Gustav Mahler (1860–1911)
Symphonie n°2 "Résurrection" en ut mineur pour soprano, alto, chœur mixte et orchestre, en cinq mouvements
Créée le 13 décembre 1895 à Berlin
Direction musicale : Esa-Pekka Salonen
Mise en scène, décors, costumes, lumière : Romeo Castellucci
Dramaturgie : Piersandra Di Matteo
Assistante à la direction musicale : Aliisa Neige Barrière
Collaborateur à la mise en scène : Filippo Ferraresi
Collaborateur artistique aux décors : Alessio Valmori
Collaborateur artistique à la lumière : Marco Giusti
Golda Schultz (Soprano)
Marianne Crebassa (Alto)
Actrices et acteurs : Maïlys Castets, Simone Gatti, Michelle Salvatore, Raphaël Sawadogo-Mas Figurantes et figurants : Isabelle Arnoux, Matthieu Baquey, Andrea Barki, Bernard Di Domenico, Jean-Marc Fillet, Emma Hernandez, Romain Lunitier, Sarah Namata, Francis Vincenty, Emile Yebdri

Construction des sculptures de scène : Giovanna Amoroso et Istvan Zimmermann

Orchestre de Paris 
Chœur de l'Orchestre de Paris, 
Jeune Chœur de Paris
Chef de chœur : Marc Korovitch

Stadium de Vitrolles, lundi 4 juillet et dimanche 10 juillet 2022, 21h30

Après un émouvant Requiem de Mozart dans lequel il méditait sur l'effondrement du monde et la disparition de toute chose, Romeo Castellucci revient au festival d'Aix avec Résurrection d'après la deuxième symphonie de Gustav Mahler. Cette confrontation entre un geste théâtral et une musique intervient dans le cadre très particulier du Stadium de Vitrolles, bâtiment construit par l'architecte Rudy Ricciotti et laissé à l'abandon depuis plus de deux décennies. Le spectacle bouleverse tant par la charge émotionnelle que par la puissance des images qu'il montre et qu'il suggère. Castellucci fait écho aux doutes et aux espoirs que Mahler exprimait dans sa symphonie par rapport à sa récente conversion spirituelle. La thématique du retour des morts à la vie passe par l'allusion à la mise au jour des charniers contemporains, traces des conflits militaires, des génocides et des meurtres de masse. Cette lecture entre brutalité prosaïque et foi religieuse intense évoque en les croisant, les thèmes mahlériens des Kindertotenlieder et du Lied von der Erde. Un voyage sans retour sous la baguette de Esa-Pekka Salonen qui dirige l'Orchestre et le Chœur de Paris, accompagnés par les voix de Golda Schultz et Marianne Crebassa.

