
La production
Barrie Kosky est un petit malin. Non seulement il fait du théâtre dans le théâtre, une banalité aujourd’hui fréquente partout et même chez lui (voir « Les Brigands »), mais il fait de la mise en scène dans la mise en scène, il met en scène un metteur en scène et en fait le maître du jeu…
Ceux qui détestent la mise en scène à l’opéra vont en avaler leur chapeau.
Maître du jeu, auxquels les deux couples, de jeunes « comédiens » prêts à toutes les expériences, sont soumis : ils vont jouer aux jeux de couple, en sachant chacun les lois du genre, parce qu’on est au théâtre : mais le théâtre, c’est la vie, notamment depuis Stanislavski et surtout l’Actor’s Studio : il ne faudra donc jamais oublier qu’on est au théâtre, c’est-à-dire dans un lieu où la vie et le masque sont habilement mêlés jusqu’à se superposer et à nous faire perdre le nord.
Alors on va jouer à : « la fidélité en amour tient-elle dans le temps ? » ou « Six personnages en quête de… ». Chacun connaît les règles, puisqu’on joue, puisque c’est du théâtre, et pourtant à un moment le jeu théâtral va devenir jeu de la vérité où les acteurs sans jouer sur les mots « se prennent au jeu ».
Ces quatre individus sont déjà bien caractérisés : ils sont jeunes, un peu fous, enthousiastes, avec une Fiordiligi plutôt féminine et une Dorabella dégenrée, un peu « garçon manqué » comme on disait avant l’ère wokienne.

Inutile d’ailleurs de demander à Emily D’Angelo de se déguiser, elle est déguisée en elle-même comme le montre sa photo de presse ci-dessus et Barrie Kosky la livre sur scène telle quelle – encore un jeu sur " théâtre et vie"… un Don Alfonso à la fois manipulateur et dictateur, une Despina son assistante, bonne à tout faire, en des jeux qui sont des glissements progressifs des masques vers la vie.
Deux actes, et deux moments très différents, et en cela Kosky respecte parfaitement les variations de couleur du livret. La mise en scène marque ces deux moments différents par un premier acte proposant comme décor (de Gianluca Falaschi, un des décorateurs costumiers parmi les plus demandés en Italie) une scène de théâtre vue de la salle, simple théâtre dans le théâtre, éclairée par les éminents soins, toujours précis de Franck Evin, et la deuxième partie fait apparaître le théâtre et ses coulisses, ces coulisses qui renvoient à la vie, le lieu où les masques deviennent de simples objets, le lieu du réel(?), cette deuxième partie présente le décor, installé sur une tournette, qui visualise en quelque sorte le théâtre et la vie, les yeux et derrière les yeux…
Le premier acte présente les règles du jeu, jusqu’aux premières fissures.
Nous sommes à l’opposé du « Paradoxe sur le comédien » où Diderot nous affirme que le sommet de l’émotion et du jeu est le sommet de l’artifice et du travail, celui où les émotions sont mimées à la perfection sans être vécues de l’intérieur, nous sommes aux antipodes de la distanciation brechtienne, même si ce théâtre a quelque chose de didactique… Nous sommes au contraire dans un jeu où l’on pousse l’acteur sur le fil du rasoir, où l’expression de soi domine, où l’on part du réel (les deux couples existent au départ) pour aller vers ce qu’on croit être la fiction (les deux couples vont jouer à se jouer d’eux-mêmes en pensant qu’ils jouent) dans une sorte de joie et d’inconscience de la jeunesse, mais aussi et surtout d’inconscience de la puissance du jeu, de ce moment où contrairement à Diderot, le jeu se superpose à la vie pour devenir la vie, où le sentiment joué devient le sentiment éprouvé.
L’expérience du metteur en scène est alors déterminante, et ce Don Alfonso, joué par Christopher Maltman, est à l’opposé du cynique traditionnel et revenu de tout : il est un intellectuel du théâtre qui veut peut-être pour la dernière fois aller jusqu’au bout, un expérimentateur qui met dans le bocal quatre jeunes comédiens plein d’enthousiasme et surtout au départ pas du tout travaillés par un quelconque second degré. On travaille et on joue, le travail est un jeu, on croit en connaître les règles, naïvement parce qu’on n’a aucune culture ni aucune "bouteille", alors que les règles réelles imposées par le metteur en scène, sont tenues bien soigneusement au secret. C’est pourquoi ils sont très physiques : on saute, on se roule, on court, c’est vif, c’est joyeux parce que ces comédiens-là sautent mais ne pensent pas. Le seul qui pense, c’est Don Alfonso, avec son âme damnée Despina. Les comédiens sont les jambes et Alfonso la tête.
Une fois encore Kosky respecte parfaitement les relations entre les personnages et leur légèreté ou leur rouerie, leur côté « premier degré » ou leur duplicité.
Certes, l’idée de plonger Così fan tutte dans l’abîme du théâtre n’est pas neuve : on se souvient qu’il n’y pas si longtemps, Chéreau dans une mise en scène mal comprise situait l’action à Aix dans les coulisses d’un théâtre.

