Henry Purcell (1659–1695)
Dido and Aeneas (1689)
Livret de Nahum Tate d'après le Livre IV de l'Énéide de Virgile
Créé en 1689 à la Josias Priest's girls' school de Chelsea

Direction musicale Emmanuelle Haïm
Mise en scène et chorégraphie Franck Chartier (Peeping Tom)
Composition et direction des musiques additionnelles Atsushi Sakaï,
Dramaturgie Clara Pons
Scénographie Justine Bougerol
Costumes Anne-Catherine Kunz Marie Messian (Recherches maquillage Bruxelles), Chiara Mazzarolo (stage)
Lumières Giacomo Gorini
Conception sonore Raphaëlle Latini
Ingénieur de son : Hjorvar Rognvaldsson
Foley : Elias Vervecken
Direction des chœurs Alan Woodbridge
Chef de chant Benoît Hartoin
Assistant chorégraphie Louis Clément da Costa
Assistante à la mise en scène Lulu Tikovsky
Assistant à la mise en scène Luc Birraux
Collaboratrice artistique Eurudike De Beul

Didon, La magicienne, Un esprit Marie-Claude Chappuis
Énée, Un marin Jarrett Ott
Belinda, Seconde sorcière Emőke Baráth
Deuxième dame, Première sorcière Marie Lys

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre du Concert d’Astrée

Création et performance par les artistes de Peeping Tom
Eurudike De Beul, Leo De Beul, Marie Gyselbrecht, Hunmok Jung, Brandon Lagaert, Chen-Wei Lee, Yichun Liu, Romeu Runa

En coproduction avec l’Opéra de Lille,
Les Théâtres de la ville de Luxembourg et le Théâtre de Caen

Dernière production au Grand Théâtre de Genève 2001–2002

Genève, Grand Théâtre, Dimanche 2 mai 2021, 20h00

Les spectacles passent et le public reste dehors, attendant chez lui que les streamings divers alimentent sa curiosité et sa soif de musique. Au Grand Théâtre de Genève il y avait 50 spectateurs l’autre soir et sans doute cette salle de 1500 places eût pu en supporter 4 fois plus sans mettre en danger la santé de quiconque. Mais dura lex sed lex.
On mesurera donc sa chance d’avoir été parmi les happy few, pour assister à ce spectacle singulier, déconcertant et fort qui marquait les débuts à l’opéra de la célèbre compagnie
Peeping Tom, et de son co-directeur Franck Chartier qui signait la mise en scène d’un Didon et Enée d’une force particulière. En fosse, pour la première fois à Genève, Le Concert d’Astrée et sa cheffe, Emmanuelle Haïm. Une soirée fascinante, foisonnante et complexe, qui fait honneur à l'institution genevoise, et qui méritait vraiment un public.

 

 

Acte III, ensablement

Vidéo en ligne sur ArteConcert : https://www.arte.tv/fr/videos/102737–000‑A/didon-enee/

Du déjà vu, et jamais vu

Aviel Cahn aime visiblement le mélange des genres et les spectacles frontières, il l’avait montré dès sa production inaugurale d’Einstein on the Beach. Depuis, entre Les Indes Galantes, Pelléas et Mélisande, et Didon et Énée, il montre son intérêt à mêler chorégraphie et mise en scène d’opéra. Son long séjour en Belgique, riche de grands metteurs en scène et de grandes compagnies de danse n’y est sans doute pas étranger. Il vient d’ailleurs de cosigner un livre à ce propos ((Isolde Schmid-Reiter & Aviel Cahn, Music Theatre in Motion, Reflections on Dance in Opera, Europïsche Musiktheater Akademie, 2021, ConBrio Verlagsgesellschaft)).
L’affaire n’est pas neuve, danse et opéra sont entremêlés dès le XVIIe à la cour de Louis XIV, et bien des opéras incluent des danses ou des ballets, et pas seulement les opéras français pour qui c’était obligatoire. On peut citer ainsi la Danse des Sept Voiles de Salomé, le Venusberg du Tannhäuser de Wagner, la Danse des heures de La Gioconda de Ponchielli, ou les Danses Polovtsiennes du Prince Igor de Borodine etc…
Faire appel à un chorégraphe pour mettre en scène un opéra n’est pas nouveau non plus, citons Maurice Béjart il y a déjà longtemps, mais plus récemment Sasha Waltz pour Tannhäuser à la Staatsoper de Berlin, Sidi Larbi Cherkaoui pour Les Indes Galantes à Munich, Anne Teresa de Keersmaker pour Cosi fan Tutte à Paris.
Rien de nouveau sous le soleil a priori et pourtant…
C’est la première fois que la Compagnie Peeping Tom assure une mise en scène d’opéra, avec les contraintes qui vont avec. Il s’agit cependant d’un opéra de type particulier, Didon et Enée, 50 minutes de musique, seul véritable opéra de Purcell en un prologue et trois actes.
La singularité de cette œuvre est sa construction elliptique, où sommet de la passion et sommet de la crise sont pratiquement concomitants : une tragédie qui se résout le temps d’un éclair dramatique. Et par sa brièveté, par sa concentration, elle permet aussi des expériences scéniques singulières, qui forcément en élargissent l’assise. Une des dernières en date, dont nous avions rendu compte, celle de David Marton à Lyon Didon et Énée remembered, un opéra-concept qui lui aussi contenait des musiques additionnelles.