Ni vraiment opéra, ni tout à fait théâtre, cette symphonie "Résurrection" de Gustav Mahler mise en scène par Romeo Castellucci relève à la fois de la performance artistique, de l'expérience intime et du rituel. Comme toujours chez lui, le spectacle prend racine dans un réseau étroit de correspondances parmi lesquelles on peine à démêler la part de volontaire et de hasard. On décèle toutefois le rapport étroit qui relie les trois éléments qui entrent en confrontation : la thématique, la symphonie de Mahler et l'espace scénique. Commençons par ce Stadium de Vitrolles, cette salle que Pierre Audi, directeur du Festival d'Aix, a eu l'idée de "ressusciter" à l'occasion de cette édition 2022. Construite dans les années 1990 par l'architecte Rudy Ricciotti (qui a également signé le MUCEM à Marseille) et inaugurée en 1994, cette salle était fermée depuis 1998, par décision de justice suite à des péripéties financières dont l'ancienne municipalité avait le secret. Cet impressionnant cube de béton noir percé d'énigmatiques et minuscules triangles est posé à flanc de colline sur une terre rouge écarlate, situé en bordure de l'autoroute Aix-Vitrolles. Résultat d'une exploitation minière de bauxite laissée en déshérence depuis une cinquantaine d'années, ce décor entre friche industrielle et planète Mars oblige à comparer son étrangeté esthétique à celle d'un bunker ou bien du monolithe noir qui surgit dans 2001 Odyssée de l'espace de Kubrick. Dans un entretien introductif, Castellucci souligne que cette salle est un "cube, une forme platonicienne, sans accès. En le voyant de l'extérieur, dans son ensemble, il ressemble à un grand tombeau de ciment. Il pourrait faire penser à la masse compacte qui englobe la centrale nucléaire de Tchernobyl. Sa morphologie initie avec le titre un rapport exclusif". Le public pénètre dans les entrailles de ce bâtiment en partie recouvert de tags, comme avalé par ce hall ouvrant sur des gradins qui s'élèvent en surplomb au-dessus de la scène. Depuis les sièges, la fosse d'orchestre reste quasi invisible, à l'exception des solistes, des vents et d'un chœur dont les pupitres séparés donnent un aperçu de la dimension impressionnante du lieu. On comprend à partir de là le choix de recourir à une sonorisation – choix justifié en partie par les inconvénients acoustiques que pose cet espace à l'exécution d'une symphonie au volume sonore pléthorique. On y reviendra plus loin mais le recours aux haut-parleurs n'aura pas été le meilleur aspect de la soirée, accentuant un côté bande-son qui augmente paradoxalement l'intérêt pour l'aspect purement spectaculaire. On peine à définir sur quel plan et dans quel registre placer cette "Résurrection". Faute de trouver une dénomination satisfaisante, le programme du Festival le classe dans la catégorie des "Opéras" mais évidemment, plusieurs obstacles s'opposent à cela. Comme le Requiem de Mozart présenté à l'Archevêché il y a deux ans, la partition de Mahler n'est pas destinée à devenir un théâtre chanté et musical. C'est ici la question de la "mise en scène" qui questionne l'espace scénique en faisant cohabiter les images avec une musique qui ne repose pas à proprement parler sur un livret mais sur une thématique et un programme dont la dramaturgie est compatible avec celle d'un poème musical. Contrairement au Requiem de Mozart dans lequel il convoquait sur scène une procession très dialectique d'images multiples pour illustrer le cycle de la vie et de la mort, Castellucci construit étroitement Résurrection en fonction du plan dramaturgique prévu par Mahler, avec un arc dynamique découpé en cinq mouvements qui vont des funérailles du héros à la résurrection, en passant par la mémoire de la vie terrestre et le monde féerique tels qu'évoqués dans Des Knaben Wunderhorn. La terre noire qui recouvrait le plateau à la fin du Requiem est l'élément qui relie Mozart à Mahler, faisant de Résurrection le second volet de ce qu'il est convenu d'appeler un diptyque. L'enjeu esthétique du théâtre de Romeo Castellucci et de la Societas Raffaello Sanzio consiste à abandonner la représentation du monde pour recréer celui-ci. Impossible par conséquent de créer un monde sans puiser inévitablement dans les éléments du monde dans lequel nous vivons. La thématique de la résurrection passe ici par la mise en scène du plus absolu des gestes iconoclastes, à savoir : l'extermination et le meurtre à grande échelle.
Avec la plus abrupte des radicalités, Castellucci nous montre la découverte fortuite d'un charnier dont on ne sait rien et dont il importe peu qu'on puisse le relier à un contexte précis (Afrique, ex-Yougoslavie, Ukraine…). La scène du Stadium reconstitue un vaste terrain vague sans végétation, avec deux accès ouverts sur l'arrière du bâtiment. L'orchestre se tient parfaitement silencieux – un long silence initial qui creuse l'attente et se change en observation attentive. On est aux aguets, le regard se promenant d'un bord à l'autre de la scène, cherchant le détail qui pourrait amorcer les événements. Surgit soudain un cheval blanc, parcourant librement le plateau et flairant çà et là parmi les irrégularités du sol. Cet animal très symbolique (et déjà présent dans d'autres productions de Castellucci) vient d'échapper à sa propriétaire, attiré par l'odeur suspecte qui émanait du sol. Au moment où elle le retrouve, sa propriétaire est prise à la gorge par cette puanteur et prévient les autorités. On voit arriver des experts des Nations-Unies, débarquant sur une scène devenue soudain scène de crime, avec des moyens et des personnels qui vont de pair avec l'ampleur des découvertes. Au final, ce ne sont pas quelques corps isolés, mais plus d'une centaine de cadavres qui sont mis au jour par les équipes d'enquêteurs.