Mais je pense aussi à la plus lointaine et magnifique mise en scène de Luca Ronconi à la Fenice en 1983, toute construite sur la théâtralité, avec un plateau assez nu, incluant la fosse d’orchestre, et faisant de la salle le théâtre lui-même, avec un jeu subtil sur le rideau. Toute en simplicité, la mise en scène se refusait à toute « interprétation ». Et Luca Ronconi déclarait lui-même : « il n’y a rien à interpréter, chaque chose possède force autonome, capacité narrative et vérité dramaturgique immédiates, impératives, qui comprend expériences et dimensions multiples. Interpréter signifierait privilégier une option aux dépens de l’autre. Mozart se refuse à l’interprétation »[1].
C’est un discours que Alfonso-Maltman pourrait avoir tenu. Laisser les forces agir par la seule force du théâtre et de la musique. En réalité, Così fan tutte est des trois opéras de Da Ponte, le plus discursif, celui où le « théâtral », où le « parlé » compte le plus. Après tout le personnage principal, Don Alfonso, n’a qu’un seul air véritable à chanter (et encore fort réduit) et reste sans cesse dans le parlar cantando. Ainsi, faire de Maltman un metteur en scène, c’est comme ce que faisait Ronconi dans son travail, faire de Don Alfonso-Despina les marionnettistes, maniant les marionnettes consentantes et conscientes que sont les deux couples. Ce n’est pas non plus si éloigné du concept entomologique de Hans Neuenfels à Salzbourg où Alfonso regardait agir les couples comme des insectes dans un bocal. Nous y reviendrons.
En faisant des deux couples au départ des jeunes engagés, heureux de vivre et de jouer, mais un peu écervelés (sans aucun sens péjoratif), tout plongés dans l’hic et nunc, il souligne leur superficialité, leur joie de vivre l’immédiat sans trop se poser de questions, et présuppose aussi la superficialité des sentiments, et ça, c’est Mozart, ce n’est pas une « interprétation » de Kosky.
Il y a longtemps que l’on a abandonné pour Così fan tutte l’idée de suivre à la lettre les indications du livret (au grand dam des puristes, des nostalgiques et des irréalistes) : le café dans une Naples ensoleillée, le déguisement, le bateau et tout et tout. Il y a longtemps (déjà chez les Hermann en 2004 au Festival de Pâques de Salzbourg avec Rattle en fosse) qu’on s’est dit que ces jeunes filles n’étaient pas si naïves et savaient parfaitement dès le départ ce qu’il en était de la « farce » … Et de toute manière, la question de la vraisemblance dramaturgique dans le Così traditionnel ne résiste pas à une mise en scène attentive.
L’intérêt du travail de Kosky, c’est qu’il fait du jeu théâtral un jeu révélateur de soi, comme si au début de ce premier acte, la photographie de la situation était un négatif qui allait peu à peu se colorer, par le seul effet du théâtre. Dans cette perspective, nul besoin de déguisement, d’autant que la plupart des mises en scènes récentes s’en passent, et surtout que personne n’y croit. Le seul à avoir vraiment joué récemment le jeu du déguisement, très précis et trompeur, c’est Christophe Honoré à Aix, mais le spectacle avait un tout autre problème de contextualisation qui l’alourdissait.
Ce qui fait l’intérêt de ce travail et de ce premier acte, c’est que tout est jeu et que tout est conscience, que tout est légèreté, même les moments apparemment les plus « lourds », comme l’intervention de Despina (dans la scène du Mesmerisme) en réparateur ADAC (secours routier) qui met des électrodes sur les virilités de ces messieurs pour les réveiller…

