Claude Debussy (1862–1918)
Pelléas et Mélisande
 Drame lyrique en cinq actes sur un livret de Maurice Maeterlinck.

Mise en scène : Barrie Kosky
Assistante à la mise en scène : Julia Huebner
Décors et lumières : Klaus Grünberg
Costumes : Dinah Ehm

Avec :

Jacques Imbrailo : Pelléas
Anne-Catherine Gillet :  Mélisande
Jean-François Lapointe : Golaud
Marie-Ange Todorovitch : Geneviève
Vincent Le Texier : Arkel
Cajetan Deßloch : Yniold
Dionysos Idis : un Médecin, un Berger

Chœur de l’Opéra national du Rhin
Chef de chœur : Alessandro Zuppardo
Orchestre philharmonique de Strasbourg

Direction musicale : Franck Ollu

Production de la Komische Oper de Berlin

le 19 octobre 2018 l'Opéra du Rhin

Initialement l'Opéra du Rhin aurait dû accueillir cet automne le Pelléas mis en scène et en danse par Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet. Monté la saison dernière au Grand Théâtre du Luxembourg et à l'Opéra des Flandres, cet honnête spectacle n'a pu finalement être monté à Strasbourg pour des raisons techniques. Eva Kleinitz, la directrice des lieux,  a eu l'excellente idée de capturer au vol une coproduction entre la Komische Oper de Berlin et le Nationaltheater de Mannheim (en mai prochain). Voilà donc l'Allemonde terrifiante et ténébreuse de Barrie Kosky, un origami et un concentré de forces dramatiques dont les dimensions de théâtre de poche renforcent l'effet sur le spectateur.

Anne-Catherine Gillet (Mélisande) et Jean-François Lapointe (Golaud)

"Je veux une bouillabaisse épicée au-dessus de laquelle les chanteurs font des claquettes". Cette note d'intention résume en quelques mots le travail de Barrie Kosky : jamais là où on l'attend, ce qui est l'une de ses grandes forces, combinée à un art de l'originalité et de la réflexion sans égal. Son Pelléas déroutera plus d'un spectateur – en particulier ceux qui seront venus trouver dans des décors et oripeaux vaguement illustratifs une planche de salut pour éviter de se noyer dans cet océan de fausses pistes et de mystères. Klaus Grünberg a fait le choix insolite de placer le royaume d'Allemonde à l'intérieur d'un décor neutre, à première vue a‑signifiant. L'obscurité sert de dominante majeure, surmontée par l'esquisse d'un rideau classique qui s'entrouvre sur une série de cadres gigognes qui réduisent la scène à un espace central très à l'étroit. Les panneaux sont recouverts d'une série régulière de points blancs tels que ceux qu'on utilise sur des mires qui permettent de faire le point avec un objectif photo ou une caméra. Découpée en trois plans progressant vers un point de fuite, cette perspective se referme sur un quatrième panneau en fond de scène. Doté d'une étroite margelle, ce panneau mobile coulisse latéralement, faisant tantôt disparaître et tantôt apparaître un ou plusieurs personnages. Seules des variations subtiles d'éclairages permettent d'alterner entre effets de profondeur ou à‑plats selon. Cette géométrie simplicissime contraint le regard à focaliser sur des situations scéniques afin d'en tirer toute la signification. Un système de planchers mobiles fait se déplacer les acteurs en les rassemblant ou en les éloignant… imposant un mouvement rotatif continu dont la répétition éprouve et met mal à l'aise.

Cette solution radicale consistant à évacuer du champ de vision tous les objets signifiants crée un espace abstrait, une toile de fond sur laquelle le livret de Maeterlinck-Debussy se détache avec un contraste extraordinaire. Ce refus d'illustrer permet de fuir l'écueil traditionnel qui fait des décors une forme de surcharge sémantique qui finit par amoindrir l'impact de l'œuvre. Au-delà de l'abstraction, c'est au contraire vers une vision extrêmement concrète du drame que veut nous conduire Barrie Kosky. Constatant que l'amateur de Pelléas se satisfait trop souvent d'un brouillard symboliste à la petite semaine, il oriente la réflexion (pour ceux qui se hasarderont à le suivre) vers une série d'images dont la force réside précisément dans l'économie de moyens, qui en souligne la violence. Dans la note d'intention, il précise : "L'œuvre porte en soi autant de violence cachée que de violence déclarée, de menace de violence que d'actes de violence. Ce sont des scènes vitreuses qui volent en éclats en laissant apparaître les fissures."