On pourrait s'en tenir à ce résumé myope en déclarant la trame de "Résurrection" tient dans ces quelques lignes. On pourrait également croire que Castellucci cherche à plonger le spectateur dans la désespérance et l'abandon total de toute forme d'humanisme, avec des images brutales de cadavres à demi décomposés ou bien l'image bouleversante de cette secouriste, révulsée par l'horreur de la découverte, refusant un temps de creuser et finalement se jetant "à corps perdu" dans la recherche des corps avec un acharnement tel que les autres l'abandonnent à son comportement vécu comme hystérique. Acceptons de voir que dans "Résurrection" nous sommes au contraire mis en présence d'une véritable "Naissance de la tragédie", au sens du chant primitif de l'animal ((La tragoedia, du grec ancien τραγῳδία, tragôidía ("tragédie"), de τράγος, trágos ("bouc") et ᾠδή, ôidế ("chant, poème chanté"). D’où le sens "chant du bouc", désignant le chant rituel qui accompagnait le sacrifice du bouc aux fêtes de Dionysos à l’époque archaïque)) qui impose comme issue un rituel brutal aux racines théologiques et théâtrales, ou théâtrales parce que théologiques. Le théâtre est d'abord cérémonie religieuse : il n'y a pas de théâtre hors de fêtes religieuses dans la Grèce antique. Le passage du Requiem au Resurrexit s'accomplit par l'action répétitive et rituelle de ces équipes du UNHCR (Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés) vêtues de blanc qui font patiemment et rigoureusement les mêmes gestes obéissant à la même procédure. Les corps gisent dans des fosses communes, ils sont sortis un à un et déposés sur des bâches blanches pour y être référencés, numérotés, photographiés. La bâche est ensuite repliée et le sac mortuaire est emporté, empilé avec les autres dans les fourgons humanitaires pour être emporté. On ne sait rien du massacre et des conditions dans lesquelles les corps ont été jetés dans ces fosses communes. On ne sait rien non plus de leur destination. Tout juste peut-on constater que la "résurrection" qui est à l'œuvre vise à retrouver leur identité, à leur rendre justice post mortem. Castellucci évoque à ce propos l'influence qu'a eu sur lui les ouvrages de Cristina Cattaneo, médecin légiste en charge de retrouver l'identité des corps des migrants qui perdent la vie en Méditerranée. Rien de plus radical et de plus bouleversant que le fait de montrer les véritables acteurs de cette résurrection posthume sous les traits des agents des Nations-Unies formant sur scène un obsédant ballet en blanc et noir réalisant (au sens littéral de rendre réel) ce passage métaphysique que chaque spectateur pourra assimiler en fonction de sa sensibilité, soit à une fonction spirituelle de métempsychose, soit à une forme de rituel laïque qui ressuscite administrativement et juridiquement ces rangées anonymes de cadavres. La puissance de la musique de Mahler impose à l'auditeur l'image d'un vaste jugement dernier, ici représenté de la plus prosaïque et la plus théologique des manières.
Avec toute la pertinence qui caractérise son travail, Romeo Castellucci prend soin dans la scène finale de montrer sans rien "montrer". Il laisse éclater le tellurique chœur final ("Auferstehn, ja auferstehn wirst du") avec comme seul "événement", le fait que la jeune fille quitte sa combinaison blanche et la dépose sur le sol. La présence de cette tache claire sur le sol boueux fait écho au cheval blanc du prélude. Accompagnant cette ponctuation visuelle, un rideau de pluie tombe sans discontinuer sur la scène désormais totalement vide, comme au tout début. Ne restent visible que les traces de l'extraction des corps qu'on est libre d'interpréter selon Castellucci comme "une bouche ouverte d'où proviennent les voix – les chœurs du final voulus par Mahler – de tous les corps libérés". De la même manière, le spectateur fixe cette béance en espérant jusqu'au bout y voir surgir des formes, des végétaux… quelque élément qui pourrait combler son attente et lui "montrer" enfin la résurrection tant espérée. Il n'en est rien et il doit se contenter de ce rideau de pluie continue qui tombe sur la scène où se sont joués les étapes de cette dramaturgie en trois temps : massacre – découverte – exhumation. Cette eau qui "lave" la terre est tout à la fois l'eau lustrale lavant les péchés ou les pleurs de victimes qu'un simple "événement atmosphérique" dont on peut tout au plus souligne l'aspect fortuit.
Ajoutons quelques pistes (possibles) de lecture. En premier lieu, ce cheval dont l'intervention précède et permet cette "résurrection". Sa présence renvoie au traitement de l'animal dans le théâtre de Castellucci. Celui-ci envisage de deux manières l'animal, à la fois anthropocentrique (animal comme objet) et anthropomorphique (animal comme reflet de l'être humain). L'animal est avec l'enfant (dont d'ailleurs on déterre les corps) un élément dramaturgique essentiel qui annonce l'irruption d'une tragédie qui résonne toujours telle une énigme dont il est inutile de chercher une clé rationnelle. Les symboles et les événements se croisent toujours dans une simultanéité ou une succession qui a l'apparence d'une logique rigoureuse, mais dont la raison nous est toujours dissimulée.