Évidemment, la blague est à double direction, vers les spectateurs qui peut-être trouvent ça lourdingue (pitié, nous sommes chez Mozaaart) et les acteurs, qui jouent et s’en amusent comme des fous. Car dans cette mise en scène, on joue à jouer et Despina est la femme à tout faire, accessoiriste, assistante, femme de ménage, elle est la « Shiva » d’Alfonso et s’en donne à cœur joie dans ce rôle de bras armé, que tout reconnaissent, dont tous s’amusent, et où elle contribue avec gourmandise à mettre le ver dans le fruit sans que les autres s’en aperçoivent, une « fauteuse de m… », une sorte de future Lydia Steier…
Ce premier acte, c’est la conscience dans l’inconscience, car tous les quatre savent les règles imposées par le metteur en scène, qui se comporte aussi en observateur-manipulateur des âmes, ce qu’en revanche les quatre jeunes ne connaissent point. Alfonso-metteur en scène est un intellectuel qui sait la force du théâtre et qui ici expérimente une théorie dont il connaît la force, les effets et l’issue.
Et le deuxième acte sera pour les jeunes la fin de l’inconscience, jusqu’à la prise de conscience… un parcours en quelque sorte symétrique : nous sommes – et c’est la force de Kosky- dans une géométrie dramaturgique pas si éloignée de ce que Da Ponte et Mozart ont construit, remise dans un contexte contemporain, à l’ombre des théories sur l’acteur qui ont complètement transformé la scène au XXème siècle.
Ce qui me fascine ici, c’est qu’en quelque sorte Da Ponte résiste à l’Actor’s Studio, ce qui en dit long sur la force et la modernité du livret.
On oublie toujours la formation très ouverte de Kosky et ses origines australiennes, baignant dans un monde anglo-saxon qui s’il n’a pas toujours donné de grands metteurs en scène, a en revanche toujours travaillé avec précision la question de l’acteur.
Ainsi, je vois cette mise en scène en abîme démultiplié : il s’agit comme le dit le décor, de théâtre, avec des mouvements, des gestes, des arrêts, des rythmes qui complètent et donc « retardent » l’action (l’ensemble de la soirée dure plus de 3h30) : le théâtre dans tous ses états est central, et va au-delà de l’intrigue et des aventures des couples.
Il s’agit aussi de montrer la manière dont le metteur en scène est aussi un manipulateur, comment il gère les acteurs, les fait (ou les laisse) bouger, comment il leur savonne la planche et les regarde glisser, comment aussi on finira par le refuser. Comment ne pas voir Kosky le metteur en scène juger la mise en scène et non pas s’autojuger, mais auto-distancier le travail théâtral, comment n’y pas voir une leçon aussi de travail : laissez-vous prendre, mais gardez un petit coin de réserve et de distance, Stanislavski, oui, Actor’s Studio pourquoi pas, mais dans un petit coin, laissez Brecht respirer…