 

Au-delà du dit 

Didon et Énée, c’est l’opéra du non-dit et la tentation inévitable d’un metteur en scène est justement de dire le non-dit : aller au-delà de la musique qui à l’opéra dit pourtant ce que les paroles ne disent pas, lire la musique qu’on entend avec les yeux. C’est le choix assumé par Franck Chartier et sa compagnie, qui proposent un spectacle autour de ce noyau musical, auquel ils ajoutent chorégraphie, parole, mais aussi musique, non pas pour compléter Purcell – ce serait ridicule- non pas pour expliquer le mythe, ce serait tout aussi ennuyeux, mais pour essayer de rentrer par tous les interstices dans la passion du personnage de Didon, et faire voir ce qu’elle ne dit pas pour atteindre d’autres émotions et toucher d’autres sens. Faire œuvre polysensorielle en quelque sorte.
On pourra aussi rétorquer que Purcell se suffit à lui-même.
Mais dans une expérience théâtrale où la chorégraphie se veut fonctionnelle et pas additionnelle, c’est la globalité qu’il faut accepter, comme totalité et pas comme supplément. Il ne s’agit pas d’un spectacle autour de Didon et Enée, comme l’expérience de Marton à Lyon, mais d’une production qui essaie de traduire l’invisible c’est à dire non seulement entendre Didon et sa passion mais surtout montrer son âme et donc élargir la palette émotionnelle de l’œuvre.
Cet élargissement est gestuel, musical et textuel au point que les chanteurs semblent confinés dans un espace réduit du vaste décor de la scène : ils sont souvent à jardin, autour de deux sièges et d’une table, rarement ailleurs, « le coin du chant » en quelque sorte, tout le reste étant la dilatation scénique de cette concentration.
C’est évidemment le signe d’une époque qui a besoin de la multiplicité des expressions pour multiplier la puissance d’émotions individuelles, de dilater au maximum les sentiments de l’individu. C’est aussi le signe d’une époque fortement visuelle, dont la concentration implosive et l’abstraction ne sont pas le caractère essentiel.
On a aussi depuis quelque temps cherché à visualiser à la scène les âmes, les sentiments de personnages : on se souvient de Sidi Larbi Cherkaoui et ses chorégraphies autour des personnages de Rheingold dans la mise en scène de Guy Cassiers à la Scala et à la Staatsoper de Berlin. Le travail vu à Genève s’inscrit dans les infinies variations sur ces expériences.

 

Un spectacle total

Mais Le Concert d’Astrée participe tout aussi activement que Peeping Tom au projet : sans Emmanuelle Haïm, sans le co-fondateur de l’orchestre Atsushi Sakaï, rien n’aurait été possible : il faut donc considérer le résultat dans sa globalité. S’inquiéter, s’offusquer ou regretter que Purcell soit démembré ou saucissonné, c’est faire un contresens ; Emmanuelle Haïm sait quel « risque » elle prend comme musicienne responsable du projet, et elle le fait dans la conscience d’offrir un Purcell de « réalité augmentée » comme le dit le motto annuel du Grand Théâtre de Genève.

Peut-être ce spectacle n’est-il pas fait pour des mélomanes endurcis ou pour des habitués, mais pour un public neuf, nourri de la tendance actuelle à mélanger tous les genres artistiques et ouvert parce que non prédéterminé par des habitudes et un horizon d’attente. Nous sommes dans une époque muséale où l’œuvre est complètement sacralisée et fixée dans un moule. Au XVIIe et au XVIIIe, le spectacle était plastique, transformé au gré des lieux, des interprètes. L’opéra, art jeune, n’avait pas gagné encore ses galons « d’œuvre », la notion de répertoire n’existait pas et l’opéra était encore « performance ». La représentation performative, c’est l’inscription dans un moment unique : à ce titre et bien que je le regrette, il n’est pas inintéressant que ce spectacle n’ait été représenté en salle qu’une seule fois.