Ainsi, dans Giulio Cesare, ce cheval noir qui apparaît au moment de l'assassinat de Jules César avec le message biblique Mene Tekel Peres inscrit en lettres blanches sur son flanc. Dans la série des Tragedia Endogonidia, Castellucci utilise des animaux vivants ou empaillés, montrés comme l'égal de l'homme dans leur capacité à générer un langage, mais ce langage reste toujours soumis à l'interprétation humaine. Dans sa Salome salzbourgeoise, la tête du prophète est remplacée par une tête d'étalon, dans un lieu (La Felsensreitschule/Manège des rochers) qui jadis était dédié au cheval. C'est le spectateur qui donne au cheval de "Résurrection" une forme de statut privilégié qui passe par la quête d'une explication, ce qui est en somme le destin de toute représentation théâtrale : c'est le spectateur qui aura toujours le dernier mot. Mais en définitive, l'animal reste une figure sans projet moral, un "ouvrier du silence" selon une propre formule de Castellucci citée dans Les Pèlerins de la matière ((Les Pèlerins de la matière, Solitaires intempestifs, 2001, page 45)). Le cheval sait tout mais il se tait. Son silence s'oppose à la parole humaine de la femme qu'on entend brièvement quand elle appelle les secours au téléphone. Il reste que cette apparition initiale, dans le silence traversé par des chants d'oiseaux, fait image visuelle et sonore, image de vie, sans commentaire, d'un être-là apparemment sans raison, mais évidemment lourdement emblématique.

Paul Gauguin (1848–1903) : Le Cheval blanc (1898) huile sur toile, H. 140,5 ; L. 92,0 cm. Musée d’Orsay