Ainsi je ne vois pas cette mise en scène comme celle d’un simple Cosi fan tutte, mais un essai « théâtral » sur le théâtre, qui prend Così comme objet, comme merveilleux et si juste cobaye. Sans jamais qu’Alfonso soit un double de Kosky, mais lui laissant son rôle très théâtral de caricature, une caricature en laquelle tous en scène croient. On navigue entre la dérision, le regard critique et le promeneur amoureux du théâtre : fascinant. Du coup les simagrées, le maquillage outrancier des jeunes filles, le jeu des uns et des autres ne peuvent jamais être vus comme émanation directe de Mozart, comme un Cosi mis en scène, mais toujours au second degré d’une mise en scène qui démontre ce qu’est un comédien, un metteur en scène et surtout le théâtre : le vertige de Da Ponte puissance deux ou trois, le théâtre dans le théâtre, peut-être, mais plus sûrement « simple » regard éperdu sur les possibilités infinies du théâtre et ses effets sur nous, le jeu du miroir à l’infini.
C’est aussi lisible dans la typologie des personnages… pour cette distribution au moins, deux jeunes gens, alertes, vifs, un gaillard tout en force, sûr de lui et dominateur (Guglielmo, Peter Kellner), un brun, au moins dans ces premières représentations, plus frêle, (Ferrando, Filipe Manu) deux jeunes femmes, une plutôt féminine (Fiordiligi, Federica Lombardi) et une au genre moins marqué, genre « garçon manqué » comme je l’ai dit plus haut, avec un physique d’ado pas encore fini de dix-huit ans, Dorabella (Emily d’Angelo). Des styles très différents, qui correspondent aussi aux voix différentes, soprano et mezzo, ténor et baryton (ici baryton ‑basse), le soprano (Fiordiligi) avec le baryton (Guglielmo), le ténor (Ferrando) avec le mezzo (Dorabella), et la trame va faire que l’on va à la fin retrouver les nouveaux couples, avec un couple aux voix plus graves (Guglielmo/Dorabella) et un couple aux voix plus aiguës (Ténor/soprano, Ferrando/Fiordiligi), comme si au départ les couples n’étaient pas vocalement assortis et qu’une harmonie devait être retrouvée.
Typologie de personnages, typologies vocales, typologies physiques, on passe d’un « ordre initial » à un ordre différent, les mélanges vont trouver aussi leur ordre et leur nouvelle harmonie. Mélanges aussi dans les incessants changements de costumes (Gianluca Falaschi est un grand costumier de théâtre d’ailleurs), qui changent les apparences, qui jouent à en perdre haleine sur les habits qui font ou défont les moines… en jouant aussi sur les modes du moment comme le tee-shirt "Sonic Youth" de Guglielmo ou les habits très "Rock" à la Kraftwerk de la scène du (faux) mariage final…Mais l'allusion à Sonic Youth sur le tee-shirt de Guglielmo est claire : c'est un groupe au carrefour des aspirations punk et du grand public, mais en même temps la preuve de durée d'un couple rock sur du temps long, Kim Gordon et Thurston Moore. Leur séparation il y a quelques années avait fait événement.. Même sur le tee-shirt, l'idée du couple qui dure…abyssal…

Le deuxième acte va faire apparaître par le seul jeu du décor, un nouvel espace où la question du théâtre va toucher au plus profond et au plus sensible. C’est bien en effet l’entreprise de Kosky que de poser la question du livret, qui est la fragilité des sentiments, la versatilité humaine, et en même temps une sorte de tendresse et de tolérance envers la jeunesse, un élément rarement souligné dans les mises en scène (ou complètement inversé, les jeunes devenant murs ou vieux, comme dans la géniale mise en scène de Tcherniakov à Aix), comme temps des tâtonnements sentimentaux, à rebours de ce que sera le romantisme (« À toi pour la vie… À la vie à la mort »). Il est vraiment frappant, ce réalisme de Mozart et Da Ponte, sans illusions sur les passions humaines, qui justement sont des passions, c’est-à-dire des embrasements qui finissent par s’éteindre. Et Kosky pose la question réaliste du livret à travers une autre vérité, celle du théâtre, celle de la recherche de soi (et de sa découverte) par le théâtre et par déduction par le rôle du théâtre dans notre vie.
C’est ainsi qu’il faut entendre l’évolution constatée à l’acte II. Barrie Kosky garde aux personnages leur profil, leurs doutes et surtout en ce deuxième acte la prise de conscience de leur fragilité affective, mais il garde au metteur en scène Don Alfonso la maîtrise de l’évolution des situations, tout en étendant la vue de ce théâtre à ses coulisses, à l’arrière scène, presque exclusivement des escaliers, et ses espaces qui sont non l’espace de jeu, mais l’espace de vie. Il introduit ainsi l’idée, en la visualisant, qu’il n’y a pas de jeu théâtral sans invasion sur le théâtre de la vie, qu’il n’y a pas de théâtre sans l’exposition de la nature profonde des êtres, c’est évidemment purement « actor’s studio », et que ce que les jeunes comédiens du premier acte représentaient en scène, avec la table du metteur en scène au premier plan, et en arrière-plan les autres spectateurs, ils le vivent désormais en coulisse, derrière la scène, avec un metteur en scène qui se déplace et les poursuit, comme un marionnettiste invétéré qui veut aller jusqu’au bout.

