C’était évidemment le concert qu’il ne fallait pas rater en cette fin d’année pléthorique. Les retrouvailles de Mikko Franck et de la soprano Nina Stemme après leur superbe Tristan und Isolde de Pleyel en 2012, Strauss et son Elektra, ce ne pouvait être qu’exceptionnel. Pourtant ce ne le fut pas, car une grande Isolde n’est pas forcément une Elektra d’exception. Ce qui fut vrai pour Nilsson, Jones, Behrens et Polaski qui marquèrent à leur manière les deux héroïnes, avec des matériaux vocaux, des approches et des tempéraments très différents, ne s’applique pas à Nina Stemme, une Isolde de référence mais pas une Elektra de légende. Sa voix aux registres soudés qui fait parfois l’effet d’un bloc infrangible comme autrefois celle de Flagstad, plus marmoréenne certes, mais avec une densité similaire, a eu beau s’aventurer sur les terres verdiennes, (Forza, Aida, Ballo…), se plier à Janacek (Jenufa), s’essayer à Puccini (Butterfly, Tosca et Fanciulla) et à Strauss (Rosenkavalier, Salomé, Ariadne), c’est chez Wagner que son soprano dramatique s’est forgé une identité et a pu s’épanouir aussi librement qu’harmonieusement. Senta et Elisabeth ont précédé Isolde, pièce maitresse de son répertoire, rôle idéalement écrit pour cet instrument large et enveloppant, d’une puissance jamais rassasiée et d’une longueur infinie, suivi depuis peu par Brünnhilde et Kundry. Chantée partout sans aucun dommage apparent et sans doute pour longtemps encore, comme le fit en son temps sa compatriote et modèle Birgit Nilsson, Isolde, c’était inévitable a conduit la cantatrice suédoise à voir plus loin et à aborder, comme d’autres avant elle, Turandot et Elektra. Ces partitions crucifiantes, aux tessitures extrêmes, aux lignes tendues et aux aigus himalayens n’ont cependant rien à voir avec Isolde, dont l’écriture prend le temps de se développer jusqu’aux paroxysmes du second acte.
Après Vienne, New York et Berlin, Stemme a choisi la Philharmonie pour donner une unique représentation du chef‑d’œuvre de Strauss. Pendant plus de deux heures la cantatrice n’a pas flanché – même si son visage trahissait une certaine anxiété – si ce n’est sur l’ut situé après le corps à corps entre Elektra et sa mère, raté, montant à l’assaut d’une œuvre coriace qui demande une puissance rare pour passer les déferlements orchestraux, une fameuse résistance car le rôle est long, ainsi qu’une lumineuse transparence, une soudaine légèreté et une finesse inattendue lors du duo avec Orest. Plus à l’aise dans l’affrontement que dans la tendresse, le déploiement des décibels que la douceur, le chant de Nina Stemme s’est surtout montré bien avare en termes de couleurs et d’expressivité, l’auditeur attendant en vain de percevoir sous ce roc, la fragilité, les failles, l’humanité, voire la féminité de ce personnage totalement désespéré et isolé dans son désir paranoïaque de voir venger la mort de son père. Inge Borkh, qui ne fut jamais Isolde mais qui incarna comme personne la fille d’Agamemnon, Nilsson, Jones, Behrens et Polaski ne se contentaient pas d’intentions, elles dépassaient les notes et bravaient l’impossible pour révéler la profondeur d’Elektra, se révéler en même temps et nous émouvoir. Pour Stemme, Isolde sera le rôle de sa vie, Elektra ne le sera pas.
Le nouveau forfait d’Emily Magee après celui d’Isolde en 2016 au TCE, a permis de découvrir Gun-Brit Barkmin pour ceux qui ne l’auraient pas entendue dans Marie de Wozzeck signé Marthaler à la Bastille la saison dernière, Chrysothémis aux moyens imposants et à l’interprétation fouillée dont les allures louisebrooksiennes ajoutaient à la caractérisation de son personnage instable et perturbé. Toujours aussi belle et élégante, Waltraud Meier, très en voix, compose une Klytemnästra « grande dame », beaucoup trop subtile et raffinée qui, à trop vouloir gommer l’horreur qu’elle inspire en chantant ses souffrances comme un lied, perd une grande partie de son impact.
Admirable récitaliste, Matthias Goerne passe totalement à côté d’Orest dont le bref mais intense retour auprès de sa sœur ne lui inspire rien ; limité dans l’expression, sa grosse voix compacte et uniforme trahit le désintérêt du baryton pour ce personnage pourtant essentiel, malgré son éphémère intervention. Aegisth correct de Norbert Ernst et servantes concernées complétaient cette distribution. Débordante d’ardeur, la direction de Mikko Franck privilégie les passages enflammés où l’Orchestre Philharmonique de Radio-France reproduit toute la violence imaginée par le compositeur, sans pour autant maintenir la tension tout au long de l’ouvrage. Alternant, sans doute involontairement, climax et baisse de régime, le chef fatigué ou à court d’idée, déséquilibre le discours qui perd en unité et ne parvient que par intermittence à nous bouleverser, ce qui est plutôt rare dans cette œuvre coup de poing qui doit laisser l’auditoire KO.
Tout à fait d'accord avec vos remarques mais l'impression d'avoir quand mème entendu une belle interprétation (Nina Stemme aurait peut-être plus habité son personnage avec ses failles en version scénique) et d'avoir passé une bonne soirée. Le verre à moitié plein… sans doute.