On notera d'ailleurs que la présence de ce cheval blanc est extrêmement esthétisée, comme si le soin accordé à l'impact de l'image scénique recherchait une certaine pureté qui fera contraste avec la sensation d'horreur et de malaise à la vue des corps noircis et putréfiés. L'esthétisation fait de l'animal un pur objet visuel, à la manière du taureau blanc dans Moses und Aron ou bien le cheval qu'on lavait avec du lait dans l'épisode M.#10 des Tragedia Endogonidia ou bien le cheval artificiel qui sortait de terre et servait de monture à l'héroïne dans Jeanne au bûcher (Opéra de Lyon, 2017). La présence de l'animal vivant intensifie la figuration du passage de la vie à la mort. On pense ici au tableau de Paul Gauguin montrant un cheval blanc dans un décor paradisiaque qui rappelle et inverse le contexte de "Résurrection". L'animal solitaire a un sens symbolique lié aux croyances des Tahitiens sur le passage des âmes dans l'autre monde avec, en Polynésie et plus généralement en Asie, cette couleur blanche comme allusion au deuil et au culte des Dieux. Le symbole du cheval apparaît déjà avec la tête sanguinolente dans la Salome de Salzbourg ou bien la figure hybride du centaure et des Métopes que Castellucci mettait en scène dans Le Metope del Partenone. Créé pour Art Basel et repris au Festival d'Automne en 2015, ce spectacle mettait en scène de façon extrêmement brutale une série de scènes où de véritables ambulanciers intervenaient en direct pour tenter de sauver des acteurs qui jouaient le rôle de victimes d'accident. D'une certaine manière, les agents du UNHCR viennent porter secours a posteriori aux victimes en les ressuscitant. Une dernière observation concerne la question du conflit entre l'extrême crudité (et cruauté) du réel mis en image et la forte charge symbolique et onirique qui l'accompagne. Contrairement à d'autres artistes plasticiens, comme Jan Fabre ou Hermann Nitsch (récemment disparu), Castellucci ne fait pas de différence entre des composantes "vraies" et des composantes artificielles. Ici, le public est préparé mentalement à penser les cadavres qui sortent de terre comme des figurations de morts. On sait parfaitement qu'on est au théâtre et que les figurants manipulent des mannequins en latex mais l'intérêt est ailleurs puisqu'on n'a pas besoin de montrer un véritable corps en décomposition pour faire circuler une idée et porter une charge symbolique intense, ce qui est le cas ici. L'imaginaire du spectateur prend le relai pour faire le lien avec les "vraies" images de charniers que les médias déversent quotidiennement sur les écrans, y compris celles de pelles mécaniques déversant des cadavres, auxquelles fait inévitablement penser celle qui intervient sur scène. L'œil fait le lien également avec toute l'iconographie picturale des danses macabres, des résurrections et des jugements derniers, depuis les tableaux de Memling et les fresques de Michelangelo en passant par les morts qui sortent de leurs tombeaux chez Luca Signorelli. Castellucci ne se contente pas de mettre en scène et d'illustrer iconographiquement parlant une simple reconstitution ou "tableau vivant". Avec le personnage anonyme de la jeune fille qui refuse de participer aux recherches et qui finit par s'y consacrer avec une rage spectaculaire, il ajoute un élément de théâtre qui donne tout son sens à l'ensemble de cette "Résurrection". On l'a dit plus haut : en dehors des images mentales et de la pluie qui tombe des cintres, il n'y a pas d'illustration explicite d'une intervention "céleste" ou "divine". On lit le retour des morts à la vie dans un rapport à une verticalité que chacun est libre d'orienter vers le ciel ou vers la terre. La jeune fille creuse le sol comme d'autres lèveraient les mains pour adresser à Dieu une prière. C'est exactement le geste obstiné et fou qu'on voyait dans Jeanne au bûcher d'Honegger avec cette femme qui fouillait à mains nues le sol de la pièce et devenant progressivement cette Jeanne d'Arc brandissant l'épée au milieu des apparitions merveilleuses à la toute fin du spectacle.
Le même geste n'a pas ici les mêmes effets, le sol vidé de ses morts oppose son terrifiant silence à l'espérance d'une intervention eschatologique. Humanitaire et humanisme se croisent furtivement dans l'ultime image de cette combinaison blanche abandonnée au bord du charnier, symbole de l'impuissance des vivants à ressusciter les disparus mais également symbole spirituel d'une âme quittant son enveloppe charnelle.

Mais plus encore que dans Requiem de 2019, ce spectacle ne peut être jugé que dans une globalité musique-scène. C'est d'une certaine manière le son, la musique qui fait naître l'image et la rythme, mais d'un autre côté c'est la scène qui par ses mouvements ritualisés scande aussi le déroulement symphonique ; comprendre ce que nous voyons sur scène comme une illustration de la symphonie serait un contresens. C'est toute la difficulté de l'exercice d'ailleurs pour un public habitué des concerts mahlériens, dans la mesure où une symphonie de Mahler peut s'apparenter également à une pièce de théâtre intérieur car elle raconte souvent une histoire ou bien se déploie tel un gigantesque spectacle comme pour la Symphonie n°8  des Mille. Dans d'autres symphonies, c'est le silence qui est mis en scène, comme par exemple dans la Symphonie n°9. Les indications de Mahler dans les partitions vont bien plus loin que chez d'autres compositeurs : il y a presque comme une indication de mise en scène sonore qui font d'une symphonie de Mahler un moment non seulement musical, mais visuel (le marteau dans la Sixième ou le violon désaccordé dans la Quatrième par exemple), à d'autres moments, le sonore évoque irrémédiablement le visuel comme l'utilisation des cloches de vaches. Qu'on entende des sons "profanes" et non musicaux dans la soirée n'a rien qui aille contre la musique, bien des compositeurs ont voulu aussi recréer ou imiter des sons "de la vie" : très récemment, Battistelli dans son Experimentum Mundi, Messiaen avec les chants d'oiseaux, et plus en arrière dans le temps, Wagner avec l'enclume dans Rheingold ou Siegfried, ou le marteau sur les chaussures dans Meistersinger.