Parce que si le théâtre, c’est la vie, la vie, c’est aussi du théâtre… une sorte de tentative perpétuelle de réponse à la question « qui suis-je ? ».
Les spectateurs deviennent ainsi voyeurs d’une vision théâtrale qui est application d’une théorie que Barrie Kosky veut voir aller jusqu’au bout, où chacun va aller jusqu’au bout de ses désirs ou ses fantasmes, ou chacun va vérifier aussi sa nature, ses interrogations, son identité dans un parcours « accidenté » (les escaliers). On avait bien compris (Dorabella et son ambiguïté de genre…) que pouvaient se poser des questions d’identité, et tout l’opéra est une longue tentative de réponse à un « qui-suis-je ? » général.

Alors, Kosky fait endosser aux deux jeunes gens les habits des deux jeunes femmes, leurs robes à panier en en faisant une sorte d’ensemble « homogène » où décider qui est qui devient une autre question.
On est là encore au seuil de la mise en scène de Hans Neuenfels à Salzbourg en 2000, où les deux couples sont vêtus de la même manière, dégenrés comme on dirait aujourd’hui, indistincts.

Ainsi Ferrando est-il vêtu comme Dorabella, son amoureuse « originelle » et Guglielmo comme Fiordiligi : les couples originels ainsi vêtus de la même manière, comme pour visualiser la situation initiale. Ici, la transformation des sentiments amène à un « mélange de couleur » … qui est aussi une manière de dire que « couple » ne signifie pas homogénéité. Le jeu des vêtements mime les variations de couleur du sentiment…
En ce deuxième acte, plus l’intrigue avance, plus elle se tend, et plus elle se tend, plus elle court le risque de se rompre. En effet, le jeu du décor scène-coulisse mélange vie et jeu, et il est impossible de distinguer la vraie vie de celle qui est jouée : il y a comme un carambolage des sentiments et des êtres. Une fois encore qui suis-je ? et où suis-je ? Questions dont l’âpreté augmente et qui arrive à l’insupportable. Si bien qu’à la fin la scène du mariage, le jeu devenu ordre en quelque sorte ressemble à des funérailles… en hbaits très "rock"(cravattes et lunettes noires…), comme si on était au bord d'un autre changement de genre, de l'opéra au rock…-l’enterrement du couple…et l'enterrement de l'opéra

C’est le choix de Kosky, qui explose la fin, qui est loin d’être une harmonie des couples originels retrouvés, une fin « bien-pensante » que déjà Ponnelle en 1974 à Paris (avec Krips en fosse…) mettait en doute quand au moment où les couples d’origine se reconstituaient, les regards Fiordiligi-Ferrando se croisaient avec regret en reprenant leur place « conforme » avec leur fiancé de départ.
À la fin, tout explose, les couples, l’expérience, le théâtre et les jeunes partent chacun de leur côté, plus de couples, plus d’amour, et chacun part vers sa vie. Ça n’est pas si grave, vu l’âge des jeunes cobayes, ils s’en remettront, et tout ce qui précède nous a montré leurs déséquilibres et leur versatilité…
Est-ce leur prise de liberté, celle de quatre comédiens libérés du conformisme (le couple), libérés des leçons de théâtre (ils ont jeté le texte à la face du metteur en scène) désormais rompus à la vérité du théâtre comme vérité de la vie ?… Et peut-être désormais bons pour du « Stand-up »… ou du rock ?
C’est Don Alfonso qui reste seul…
Était-ce le souhait du metteur en scène de faire exploser sa propre construction ?
Et si cette fin était une sorte de suicide artistique habilement construit d’un metteur en scène arrivé à l’extrême de ses possibles et à l’épuisement de sa force créative ?
Et si cette fin qui laisse le metteur en scène seul était un dernier clin d’œil de Kosky de type « le metteur en scène, cet incompris… » ?…
On le voit, cette approche reste très ouverte parce que si le parcours est une découverte de soi, rien n’est fixe, rien n’est sûr, tout n’est que masques et sables mouvants, les mots ne disent pas le vrai, et s’ils le disent, c’est la découverte d’un abîme nouveau.
C’est surtout la découverte, soulignée par Kosky, que toutes ces incertitudes sur les êtres sont portées par le théâtre, un théâtre qu’il a voulu baroque, avec tout ce que porte le baroque sur l’être et l’apparence et les illusions, mais un baroque vu comme un peu décati, vieilli, comme en fin de vie (nous sommes en 1790…) ou comme un souvenir d’une splendeur qui fut, mais à la forme encore vivace, capable de réveiller "un reste de chaleur tout prêt à s’exhaler".

