Tout comme pour le récent Pelléas et Mélisande de Daniel Jeanneteau, la solution retenue par les équipes techniques consiste à utiliser l'ensemble de la salle de l'Opéra de Lille en plaçant l'orchestre dans un parterre libéré de ses fauteuils. Les chanteurs et le Jeune Chœur des Hauts-de-France évoluent sur scène, avec le Chœur de l’Opéra de Lille réparti sur tout l'espace du premier balcon… avec masques obligatoires. Quelques effets sonores sont créés hors champ par une discrète spatialisation tandis que le public (en très petit nombre) est placé dans les galeries supérieures. Cette option n'a rien de satisfaisant, mais elle a le mérite de limiter les dégâts sur le plan visuel et acoustique. Le chef dirige depuis le centre du parterre, avec les cordes qui l'environnent et les cuivres placés derrière lui, avec une faible hauteur de plafond qui écrase les dynamiques et oblige à recourir à un mixage en studio pour rétablir les équilibres. Visuellement, le décor a disparu et se limite à quelques éléments : tout au plus une table et quelques chaises… Les éclairages de Nathalie Perrier suggèrent dans ce théâtre primitif, la transition des espaces et des volumes. Tantôt colonnes obliques pour Sant'Andrea della Valle, tantôt frontales pour l'interrogatoire au Palais Farnese ou bien rangées très basses tombant des cintres du Château Saint-Ange, les projecteurs dessinent une toile de fond aux contours somme toute très réalistes.
Très réaliste également, le jeu d'acteurs et les "atmosphères" narratives que l'on feuillette sans grande contrainte intellectuelles comme un grand album d'images d'Epinal. Aux portraits des protagonistes projetés sur le mur de fond, s'ajoutent les pages d'un imaginaire journal de bord tenu par Scarpia rythmé par les chiffres d'une horloge qui amplifie le suspens vers l'issue finale. La brutalité de l'action et la dimension politique sont soulignées par le biais d'une atmosphère explicitement pesante et noire, mettant en avant la police secrète de Scarpia aux ordres du pouvoir monarchique et les luttes intestines qui se font jour après l'éphémère République Romaine. La victoire de Marengo laisse espérer une issue favorable mais ce sera en définitive un espoir en forme de trompe‑l'œil. De la même façon, Scarpia triomphera par une forme de vengeance post-mortem qui entraînera à son tour le suicide de Tosca – une triple mort faisant de ce final une sorte d'apothéose lyrique.
Si rien ne nous est épargné des souffrances et des tortures physiques et spirituelles de Cavaradossi et Tosca, fallait-il pour autant remplacer le célèbre saut dans le vide par une dérisoire auto-pendaison ? le rythme et l'élan du final bute malheureusement sur cette image maladroite. Les autres options élèvent le niveau et font oublier la frustration de l'absence de décor et d'une quasi version concert.
Il faut se réjouir également de la belle tenue du plateau vocal, à commencer par le jeune ténor chilien Jonathan Tetelman. Remarqué dans La Bohème mise en scène par Barrie Kosky à Berlin, il n'est pas vraiment un débutant en Cavaradossi. Après des débuts au Liceu, il a voyagé avec le rôle dans de nombreuses salles européennes et américaines. Les premières scènes le cueillent à froid, l'obligeant à livrer une ligne assez brute de décoffrage qui tranche avec les accents charnels de Joyce El-Khoury. La ligne s'assouplit dès la fin du I, se réservant pour un E lucevan le stelle dont il préserve l'éclat héroïque sans en écraser les aigus. Pour ses débuts dans le rôle de Flora Tosca, la jeune soprano libano-canadienne Joyce El-Khoury a travaillé une palette vocale tout en énergie et en vigueur. Le timbre rattrape en partie un jeu manquant nettement de naturel, peu aidé par les circonstances et l'absence d'enjeu théâtral. La voix durcit à plusieurs reprises lors du duel avec Scarpia, faisant du Vissi d'arte une parenthèse où le souffle se libère enfin, en équilibre sur un fil… Gevorg Hakobyan connaît son Scarpia par cœur ; il en livre une interprétation robuste et efficace, avec une belle netteté dans la projection et le timbre. Parfaitement libéré des contraintes de la mise en espace, il évolue avec une aisance vocale remarquable. Soulignons également la belle prestation de Patrick Bolleire qui fait exister Angelotti au-delà de la figure douloureuse qu'on y entend souvent. Ni le sacristain de Frédéric Goncalves, ni surtout le Spoletta de Luca Lombardo ou le Sciarrone de Matthieu Lécroart ne recourent à l'histrionisme ou aux accents bouffes pour donner de ces seconds rôles une présence soutenue.
La direction franche et directe d'Alexandre Bloch à la tête de son Orchestre National de Lille dégage une tension très athlétique dans la succession des événements. Au prix d'une gestuelle souvent très haute qui sollicite les registres expressifs les plus extravertis, cette interprétation ne donne jamais l'impression de redescendre dans des formats dynamiques qui permettrait de percevoir parfois quelques nuances bienvenues. L'option fait merveille dans les pages où l'émotion est à son comble (trouble de Tosca, les mains baignées du sang de Scarpia), mais sature à plusieurs reprises les équilibres au risque de faire disparaître les solistes dans le riche écrin dynamique. Gageons que les équipes techniques en charge de la captation pourront intervenir efficacement offrir au streaming des conditions acoustiques idéales.