Au centre du dispositif dramatique de Pelléas se trouvent les secrets d'une famille dont la complexité des relations ne laisse d'interroger : que ce soit le père de Pelléas (dont on sait qu'il est quelque part "au-dessus", malade et loin des regards), le père de Golaud (dont il n'est curieusement jamais question) ou bien sa première épouse (mère décédée du petit Yniold)… Une des clés de lecture se dissimule éventuellement dans la forme-même du décor gigogne que nous décrivions ci-dessus. La symétrie du dispositif avec panneau rotatif fait penser à cette "ruota degli esposti" ou "tour d'abandon" dans lesquels les mères déposaient des enfants qu'elles ne pouvaient pas élever – les confiant de fait à l'assistance publique ou des congrégations religieuses. On peut voir dans la Casa Santa dell'Annunziata à Naples (voir vidéo) un modèle très proche du dispositif qui sert de base au décor de Klaus Grünberg.

Ce détail permet de percevoir les liens entre désir et refus de grossesse, plaisir sexuel et pulsion, relation parents-enfants… autant de jalons qui parcourent le travail de Barrie Kosky comme par exemple cette scène introductive dans laquelle Golaud apparaît, glissant latéralement et ce surgissement des mains de Mélisande, placée dans son dos. Geste d'effroi et geste maternel, ces mains tendues dans le vide tour à tour refusent et bercent l'enfant à venir. Quand la boucle se referme au bout de trois heures, Golaud revient à la même place, tendant les bras : "c'est au tour de la pauvre petite". Des ronds dans l'eau, des cercles et des boucles aussi dans la scène de la fontaine des aveugles : Pelléas et Mélisande sont deux grands enfants qui s'amusent à rouler sur le sol. Il ne faut pas jouer avec cette bague mystérieuse mais contrairement à tout attente, celle-ci ne tombe pas dans l'eau, Mélisande la met dans sa bouche et l'avale, ce qui provoque l'hilarité générale : "où est-elle ?" dit-il en lui touchant le ventre. Elle le gifle soudainement : "elle est si loin de nous". L'affaire redevient sérieuse, avec la bague, la petite fille passe à l'âge adulte et "sera bientôt mère". Ce sera chose faite à l'ouverture de l'acte IV : cette Mélisande parturiente jette des regards effrayés sur son ventre. Cette grossesse involontaire (et visiblement non désirée) trouve une explication rétrospective et terrifiante dans la scène où Golaud place Yniold sur ses épaules et le contraint à décrire ce que font Pelléas et "petite mère". La menace et la prédation sexuelle ressurgissent dans l'entrevue – si souvent traitée de manière anecdotique – entre Arkel et Mélisande (IV,2). Le vieillard tente de la violer brutalement, écho anticipé de son humiliation à venir lorsque Golaud la trainera au sol en la tenant par les cheveux. La violence culmine dans la scène du meurtre – une violence précédée par l'enlacement brutal d'un couple impatient de jouir l'un de l'autre. L'arrivée de Golaud renforce l'excitation ("il vient ! ta bouche ! ta bouche !"), les lèvres se confondent avec celles du sexe de Mélisande tandis que la ceinture passe en un instant du statut d'objet érotique à celui d'instrument de mort.