Didi , le "double de Didon", (Eurudike De Beul) sur son lit sous le regard du mari mort (Monsieur Bertin d'Ingres)

Un spectacle carrefour aux multiples croisements

Cette production de Didon et Énée est aussi un carrefour, elle installe le spectateur au milieu d’un réseau, d’une circulation foisonnante dans laquelle il doit peu ou prou trouver son chemin, un peu comme le jeune conducteur sur la place de l’Étoile à Paris à 18h. Quelquefois ça ne passe pas, et quelquefois ça passe et c’est alors un formidable sentiment de libération. Il en est ainsi à l’issue de ce spectacle.

Veuve éplorée, mais femme politique
Didon et Enée
est d’abord croisements de mythes qui vaut d’être rappelé sous ce prisme : Énée, un troyen fils d’Anchise et de la déesse Aphrodite, s’enfuit de Troie vaincue avec la mission imposée par les Dieux de fonder une nouvelle Troie en Italie. Il part avec des compagnons, son père, et son fils Ascagne (le futur Iule, lointain ancêtre mythique de Jules César – Caius Iulius Caesar). C’est l’occasion pour le poète Virgile de créer L’Éneide, une épopée très inspirée de L’Odyssée d’Homère – Ulysse l’un des chefs grecs vainqueurs de Troie revient chez lui après de longues pérégrinations- . Énée issu des vaincus part vers l’Italie en vivant le même type d’aventures, qui le mène à l’issue d’une tempête sur les rivages de Carthage, où il est accueilli agréablement. il y est si bien « cocooné » dirait-on aujourd’hui qu’il y oublie quelque peu peu sa mission première.
Didon est une princesse phénicienne (le Liban d’aujourd’hui) mariée à Syphée, assassiné par les luttes de pouvoir qui règnent en Phénicie (ça n’a pas trop changé…). Elle décide, avec un certain nombre de compagnons, de fuir la Phénicie et prend la mer, ravagée par la perte d’un mari à qui elle jure fidélité par-delà la mort.
Le groupe arrive sur la côte de la Tunisie actuelle et réussit à s’installer par une ruse célèbre (celle de la peau de bœuf, voir cette légende) sur ces rivages et crée une colonie phénicienne : Carthage. Didon fondatrice de Carthage va donc rencontrer Énée à l’origine quant à lui de la fondation de la future Rome. Didon est un modèle de bon gouvernement : la ville est heureuse et prospère, même si elle doit se défendre des populations locales, c’est le lot de toute colonisation. La légende installe en réalité le parallélisme de deux cités rivales susceptibles de dominer la Méditerranée : ce seront les futures « Guerres Puniques ».
Il arrive ce qui devait arriver : la rencontre de Didon et d’Énée débouche sur un amour, qui est d’abord fortement réprimé par Didon, à cause du serment de fidélité à son mari disparu. C’est donc une passion contrariée par un interdit, mais les interdits sont fragiles dans les tragédies. Poussée par sa sœur Anne (chez Virgile) ou par Belinda sa gouvernante-nourrice-confidente chez Purcell, elle se décide enfin à déclarer sa passion : ils s’aiment, mais aussitôt les dieux qui sentent le danger rappellent fortement à Énée sa mission, il doit embarquer vers l’Italie. Il part, elle est désespérée et se suicide.
Purcell saisit juste le moment où Didon va céder à son désir, s’engager puis mourir, le moment du climax : voilà pourquoi la pièce est si brève.
Mais si cette histoire est un croisement de deux mythes de fondation, c’est aussi un croisement du politique et de l’individuel. Car si Didon est veuve éplorée et femme passionnée, elle est aussi reine, responsable de la protection de son peuple. Carthage est toujours menacée (par les autochtones), et Didon elle-même menacée d’un mariage politique avec son ennemi, le roi Hiarbas. Énée serait donc une solution rêvée alliant la passion amoureuse et la nécessité politique d'avoir à ses côtés un bras armé.

