
Cette deuxième reprise du Rake's Progress de Stravinsky marque le retour d'une production taillée sur mesure pour l'Opéra Garnier où elle fut créée en 2008 par un Olivier Py au sommet de son art, inaugurant l'entrée au répertoire de l'Opéra de Paris d'une œuvre qui fit d'abord les beaux soirs de la Salle Favart en version française… Ce spectacle vif et malin déploie d'un bout à l'autre de la soirée un génial bric-à-brac d'idées qu'on feuillette du regard à la manière d'un album d'images. Le but n'est pas ici de coller à une illustration trop littérale en référence au cycle de gravures de William Hogarth qui donna à Stravinsky l'inspiration de son opéra. On tourne ici le dos à l'option très plate d'un David Hockney et sa mise en "dessin animé" à Glyndebourne (1975, reprise en 2023). Le résultat est un vocabulaire scénique immédiatement reconnaissable qui fonctionne avec l'efficacité d'une signature visuelle – largement redondante depuis – et qu'il convient de fait de replacer dans son contexte pour en saisir toute la dimension.
À maints égards, The Rake's Progress est une œuvre ne laisse d'interroger l'observateur fasciné par la trajectoire stylistique de Stravinsky. Cet opéra concentre un faisceau de questions, dont la plupart restent encore sans réponse quand on considère comment l'impétueux barbare du Sacre s'est mué en porte drapeau d'un art plus ou moins résumé par l'adjectif néoclassique. Créé l'année même de la disparition de Schoenberg, on reste toujours stupéfait par un "archaïsme" stylistique de Stravinsky que peine à résumer le seul qualificatif de "néo-classique". Évidemment, l'écriture vocale n'a bien évidemment que peu à voir avec Moses und Aron ou Erwartung. Il convient toutefois de considérer une complexité basée, non pas strictement sur un système de notation mais bel et bien sur une pluralité mobile et fantaisiste des intentions et des citations musicales, débouchant sur cette impression générale de classicisme (réhaussée du qualificatif peu satisfaisant de "néo").

Ni vraiment pastiche, ni tout à fait conforme à l'original classique, The Rake's Progress demeure en réalité inclassable, et c'est là sa plus grande force. L'œuvre est fantasque et dégingandée, une sorte d'"incroyable et merveilleux" musical où la présence singulière d'un idiome tiré à quatre épingles et so british dessine une identité et une perspective stylistique proche d'un "musical" – littéralement "comédie musicale". Tout ici est en trompe l'œil, comme en témoignent ces dialogues sans cesse picorés d'un continuo de clavecin ou bien ces airs guindés de personnages-marionnettes qui s'agitent. On perçoit en filigrane le curieux assemblage que produit le cycle de gravures de Howarth avec un livret où le baroque dialogue avec une ironie libertine et marxiste de W.H. Auden. Pour sûr, cet aérolithe faussement moraliste et désuet ne ressemble à aucun modèle connu – pour notre plus grand plaisir.
La mise en scène d'Olivier Py exploite cette forme étrange et "baroque" en déployant une gamme d'images fortes sur lesquelles plane le sentiment d'une sorte de négativité triste et désabusée. L'impression nous frappe avant même le lever de rideau, avec ce crâne et ce sablier posés côte-à-côte sur le proscénium, très classique Memento mori de cette carrière d'un libertin. Entre Monsieur Loyal et Méphistophélès, Nick Shadow s'avance sur scène pantomimant en silence avec son faux air de Mandrake gominé. Il est cette ombre, cette part maudite du libertin Tom Rakewell – personnage trop lâche pour être véritablement satanique. Le livret de W.H.Auden reste volontairement très évasif sur le statut cette "ombre" qui accompagne le héros. Il ne veut pas d'un Nick Shadow romantique à la façon de cette "bouche d'ombre" dont parle Hugo dans les Contemplations, ni même d'un personnage exagérément faustien. Il n'y a d'ailleurs pas à proprement parler de "pacte" entre Tom et Nick Shadow, tout se déroule comme dans toute bonne fable sur la base de trois vœux prononcés à des moments-clés de l'action : "I wish I had money !" à l'acte I et "I wish I were happy !" puis " I wish it were true !" à l'acte II. A chaque fois, Nick apparaît tel un génie sortant de sa boîte. Des trois vœux, c'est l'argent qui sera le plus facile à accorder. L'amour et surtout la vérité se révèleront beaucoup plus ambigus et conduiront in fine à la chute du libertin. Nick Shadow serait-il tout simplement cette "mauvaise conscience" qui le hante, ce personnage imaginaire avec lequel il discute comme un autre soi-même ("Many insist I do not exist. At times, I wish I didn't" dira Nick dans la conclusion). Mais, commençons notre histoire…