Un théâtre qu’il a voulu aussi « décor », au sens où les coulisses, ne sont qu’un décor de coulisses, mais pas si net, presque réduit à une sorte d’autre labyrinthe avec ses escaliers, où se jouent bien des scènes, et qui sont elles aussi des sortes de vertiges d’illusion qu’on ne cesse de monter et descendre, comme si on se perdait, on se poursuivait on se bloquait au détour d’une volée de marches : on pense avec les habiles jeux d'ombres aussi signés Franck Evin, à Giovanni Battista Piranesi (Piranèse) à l’imaginaire architectural étourdissant, mort un peu plus de deux décennies avant la création de l’œuvre. Tout est illusion, tout est théâtre et pourtant c’est la vie, c’est notre vie à tous… tutti… Ce Così fan tutte est un Così fan tutti un tutti générique et non masculin : par les temps qui courent, mieux vaut préciser.
Interprétation musicale
Un tel choix très rigoureux, absolu même, de mise en scène, impose évidemment des choix interprétatifs, des choix de jeu et des choix musicaux définis. Le décor de théâtre sur scène impose le théâtre dans le jeu. La parole doit circuler, véloce, se faire entendre, le livret doit non pas dominer, mais être sans cesse mis en couleur par la musique, et si l’orchestre n’est pas en cohérence, les choses risquent de se fissurer.
C’est un peu ce qui est non le maillon faible, mais le maillon décalé de la soirée, où Philippe Jordan à la tête d’un orchestre de la Wiener Staatsoper (que certains s’obstinent à appeler les Philharmoniker, qu’ils ne sont pas, même si l’orchestre de la Staatsoper en est le fonds) rompu à ce répertoire. Jordan affiche son Mozart précis, rigoureux, avec un continuo au pianoforte qu’il accompagne lui-même et donc imposant aussi un rythme qui n’est pas toujours cependant le rythme de scène et surtout sans faire écho à l’ironie scénique : là où le continuo pourrait avoir une couleur, il reste assez neutre… Avec de petits décalages, quelques décrochements comme s’il y avait eu entre chef et metteur en scène quelque chemins qui ne se rencontraient pas, en tout cas pas de vraie Gesamtkunswerk. On retrouve les qualités de Philippe Jordan, précision, contrôle, mais sans véritable adaptation à la couleur voulue par le spectacle, par un orchestre qui sonne quelquefois un peu fort, là où à cause de la prééminence du « discours » dont il était question auparavant, on aurait voulu quelque chose d’un peu plus allégé et raffiné, plus nerveux et épuré qu’asséné.
On aurait presque préféré un orchestre sur instruments d’époque qui aurait sans doute donné à la fois raffinement et nervosité, avec un équilibre sonore peut-être plus adapté.
Mais on le dit souvent, les temps actuels ne sont pas à Mozart. On peine à trouver une couleur spécifique aux interprétations mozartiennes, sans doute n’a‑t‑on pas encore digéré l’arrivée du baroque sur le marché, qui a un peu dilué, voire mis de côté les interprétations mozartiennes ; les cœurs balancent, et à quelques exceptions près, la question se pose aussi sur les voix. Comme je le répète souvent, où trouve-ton une vraie contessa ou une Donna Anna… ?
Si le chœur (dirigé par Martin Schebesta) a peu à faire dans Così fan tutte (Bella vita militar…), les six solistes sont chacun un vrai rôle, il n’y a pas de « petits » rôles dans l’œuvre, même s’il n’y a pas de grands airs pour tous.
La distribution
Filipe Manu faisait ses débuts à Vienne en Ferrando et n’a pas assumé vocalement les deux premières représentations (Bogdan Volkov et Ben Bliss en fosse et lui en scène) mais les trois dernières. Ce jeune chanteur originaire des îles Tonga et formé en Nouvelle Zélande est l’une des voix émergentes dont on fait grand cas actuellement. La voix a du corps, avec une certaine délicatesse, et une diction vraiment ciselée, bien projetée (un’aura amorosa vraiment réussi), expressive, sans cependant avoir le son éthéré d’autres Ferrando, avec un jeu très développé, très actif et engagé.
Autres débuts viennois, la canadienne Emily d’Angelo en Dorabella, qu’on commence à voir dans toutes les grandes scènes européennes et d’outre-Atlantique. Voix nette, assez puissante, bien projetée, avec un impeccable phrasé et un art de la couleur si important dans Dorabella, tant dans Smanie implacabili avec les exagérations inhérentes à l’air que dans È amore un ladroncello . Légèreté, décision intelligence du jeu, elle est vraiment totalement le personnage voulu ici dont la voix s’allie avec celle de Federica Lombardi (leur duo d’entrée Ah, guarda, sorella, qui est un vrai délice).