Didi ou Didon ? Une toile se tisse
Au-delà de la légende, il y a bien d’autres croisements : la production est elle-même un croisement danse-opéra, mais aussi une création croisée, puisqu'une autre histoire en est le second fil conducteur, l’histoire à la fois parallèle et entremêlée d’une riche bourgeoise « Didi », ravagée par le désir et la passion qui ne cesse de s’identifier à Didon (magnifique Eurudike De Beul dans ce rôle de double moderne de la reine de Carthage) au point de se faire jouer sans cesse pour son seul apaisement l’opéra de Purcell. Dans cette seconde histoire, les dialogues se mêlent à la musique et à la danse.
Le fil rouge serait donc cette histoire de dame frustrée, et amoureuse de son valet (qu’elle assimile à Énée) immigré arrivé avec son fils dans laquelle s’insère l’opéra de Purcell, d’où l’inscription des chanteurs dans le coin gauche de la scène, comme une incrustation « mythique et lyrique » dans une histoire « moderne ». Incrustation, tressage, entrelacs d’histoires : on peut lire la partie parlée-dansée comme le reflet de l’âme de Didon passionnée et réprimée, comme on peut lire l’opéra chanté comme un reflet de l’âme de la « Didi » d’aujourd’hui. Croisements d’histoires et de destins.
De chaque côté on voit derrière les yeux, une partie habituellement invisible, la partie immergée d'un iceberg. D’un côté la partie immergée de « l’iceberg-Didon », c’est la danse et le mouvement, de l’autre la partie immergée de « l’iceberg Didi »  c’est la voix, le chant et Purcell : le tout constitue un iceberg qui se renverse à plaisir en quelque sorte.
Au-delà du croisement des genres (théâtre, danse, musique, airs, dialogues, mouvements), la double situation de Didon-Didi, individuelle et politique se lit aussi dans le décor à deux niveaux, au premier niveau, le salon privé de la bourgeoise isolée et ravagée de désir et au deuxième niveau, un parlement qui ressemble au parlement anglais image du rôle politique. Didon intime et Didon publique.

Croisements enfin dans les personnages, Didon (Marie-Claude Chappuis) est à la fois elle-même et sa pire ennemie la magicienne (chez Purcell elle remplace les Dieux virgiliens qui intiment à Énée l’ordre de poursuivre sa mission), comme si elle portait en elle le déchirement schizophrène, tout et son contraire, tout comme Belinda (Emöke Baráth) est aussi la seconde sorcière ou Marie Lys, dame de compagnie et première sorcière ; quant à Énée (Jarrett Ott), il chante aussi un marin. L’opéra est réduit à quatre interprètes pour neuf personnages : concentration/dilatation là encore. Dans cet opéra dédoublé, les chanteurs se démultiplient en face lumineuse/face sombre.

Pour le spectateur en salle, c’est une source de surprises mais aussi d’errances, de doutes, de confusions, car le regard s’arrête, s’interroge, se promène, et finalement se laisse emporter par le flux des images sans plus s’interroger, comme pour s’arrêter de penser au profit des sens et des émotions. Devant le streaming, le spectateur est évidemment plus guidé, plus déterminé par le montage et il n’a plus la liberté fondamentale du spectateur de choisir de s’arrêter çà et là. Aucun streaming ne remplace de ce fait l’expérience de la salle. Le streaming est un pansement, pas une prothèse.

C’est cette circulation du sens, cette dilution de l’histoire qui se délite et se resserre, qui se déconstruit puis se reconstruit, fils noués et dénoués qu’on tresse et détresse qui font la singularité de ce spectacle à la ligne explosée, mais jamais incohérente.
La conséquence en est un statut de la partie chantée plus traditionnelle que nature : chanteurs assez fixes, morceaux de bois comme dans l’opéra de grand papa, qui sont à peine corps (vu leur double rôle on a quelquefois peine à s’y retrouver) et tout en voix. Car la voix a pour la partie théâtre ce statut de partie intime immergée et de pure émotion : c’est tellement net dans le lamento final de Didon que tout le monde attend « When I am Laid in Earth » avec cette voix qui s’élève quand de l’autre côté Didi s’ensable. Qui est l’âme de qui ?
La réalisation scénique allie la fixité des personnages d’opéra, prisonniers du sarcophage de leur chant et de l’autre les mouvements, la danse, le théâtre et surtout les images, comme si ce chant invitait à cette profusion, et comme si cette profusion-même à l’inverse renvoyait par contraste à l’unicité et la singularité du chant.

