette geisha miniature mais vocalement, la chair manque à nos désirs. Par moments, trop neutre et trop peu contrasté (Un bel dì, vedremo), elle sait toutefois se préserver quitte à amoindrir son registre grave pour donner aux scènes les plus sentimentalement éruptives la carrure et l'ampleur nécessaires (Con onor muore… ). Riccardo Massi n'est pas le plus séduisant des Pinkerton, avec un jeu d'acteur limité à quelques expressions et vocalement, d'une instabilité de ligne qui peine à résister dans l'aigu aux décibels de la fosse. Virginie Verrez signe en Suzuki une admirable performance, réussissant par la finesse du timbre et des accents à faire exister le personnage largement au-delà des limites dramaturgiques. André Heyboer campe un Sharpless bien phrasé qui connait ses limites et ne se risque pas à des prouesses inutiles dans la projection et l'énergie. Le Goro de Philippe Do brille par le caractère et le timbre quand le Bonze tonitruant de Jean-Vincent Blot verse dans la caricature, avec Ugo Rabec en Commissaire Impérial et Etienne de Bénazé en prince Yamadori vocalement trop minces et trop ternes pour marquer durablement.

Paul Daniel confond souvent trop baguette et férule, exagérant les dynamiques au point de compromettre des équilibres particulièrement saillants dans l'acoustique peu résonante du Grand Théâtre. D'étranges pauses succèdent parfois à des épanchements, sans pour autant céder à une sentimentalité qui constitue souvent un obstacle majeur dans cette partition. L'attendrissement du couple est traité musicalement sur un seul plan, en laissant de côté la mise en valeur des thèmes secondaires qui disent dès le début le drame et la tragédie inévitables. Poussées dans leurs retranchements, les cordes de l'Orchestre national Bordeaux Aquitaine se noient dans un brio exalté, oubliant au passage la finesse du phrasé et l'art de transformer le legato en puissant mode expressif.

Karah Son (Cio-Cio San)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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