Aux trois coups, le rideau se lève sur l'élégante simplicité d'un théâtre de tréteaux, avec les draps qui volent au vent et ce lit qui accueille les amours innocents de Tom et Anne Trulove. Son casse-pied de beau-père vient lui proposer une situation mais le jeune effronté voit les choses autrement… Nick Shadow apparaît avec la nouvelle insolite d'un héritage qui vient combler ses désirs de fortune. Sans surprise, le libertin se laisse facilement prendre au piège de l'héritage, sans considérer la contrepartie qui l'engage, en particulier l'image prémonitoire du squelette de l'oncle que Nick porte sous son bras. On est tout de suite transporté dans le bordel de Mother Goose – dont le patronyme renvoie inévitablement cet épisode de la carrière d'un libertin à une lecture inversée des contes éponymes dits de "Ma mère l'Oye" de Perrault. Olivier Py déploie dans cette scène des codes désormais classiques de son univers scénique. Derrière un rideau rouge, la lumière qui filtre d'une pluie de néons en bataille jette sur la scène une atmosphère de boîte de nuit interlope, avec ces filles de joie en perruque crazy horse et des mauvais garçons qui tantôt les reluquent lubriquement, tantôt s'affrontent torses nus. La maîtresse des lieux promène en laisse un homme enveloppé de la tête aux pieds d'une combinaison noire tandis qu'un autre, entièrement nu, monte les escaliers le haut du corps dissimulé sous une tête de cheval. Cette version pour adultes avertis mêle l'incandescence des références à la candeur du personnage central, mené par le bout du nez successivement par Nick, la mère maquerelle et bientôt Baba la Turque.

Le contraste est vif avec Anne Trulove, que Py choisit habilement de montrer en parturiente – fidèle en cela à la gravure-référence de Howard – ce qui ne manque pas d'augmenter chez le spectateur le triste sentiment d'un personnage incompris et délaissé. Dans l'emblématique I go to him, elle incarne au-delà de son nom, cet "amour véritable" dont la fidélité tranche avec le destin de ce débauché de Tom Rakewell. Aux côtés de celui-ci, Py place cette image miroir et farcesque de clown Auguste (qui rappelle étrangement le décor de sa Gioconda). Tom est cette marionnette métaphysique, ce personnage qui se prétend libre et cède à l'idée de son double négatif Nick Shadow d'affirmer sa liberté par un acte absurde : épouser Baba la turque, ce personnage au physique repoussant qui, par sa laideur représente l'antithèse du désir et à qui il ne devra rien. Cette séquence est colorée d'une pluie de strass argentés, reflets d'une boule à facette dont le "glitter" chic et toc habille tous les protagonistes de pied en cap. Ce préambule cède en intérêt à la scène suivante, où Anne partie à Londres, retrouve Tom au milieu des circassiens qui entourent Baba. C'est le moment très émouvant du solo de trompette sur les marches d'escaliers, avec la présence de ce nain qui marque d'un désenchantement infini les noces improbables et sans amour de la femme à barbe et du libertin. La foule est rangée en rang d'oignons sur une estrade (comme dans le cabaret des Mamelles de Tirésias). Tous observent et commentent à la façon d'un chœur antique ce défilé de revue en plumes d'autruches et de gigolos en chapeaux claque.

L'épisode de la machine à pains est traité sur le mode vaguement illustratif, avec ces néons circulaires qui tournent à l'arrière-scène tandis qu'une troupe de figurants-danseurs en tenue bleue improvisent une scène que Py référence explicitement avec une claire allusion à l'opéra révolutionnaire chinois, montrant l'invention de Nick comme le produit du génie prolétarien couronné par Tom agitant son drapeau rouge. Bien plus convaincante, la scène des enchères fonctionne comme un récapitulatif visuel des épisodes précédents, avec ces soubrettes qui astiquent le long cortège de sculptures animales, requin, serpent, cheval, tortue, autruche, pingouin… mais aussi cet étrange Shiva qui marque l'irruption de Baba – pistolets aux poings – venant interrompre la vente et menacer l'assistance. Confiant aux bons soins d'Anne un Tom désormais chenu et obèse, elle quitte la scène sur un précieux petit numéro d'entrechats avec le nain qui lui sert désormais de compagnon de route.