Une des images fascinantes du dernier acte


Hymne à l’illusion baroque

Les images que le spectateur emporte sont nombreuses, quelquefois surprenantes, quelquefois sublimes, toujours très fortes.
Cela commence au lever de rideau, réveil de « Didi » dans cette chambre lambrissée et tapissée de portraits dont le célèbre Monsieur Bertin (le fameux portrait peint par Ingres) au-dessus du lit, qui figure le mari perdu, mais en même temps l’interdit d’aimer.
Par un trait d'humour que j’espère volontaire, Monsieur Bertin, image de grand bourgeois installé était directeur du Journal des Débats, titre idéal pour l’âme de Didon qui n’est que débat intérieur, mais aussi les débats politiques phéniciens qui amènent à la mort de Syphée et à la fuite de Didon, sans parler du débat entre les différents genres que l’on soumet sur scène au spectateur. Cette production est en elle-même un journal de débats.
Le réveil est toujours un moment symbolique : le réveil de Didi, c’est aussi le Réveil de Didon, c’est à dire de la souveraine : moment clé de l’étiquette monarchique versaillaise. Ce réveil se passe en mouvement sous les draps dans le lit comme un couple dans ses ébats, ou comme un cauchemar, mais aussi comme si on voyait un animal sans formes ou presque réifié et prisonnier.
Et les domestiques commencent à enlever des draps en interminables couches, au moins une vingtaine, comme autant de peaux protectrices, comme si l’héroïne voulait s’enfouir sous ces couches pour échapper au monde, pour rester isolée dans un cocon (on pense dans un autre ordre d’idées à l’arrivée de Titus dans la mise en scène mythique des Hermann ((La Clemenza di Tito, Bruxelles 1982, Salzbourg 1992, Paris 2005)), du fond de scène avec une succession de portes qui s’ouvrent, pour souligner l’isolement du pouvoir). Et enfin apparaît ce corps sans défense qui s’extrait, comme un animal peureux (étonnante, formidable Eurudike De Beul qui réussit à incarner cette fragilité, avec un corps qui pourtant respire la solidité). Et comme le chant s’élève, le spectateur met quelques secondes à s’accoutumer à ces deux sources qui nourrissent l’ouïe et le regard, notamment le spectateur d’opéra pour qui à une voix correspond un corps, et qui se trouve donc déstabilisé : à ce corps émergeant ne correspond pas la voix qui vient d’ailleurs et qui pourtant est aussi Didon.

Moment sourire : Enée, (Jarrett Ott) pas très héroïque au moment de la chasse, tranquille avec au fond Atsushi Sakaï et son violoncelle

N'oublions pas les moments d’ironie, les sourires qui s’esquissent à cette « Didi » qu’on appelle, en installant un dialogue plus familier qui sied si peu à la splendeur opératique, ou bien au moment du choix des robes de Didi, toutes les mêmes, désespérément noires du deuil inconsolable.
Autre scène particulièrement décalée, celle où à l’acte II les sorcières complotent (scène très bien réglée, sur le lit) et de l’autre côté Énée confortable dans son fauteuil sirotant son afternoon-tea avec ses biscuits pendant que Didi ne cesse de remuer sa poitrine de manière outrageusement ridicule. Il y a là aussi cohérence avec ces spectacles où à l’époque de leur création, le tragique était toujours traversé par quelques trais comiques.
Alors des images se mettent en place, comme le discours au parlement à la place de « speaker » (le chœur tenant lieu de « députés », avec toujours une légère distance ironique dans le ton ou dans la parole qui disparaîtra d'ailleurs totalement à la fin de l’œuvre).
Là non plus, il ne faut pas s’imaginer que deux musiques se confondent ou se complètent ou se superposent, les choses fonctionnent un peu comme dans l’opéra du XVIIe ou XVIIIe, où s’intercalent récitatifs et airs et où les récitatifs sont accompagnés par un « continuo » (clavecin, forte piano et quelquefois violoncelle par ex). Ici à l’opéra de Purcell on ajoute dialogues et « continuo », sauf que le continuo est élargi à l’orchestre, un orchestre de musique ancienne avec des sons contemporains, dans un alliage (et pas une alliance…) qui fonctionne la plupart du temps sauf à considérer que Purcell est « interrompu » par la musique de Atsushi Sakaï.
C’est opéra et continuo, le continuo étant aussi le moment où l’action progresse : à l’opéra, l’air est arrêt et le récitatif action dramatique.
Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, la chorégraphie et les mouvements des danseurs n’accompagnent pas seulement la musique d’Atsushi Sakaï et les dialogues, la chorégraphie n’est pas exclusive de la « seconde histoire » : on danse aussi, on bouge aussi sur la musique de Purcell et ce sont d’ailleurs de grands moments de la représentation. La chorégraphie est l’élément l'élément unificateur de de cette double histoire : la chorégraphie est clef de l'univers scénique.