Une autre erreur serait de juger l'interprétation musicale en soi, séparément des aspects visuels et dire par exemple que Castellucci ne suit pas la musique. Esa Pekka Salonen est lui-même compositeur et sait aussi ce que veut dire mélanger des sons ou les mixer, introduire des sons hybrides dans une composition etc… À ce titre, on doit souligner que la sonorisation n'a pas vraiment répondu aux attentes. Certes, elle était peut-être nécessaire pour les voix, mais elle les a desservies, en particulier celle de Marianne Crebassa dont elle accentue les petits problèmes.
Puisque c'est aussi le bâtiment qu'on célébrait dans cette Résurrection qui est celle des âmes, des corps, des hommes et du lieu, il eût peut-être été intéressant de tenter l'acoustique directe. L'immensité, le nombre de participants entre chœur et orchestre, le bruit de la scène, tout cela eût pu peut-être se mêler avec une participation "active" du bâtiment. Certes, on ne sait pas à l'avance ce que la présence du public change à une acoustique, il y a sans doute des essais qui ont eu lieu. Mais ici, la sonorisation est envahissante et tue l'acoustique, et notamment le mélange des sons de scène et des sons de fosse. On aurait aimé par exemple entendre plus clairement ce bruit de la terre qu'on gratte ou qu'on retourne, ou de ces linceuls de toile blanche qu'on déplie ou dont on couvre les cadavres : cela aussi faisait partie du rituel.

 

Est-ce à dire qu'on aurait aimé plus de terre et moins de Mahler ? Loin de nous cette idée, mais il n'y aucun doute qu'une exécution de concert de la Symphonie n°2 de Mahler par Salonen ne sonnerait pas du tout ainsi. D'ailleurs, notre vision même de l'orchestre tord un peu la perception des choses. Les spectateurs voient de la fosse, le chœur de chaque côté, les deux solistes, et essentiellement les bois, les cuivres et les percussions. L'énormité de la surface dédiée aux percussions attire l'œil et valorise à l'oreille leurs interventions, tout comme l'instant où le chœur se lève tout à coup tels les morts dans leurs cercueils : il y a là aussi quelque chose de spectaculaire, ou du moins qui fait spectacle dans l'exécution de cette symphonie : la mort, la résurrection, la terreur sacrée devant une nature gérée par les dieux, tout invite aux cuivres et aux percussions, les chants du cuivre plus que les soupirs de la flûte. Et du même coup, notamment au départ l'attaque des violoncelles et de toutes les cordes graves qu'on ne voit pas, les cordes apparaissent non pas incongrues, mais artificielles et assez métalliques parce qu'elles sont perçues seulement, sans les voir, comme si elles étaient enregistrées. Il y a donc forcément des distorsions visuelles qui affectent la perception du son. Entendre une partie de l'orchestre sans le voir, c'est en quelque sorte, en effacer le côté naturel et la présence. Un sentiment étrange de bande enregistrée mimée par les musiciens. Le résultat de la sonorisation peine donc à convaincre tant par la compression des dynamiques que par la transformation des timbres en un halo qui fluctue par intermittence. On a l'impression de moments telluriques démultipliés par la sonorisation, qui donnent un aspect heurté et trop exagéré, mais en même temps toute la partie finale, on l'a dit, se déroule à plateau nu et désert, devant la terre noire remuée sur laquelle il pleut, et qui semble revenir au statuquo ante. On perçoit que cette terre mouillée, cette boue, une fois séchée, se couvrira d'herbe et redeviendra le champ d'errance d'un beau cheval blanc. Tandis que la musique explose par l'orchestre et par les voix, en une élévation vers le Ciel qui toujours étreint l'auditeur, c'est frappant car alors l'auditorium quel qu'il soit (et peut-être celui de Lucerne encore plus car on se souvient d'Abbado) s'élève en une sorte de nef, de cathédrale, de lieu du mystique : ici, à cette élévation répond la chute de la pluie, le Ciel renvoie une pluie lustrale, ou une eau réparatrice, qui efface les traces, comme elle le fait dans le sable.
Cette symphonie qui nous élève en général quand on l'entend dans des conditions classiques, ici nous rattache à la terre et d'une certaine manière nous renvoie à notre glèbe, notre statut de terrien mortel recyclable. La question du rythme de la scène et du rythme musical semble s'être posée pour certains spectateurs comme asynchrone et synchrone. Castellucci rappelle à des moments bien précis le rapport entre musique et scène. Comme les médecins légistes qui balisent le sol avec des indicateurs, Castellucci suspend l'action en scène (les équipes qui s'interrompent au moment du Urlicht, les cadavres d'enfants qu'on voit à un moment où le texte parle des enfants etc.) mais Salonen à son tour suspend l'exécution entre premier et deuxième mouvement selon le tempo voulu par Mahler (5 minutes) sans que le temps ne se suspende sur scène, laissant percevoir les bruits scéniques de ce silence musical, comme un jeu d'alternance. À d'autre moments, la sonorisation tue les effets orchestraux comme dans les merveilleux pizzicati de la fin du deuxième mouvement, un temps suspendu dans une exécution de concert, comme une poétique et rêveuse danse macabre. Ici, aucune trace de cet effet musical si fort, ça passe avec fluidité, sans émouvoir ni nous entraîner dans le mouvement.