Au milieu du plateau nu et sombre, Tom marche dans un cimetière, glissant lentement du haut d'un pan incliné qui s'ouvre telle une trappe ou une fosse fraîchement creusée. La présence muette à cour d'Anne avec son enfant donne à la scène des cartes à jouer une connotation tragique à la fois très simple et très forte. Lointain souvenir de l'Histoire du soldat, cette scène mêle l'impromptu et les symboles cartomanciens. Mimant la "dame de cœur", cette reine couronnée, Anne présente à Tom l'image d'un amour irrémédiablement enfui. L'enfant lève ses bras, tenant deux fourchettes – "the two of spades" – image fortuite croisant le juron de Tom "The Deuce !" (Que diable !) et l'image de la bêche du fossoyeur ("Spade"). Avec ce 2 de pique, également la carte la plus faible au poker, le diable Nick Shadow disparaît en descendant aux enfers par une échelle dans… la fosse d'orchestre, non sans avoir jeté un ultime sort à son compagnon – tel Alberich maudissant l'Or : Tom est certes libéré de sa présence mais il sera frappé de folie.

Errant désormais dans un asile d'aliénés réduit à un lit où des infirmiers viennent l'attacher avec des sangles, Tom sans Shadow n'est plus que "l'ombre" de lui-même. La couronne de fleurs séchées rappelle à la fois les fleurs rouges censées symboliser sa résurrection et son sacrifice et le symbole christique de la couronne d'épines. Le corps décharné de la figurante qui improvise des pas de danse tranche avec l'allusion à Vénus, tandis que le pauvre Tom finit ses jours, recroquevillé au pied de son lit de souffrance. Éclate alors la lieto fine, imitant la conclusion du Don Giovanni où viennent défiler une dernière fois les personnages dans un cortège que la mise en scène imagine comme un moment où les interprètes tombent le masque et invectivent la salle (comme le faisait Nick au tout début), en délivrant la morale joyeuse du bonheur de vivre et du démon qui guette les oisifs et les songe-creux.

Ce Stravinsky italianisant et déjanté bénéficie d'un plateau vocal de première main, au premier rang desquels on citera les interprètes les plus aguerris qui sont Golda Schutz et Ben Bliss. Le couple qui faisait il y a deux ans le bonheur des spectateurs du Metropolitan Opera retrouve ici des rôles qu'ils incarnent de la plus belle des manières. La soprano possède du personnage d'Anne Trulove les couleurs et l'innocence qui la distinguent dès ses premiers pas sur scène. En témoigne la façon dont en un tournemain, elle se métamorphose en passant de l'amoureuse éplorée à la femme de tête dans "No words from Tom… I go to him". La ligne jamais ne pèse et darde dans les aigus une énergie où le brio se combine à l'émotion (Gently, little boat). Le Tom Rakewell de Ben Bliss mérite lui aussi son lot de compliment, tant par la présence en scène se marie avec évidence au naturel du phrasé et la projection (Here I stand). Le ténor américain possède la palette et la surface vocale qui manque parfois au Nick Shadow de Iain Paterson dont la prise de rôle n'a pas l'impact et la caractérisation de ses deux brillants collègues. La noirceur achoppe sur des effets de bon aloi mais l'ensemble manque de mordant et d'incarnation. On trouvera sans peine ces deux qualificatifs parmi des seconds rôles comme la truculente Baba the Turk de Jamie Barton ou la Mother Goose de Justina Gringytė. La première empoigne le rôle avec une vivacité et une gourmandise qui tire des larmes tandis que la seconde plonge ses répliques dans un humour décalé et pas bégueule pour un sou. Clive Bayley s'assure un succès certain dans les courtes interventions de son Trulove, tout comme Vartan Gabrielian qui donne au gardien de l'asile l'autorité et le volume qui lui convient. Mention spéciale au Sellem étourdissant de Rupert Charlesworth dans la redoutablement difficile scène des enchères. Le ténor britannique déplie les vertus d'une ligne aux effets chatoyants, multipliant les prouesses et se tirant spectaculairement des chausse-trappes rythmiques bien aidé, il est vrai, par la direction impeccable de Susanna Mälkki. La cheffe finlandaise revient à Paris après une très remarquée reprise de l'Affaire Makropoulos durant la saison 23/24. Retournant à cette partition de Stravinsky qu'elle dirigeait déjà au Metropolitan Opera en 2022, elle prouve à qui en douterait encore que la précision et les qualités techniques peuvent se marier avec la façon de dégager à l'émotion et au parfum de nostalgie les infinis horizons que dessinent brillamment l'écriture stravinskienne. La modernité jamais simplement désuète de ce langage "néoclassique" surgit dans des scènes à l'étrangeté surprenante comme celle du cimetière avec cet accompagnement insolite au clavecin ou la façon dont la pulsation staccato d'une trompette peut transformer la scène des enchères à travers une multiplicité référentielle, ici parfaitement et admirablement servie. Du grand art et assurément, le grand succès public de cette fin d'année à l'Opéra de Paris.