 

Quelques écueils

Dans l’ensemble du spectacle, tout n’est pas égal, il y a des moments où la tension faiblit, notamment lorsque la partie dialogue se veut rupture de ton radicale d’avec l’univers opératique ou tragique :  par exemple au moment où Didi renvoie ses domestiques et où son « Enée-valet »  (Romeu Runa) vient se rouler par terre pour revenir travailler, voire la crise hystérique où elle fait arrêter la musique qu'elle suscitait en s'adressant au compositeur Atsushi Sakaï, venu sur scène. Sourire là encore, un peu inutile peut-être… il est vrai que cette Didi a quelque chose de pathétique et ridicule, qui s’oppose à la Didon opératique, toujours royale, hiératique qui est l’émanation de ses rêves : on croirait distinguer en sous-main la différence entre bourgeoisie et aristocratie, Kabuki et Nô, Boulevard et Opéra.
Ce ne sont pas des fautes de goût, mais des intrusions d’univers différents, unifiés par le monde du mouvement, le monde en mouvement : on reste étonné de la manière dont les corps se conjuguent en formes torturées, se désarticulent en mouvements qui ne semblent jamais contrôlés mais cherchent toujours des formes impossibles, angulaires, presque coupantes, y compris dans le burlesque (le serveur qui sert le thé à Énée). Il y là quelque chose d’authentiquement baroque, c’est à dire au sens propre irrégulier, successions de surprises voire d’illusions.
On peut aussi discuter le parallélisme des deux histoires de Didon et Didi, comme s’il fallait justifier le salon bourgeois et l’intérieur vaguement britannique par une création « moderne », mais en soulignant en même temps que Didon et Didi sont parallèles, mais pas superposables. Les deux histoires se conjuguent, parce l’une (Didon) procède de l’autre (Didi) qui crée la musique dans son âme, par les circulations multiples décrites plus haut.
On peut aussi être agacé de voir les chanteurs réduits à la portion scénique congrue, accréditant l’idée que le chanteur n’est pas (trop) acteur et donc l’impression qu’au match opéra/danse, c’est à la fin la danse qui gagne parce qu’elle occupe l’espace dans son ensemble, et donc l’essentiel de notre regard. Mais c'est une erreur : la musique de Purcell fait naître le mouvement, et le mouvement nous fait voir la musique. La musique est toujours au centre des circulations.


Des images qui étonnent, encore le baroque…

Les images les plus frappantes, celles qui vont nous poursuivre longtemps après la soirée sont celles de l’acte III, de la crise et de la mort, qui bien entendu figurent ce qui remue les deux héroïnes, leur échec et leur isolement final : des images spectaculaires et triplement référentielles.

D'abord, par la transformation du décor en un champ de ruines envahi par les sables et les fumées, qui fait référence au spectacle baroque qui était d’abord spectacle avant d’être musique : machines, magie du théâtre, jeux d’éclairages n’ont pas été inventés à la fin du XXe ou au début du XXIe. Et bien entendu cette succession de transformations est référentielle.
La tragédie se concentre essentiellement dans le salon de Didon-Didi, lit, armoires, fauteuils tableaux accrochés aux murs, espace cossu et en même temps étouffant, image d’enfermement, de luxe sans volupté. Il n’y a pas d’air dans ce décor, et subitement s’ouvrent les fenêtres à jardin puis en fond de scène. À jardin elles laissent passer le sable, de plus en plus envahissant, un souvenir de La Femme des sables (1964) de Hiroshi Teshigahara, c’est la deuxième référence : prise dans cette tempête Didi couvre les tableaux comme autant de signes d’un monde, de son monde qui s’enfuit et s’enfouit.
Et puis l’ouverture de la scène au fond, laissant apparaître un Énée débarquant, sanguinolant, nu, au milieu des fumées qu'il disperse lui-même, c’est une image qui peut être une référence à Romeo Castellucci, tandis que Eurudike De Beul prise dans les sables, qu’on extrait de ce qui pourrait être des sables mouvants (Teshigara) fait aussi irrésistiblement penser à Oh Les Beaux Jours ! de Beckett, autre image de solitude irrémédiable. Mais cet ensemble de références sert de manière cohérente un dessein final faisant respirer le mythe dans notre univers contemporain.