C'est pour toutes ces raisons qu'il est très difficile de livrer une opinion sur l'exécution musicale, sinon que Salonen est contraint par le lieu, les conditions sonores et le spectacle, contrainte évidemment acceptée, voire souhaitée. On peut souligner l'excellence de la prestation de l'Orchestre de Paris et du Choeur, tous visiblement stimulés par le chef, par le côté exceptionnel du moment et du lieu. D'autant qu'avec la sonorisation toute erreur est évidemment démultipliée, mais il n'y en a pas eue. On ne sait pas par exemple si certains cuivres sont disséminés ailleurs comme dans le Requiem de Verdi, ou si ce sont des effets de disposition des hauts parleurs, qu'une console règle.
Pour les solistes vocaux, dont les interventions sont brèves mais décisives, notamment Urlicht déterminant pour faire basculer vers les atmosphères mystiques de la fin, il y a d'autres effets… Marianne Crebassa amplifiée y fait entendre un beau timbre grave, mais aussi de menus problèmes de respiration, de reprises de souffle qui nuisent un peu à la fluidité de l'ensemble et à la ligne.
Si le mot Licht (la lumière) a un sens, c'est quand on entend l'intervention de Golda Schultz, au timbre clair et lumineux. A ce moment oui, une émotion naît. Mais la trouvaille de ce final est évidemment qu'il n'y plus rien devant le spectateur qu'un espace nu, avec cette minuscule tache blanche de la combinaison de protection que la dernière des participantes a laissé en témoignage d'une présence humaine, d'une présence passée de corps vivant, témoignant aussi de tous ces corps qu'on a vus étendus et qui ont disparu désormais, comme un fanal d'éternité. Le contraste entre ce néant et la profusion musicale est un moment particulièrement fort, dû à l'union musique et vision. C'est là où ce spectacle se donne vraiment comme ce qu'il est : un spectacle total.

Diffusion en direct sur Arte le 13 juillet à 21h

https://www.arte.tv/fr/videos/109365–000‑A/resurrection-d-apres-mahler/

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. "Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance"
    Que vaut cette scénographie .…..
    – comparée à la musique de Mahler ?
    – comparée à la merveilleuse interprétation de Salonen ?
    – comparée au moindre reportage des massacres de Boutcha ?
    – comparée au film d'Alain Resnais "Nuit et brouillard"?.….
    – comparée à .….… comparée à .….….….…
    .….….…..la réponse me parait être dans la question.……

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