Face à elle la Fiordiligi de Federica Lombardi est elle aussi très impliquée dans le jeu, avec cette touche de retenue et de poésie qui tient au personnage. Son Come scoglio a une belle ligne, avec notamment des graves presque plus assis que l’aigu un peu métallique, et des agilités qui restent un peu hésitantes (le tempo imposé par l’orchestre est un tantinet rapide) mais j’ai apprécié surtout dans la voix une couleur un peu sombre qui donne un certain poids au personnage qu’on retrouve dans le Per pietà du deuxième acte, qui est un moment où elle donne sa pleine mesure et correspond peut-être mieux à sa personnalité.

Le Guglielmo de Peter Kellner qui fait partie de la troupe de la Staatsoper est une belle surprise, on l’a entendu dans des rôles plus secondaires et ici il est d’abord scéniquement un personnage vif, totalement engagé, avec cette légèreté et cette attitude de mâle dominant fier de lui très drôle. Vocalement, il a la ductilité et l’affirmation voulue, avec une voix homogène et assise, et une belle projection, mais il est plus affirmé quand il faut afficher dynamisme et mouvements, en bref, quand il ne tient pas en place.

La Despina de Kate Lindsey est irrésistible en scène, virevoltante, avec une touche de vulgarité quelquefois, de distance ironique, et elle s’affirme aussi vocalement une Despina surprenante et particulièrement affirmée, c’est un de ses rôles les plus convaincants par sa présence et sa personnalité. Son air Una donna a quindici anni est bien mené avec l’ironie et la légèreté voulues, très expressif, voire drôle qui a prise sur le public, sans toujours cependant avoir l’homogénéité vocale et stylistique voulue (il est vrai qu’elle le chante dans des positions un peu acrobatiques sur les marches) mais c’est dans les récitatifs qu’elle montre le soin apporté à la couleur de chaque mot et qu’elle fait percevoir le poids de sa présence. Une vraie performance comme personnage.

Enfin, le roi de la fête et le grand manipulateur, Christopher Maltman en Don Alfonso donne au personnage un poids totalement nouveau. On connaît à la fois son intelligence des textes et son sens dramatique, ainsi que ses qualités d’acteur. Mais il est ici un Don Alfonso totalement inhabituel, sans vrai cynisme, avec un certain engagement « professionnel ». Il a moins de distance vers ses personnages, il les suit et les observe avec un souci presque existentiel : il y fait sentir un enjeu qui va bien plus loin que la bouteille de vin ou la bourse dont on a l’habitude. Et c’est cette sensibilité qui frappe et qui donne au personnage un poids singulier, une couleur un poil inquiétante et en même temps un homme un peu en bout de course. La voix sait jouer de la couleur, du volume, et son parlar cantando est une merveille de subtilité. Une immense performance profondément liée au travail effectué avec le metteur en scène : il y a là une complicité avec la mise en scène lisible et roborative.
Au terme de ce voyage en Mozart, dans un Mozart inhabituel et pourtant tellement juste, on reste frappé par le travail effectué avec les chanteurs, un travail où le théâtre semble imposer la couleur du discours et du chant : chaque personnage est sculpté, avec des réactions quelquefois surprenantes, dans un ensemble faussement léger qui conduit à l’explosion finale. Une vision très subtile et profonde, qui effleure le désespoir quelquefois, et quelquefois donne l’illusion d’une légèreté folle… un vrai spectacle baroque où on aurait aimé une direction musicale plus engagée aux côtés de cette vision. Grand souvenir cependant.
[1] Interview réunie par Angelo Foletto dans le programme de salle