Le départ d’Énée est aussi une image très forte, avec la vision des voiles qu’on lève, où le corps d’Énée est voile lui-même, avec cet effort pour revenir vers Didon pour un ultime baiser d’adieu, attaché à ces cordes, tel un grand Cupidon amoureux empêché et aussitôt arraché, mimant ce qui est arrivé à leur histoire, avec l’Énée-chanteur qui cette fois chante un marin qui tire la corde des voiles : Énée-chanteur levant la voile-Énée-théâtre… Voilà encore un croisement qui peut perdre le spectateur, un jeu des illusions théâtrales familières du baroque.
Le sable, élément dominant de la fin du spectacle, envahit dès la fin de l’acte II ce salon protecteur. Dès l’épisode des sorcières (à cour sur le lit) : une sorcière retire une prise du mur et le sable commence à s’écouler, comme l’eau dans un navire qui va couler : ce monde prend sable comme on prend l'eau.
Et l’invasion devient tempête qui rompt l’ordre du monde et des choses en transformant l’espace en univers hostile, aride : le sable passe par les fenêtres, tombe aussi d’en haut, traverse les murs emprisonne Didi sous la fenêtre, lui servira de linceul lorsqu’elle se couchera pour mourir dans son lit (réponse à la première image de l’opéra).
Un paysage à la fois immédiat et prémonitoire : immédiat, ce paysage saisit la situation de Didon, ensablée, piégée et condamnée à mort, seule et sans aucune « respiration » ; politiquement, c’est évidemment prémonitoire du fameux « Carthago delenda est » des guerres puniques où Carthage est rayée de la carte : retournée au désert, ensablée (elle sera reconstruite par les romains). Le désert recouvre ce qui était vie, palais et jardins créés par Didon, comme il recouvre les meubles du salon. Avec Didon meurt aussi la création de Didon.
L’image d’Énée débarquant en piteux état émergeant sur le rivage de la tempête est une image au contraire évocatoire, presque mémorielle : l’arrivée de cet Énée annonciateur d’espoir (d’où son aspect à la fois christique, sanglant, dans ce corps filiforme) auquel Didi allait se confier et qu’elle laisse partir en une sorte de concentré de leur histoire.
Elle s’isole ensuite dans son délire final rêvé à travers un couple de danseurs (sur le chœur de départ des Cupidons) où le cœur de l’aimé est arraché et mangé, à la Barbey d’Aurevilly ((La Vengeance d’une femme, dans Les Diaboliques)), avatar de la légende du Cœur mangé, manière de  montrer l’amour jusqu’auboutiste et rêvé sans plus aucune limite puisque son Énée est parti.
Pendant cette fin, les images se succèdent, et la tension atteint pour le spectateur un vrai paroxysme.

Femme des sables : Marie-Claude Chappuis (Didon)

La musique a le dernier mot

Dans une production aussi diverse, éclatée, une et multiple, les personnages, on l’a vu, sont quelquefois interchangeables, l’Énée chanteur peut se retrouver avec Didi, par exemple, et non face à sa partenaire chanteuse : tout bouge, tout se meut, tout se transforme – on est à l’âge baroque‑, et pourtant la musique de Purcell émerge toujours, jamais étouffée ni par l’appareil additionnel que j’appelle un peu audacieusement le continuo, ni par le spectacle et le visuel.
Emmanuelle Haïm a voulu justement que cette musique apparaisse quelquefois presque à l’opposé de l’agitation ambiante, précise, quelquefois sèche, au rythme souvent syncopé ou brutal, ou ailleurs hiératique. Il n’y a rien de trop, et une rigueur musicale – oserais-je dire raideur, mais pas en mauvaise part- qui doit contraster avec la vision scénique toute en volutes et variations. Elle doit même servir ce fantasme de perfection musicale rêvée par Didi dont la cheffe Emmnanuelle Haïm fait également partie. Concentration, précision, sans aucune bavure ni aucune concession, tel apparaît ce Purcell dont les chanteurs émergent, réduits à une présence épisodique, et en même temps absolument indispensables pour le respect de la dramaturgie voulue. Des chanteurs qui eux aussi doivent jouer ce que veut Didi, car ils sont ses créatures : elle rêve d’un opéra tragique parfait compensatoire de sa pauvre vie et les chanteurs doivent le lui servir.

"When I'm laid on earth". Marie-Claude Chappuis (Didon)

Marie-Claude Chappuis (Didon) chante son lamento final avec une pudeur rare, sans fioritures, et un soin particulier donné à la parole et à l’émission, qui est ici presque performative puisqu’à mesure qu’elle chante, elle meurt. Et cette grandeur, qui vient d’ailleurs de la modestie affichée de ce chant (on est à l’opposé d’une fin « royale » à la Jessie Norman), est contrebalancée par la fin pitoyable de Didi, nue et nettoyée par une servante, pauvre chair qui se prépare à la mort en un geste qui répond au nettoyage du corps de l’Énée arrivant couvert de sang sur le rivage symbole de retour à la vie :  d’un côté le chant mythique, de l’autre le constat de la déchéance.
Emöke Baráth (Belinda) est devenue en quelques années incontournable dans de nombreuses productions baroques, parce qu’elle allie un timbre soyeux, une vraie présence physique et vocale avec un naturel qui émeut toujours. Ici elle affiche les mêmes qualités avec ce ton à la fois libre et sans manières qui colle au personnage et au projet. Tout comme la délicieuse Marie Lys qu’on a eu plusieurs fois l’occasion d’apprécier à Genève. Avant d’être des membres d’une cour, elles sont des femmes, qui vivent cette histoire avec une vraie simplicité ; et souvent la simplicité est ce qui fait la grandeur.
Ce qui frappe en même temps c’est qu’elles donnent toutes trois aux « sorcières » maléfiques non pas une allure inquiétante à la Macbeth, mais une allure presque souriante, avec le même chant naturel et fluide, ce qui met en parallèle et sur le même ton – conformément à la mise en scène- les personnages et le double maléfique, ni tout à fait les mêmes, et ni tout à fait autres… On s’y perd délicieusement.
Jarrett Ott (Énée) est un jeune baryton au timbre clair, avec une personnalité affirmée, – il chante aussi le marin lorsqu’Énée appareille : il tire une corde en chantant , comme les autres. En contraste, il est aussi Énée, personnage passif et inutile qu’il joue sur son fauteuil sirotant son thé pendant « la chasse » profitant de manière insouciante du confort qu’il connaît depuis qu’il est à Carthage, il s’oppose à son double tragique l’Énée-valet élu par Didi pour tromper son ennui, qui est quant à lui un Énée vécu et pas "gâté".
La compagnie Peeping Tom qui crée cet entrelacs, s’en sort avec un « naturel » » tout aussi étonnant que pour les chanteurs. Les danseuses et danseurs sont partout et semblent eux aussi démultipliés sur le plateau qu’ils remplissent avec une incroyable maestria, dans les mouvements déstructurés, dans les moments plus lyriques, imposant de vrais personnages (Eurudike De Beul, splendide et dérisoire, qui domine la distribution, mais aussi Romeu Runi et les autres performeurs) avec des corps qui se forment et se déforment, qui s’étirent, qui se tordent à devenir des sortes de gros insectes : fascinant.

Si le rêve du « cœur mangé » accompagne la fin de Didi, la scène de la séparation du couple est confrontation ultime des deux univers, d'un côté Didon où la reine, offusquée affirme « il suffit qu’un seul instant tu aies pensé à me quitter » : en refusant le retour d’Énée, elle le renvoie à un avenir qui ne sonne pas héroïque, mais plutôt médiocre tandis qu’elle se prépare à la mort. À côté d’eux l’Énée-valet semble danser une dernière danse fragile, mais il prend lui-même la décision résolue de partir : c’est lui qui mène le jeu même lorsqu’il propose à Didi de l’accompagner, ce dont elle est incapable parce qu’au bonheur « quotidien » possible elle « préfère l’abstraction », dit-il, c’est à dire le fantasme ou le rêve de mythe. Alors Enée-danseur quitte la danse, quitte le plateau quitte son corps en quelque sorte qu’il couvre d’un manteau de fourrure épais et après un signe d’arrêt à l’orchestre, sort de scène, comme s’il sortait du montage/monde de Didi.
Il ne reste plus que Purcell, dans ce lamento When I am laid on earth devenu un des airs de référence de toute l’histoire de l’opéra. Deux manières de vivre le départ et la fin, l’une Didon, royale et sans concession face à un Énée sans consistance, l’autre Didi, sans consistance face à un Énée décidé : les deux histoires se rejoignent, avec des personnages opposés terme à terme. Toute la différence entre Drame et Tragédie, la déchéance XIXe (on pourrait se croire dans un drame XIXe « fin-de-siècle ») et la grandeur XVIIe ont suivi des chemins divers et unifiables : même histoire ? histoire différente ?  Qu’importe puisque cette succession de visions d’une force inattendue laisse les quelques spectateurs un peu étourdis à la sortie du théâtre. Ne serait-ce pas là une forme, une tentative de Gesamtkunstwerk ?

Vidéo en ligne sur ArteConcert : https://www.arte.tv/fr/videos/102737–000‑A/didon-enee/

La mort de Didi (Eurudike de Beul)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. J'aime beaucoup le travail de peeping tom et ce spectacle restera en moi pour des images extraordinaires.
    Quelle splendide Elektra, lady macbeth, totenhaus ou même Ariane cela aurait été.….
    Mais Didon non et non.
    Elle ne subit pas son destin elle l assume en montant sur son bûcher, elle ne s engloutit pas dans le sable telle Winnie, ensuite la musique de Purcell est tellement noyée dans d'autres qu'elle devient presque gênante et il faut tout la force et la douceur de remember me pour nous ramener au compositeur.
    Du très grand théâtre, mais musique évacuée malgré Chappuis et Haim remarquables.
    Ce n'est bien entendu que mon point de vue.

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