La violence de l'éclairage projeté par dessous s'accompagne de gestes des mains furtifs mais suffisamment répétés pour qu'ils prennent tout leur sens. On se cache les yeux, refus ou exacerbation du désir de voir. Souvent Golaud prend des airs de Jack Nicholson dans Shining que ce soit avec le petit Yniold ou bien dans les souterrains, lorsqu'il lutte – au sens propre – avec Pelléas dans un corps-à-corps qui rappelle à la fois Francis Bacon et Edgar Allan Poe. La lumière est ce personnage muet qui donne à la scène de la Grotte une dimension de film muet avec Mélisande la tête dissimulée sous une capuche genre film historique avec Greta Garbo. Pas de fontaine, pas de château ou de "mains pleines de fleurs", encore moins de "longs cheveux"…  mais des éléments fantasmagoriques comme ce bras-branche desséchée et noire qui contient une fleur claire que Pelléas effeuille. Le reste sera à lire dans des détails aussi ténus que le tissu des costumes : costume de velours coloré pour associer Pelléas et Yniold, ces deux personnages-victimes, costumes de tergal froid et sombre pour les figures familiales oppressantes, Geneviève, Arkel et Golaud. Dans le dernier acte, au cadavre de Pelléas qui disparaît en glissant latéralement, se substitue le corps de Mélisande, dont le bas-ventre ensanglanté donne à voir la réalité brutale de l'avortement provoqué dans la scène précédente. Geneviève essuie la plaie et le linge sanguinolent passe de main en main depuis les figurants jusqu'à Arkel et Golaud, comme pour mettre en valeur la faute morale qui rejaillit sur eux.  Assis tels les membres d'un tribunal kafkaïen en fond de scène, ils assistent à l'agonie de Mélisande qui se tord de douleur à‑même le sol – mater dolorosa bien éloignée des habituelles et lénifiantes visions de la mère sur son lit.

Jean-François Lapointe (Golaud), Cajetan Deßloch (Yniold)

Très différent de la troupe de la Komische Oper qui avait créé ce spectacle la saison dernière, le cast de l'Opéra du Rhin rassemble des individualités dont les qualités sans doute inégales finissent par se compléter pour former un ensemble très convaincant. Nous avions souvent entendu Jean-François Lapointe en Pelléas avant de le découvrir débutant en Golaud dans la mise en scène d'Emmanuelle Bastet à Nantes en 2014. Si le personnage est en parfaite conformité avec l'exigence de la scénographie, la projection vocale ne fait pas complètement oublier une tendance à se tenir en retrait, comme si le timbre laissait percer par moment sa vraie nature. Plus véhément dans les contrastes et le phrasé, le Pelléas de Jacques Imbrailo promène sa dégaine légèrement voûtée d'enfant maladroit. La ligne heurtée et surtout les montées à l'aigu n'ont pas l'aisance qui lui permettrait d'habiter complètement le personnage, surtout en ce soir de première. Même constat pour le rôle court et redoutable de Geneviève, confié à Marie Ange Todorovitch. La lecture de la lettre se perd en route, sans doute trop consonantique et vibrée pour séduire véritablement. Autre particularité de cette production : Vincent le Texier étrenne un personnage d'Arkel, après avoir longtemps incarné Golaud. La voix n'est certes pas exempte de scories et d'irrégularité dans la ligne mais on admire la façon dont l'acteur se coule dans le profil de quasi-psychopathe imaginé par Kosky, accompagnant notamment la lecture de la lettre par des soupirs impatients, ou saisissant Mélisande comme une proie. L'émission trop discrète de Dionysos Idis court après son médecin et son berger sans égaler l'étonnant petit Yniold de Cajetan Deßloch. Doté d'un sens remarquable du phrasé et de l'intonation, le jeune soliste du Tölzer Knabenchor alterne les représentations avec son complice Gregor Hoffmann, déjà présent à Berlin. Le choix d'un sopraniste en lieu et place de l'habituelle soprano travestie signe une fois de plus l'originalité d'une mise en scène ne reculant devant aucun détails – y compris les moins "confortables" – pour travailler la pièce de Maeterlinck en profondeur.

Anne-Catherine Gillet (Mélisande)

On attendait beaucoup d'Anne-Catherine Gillet et c'est peu de dire que nos attentes auront été satisfaites. Sa Mélisande ne ressemble en effet à aucune autre, à commencer par l'autorité et la fraîcheur d'un phrasé qui parfois confine à une gouaille adolescente, loin des évanescences vaporeuses de certaines de ses collègues. Kosky lui attribue un jeu sur mesure, dessinant une grande courbe plongeante qui va du bonheur innocent de la fontaine des aveugles au désespoir et au sordide de l'agonie terminale. Elle sait varier couleurs et expression pour épouser le moindre contour de son personnage, d'une manière qui la place en toute autorité parmi les meilleures interprètes contemporaines.

L'Orchestre Philharmonique de Strasbourg est placé sous une direction de Franck Ollu qui refuse délibérément les atermoiements et les poses extasiées. On n'a pas ici le continuo langoureux qui transforme les jardins d'Allemonde en étuve ; tout n'est qu'urgence et course en avant – souligné également par le fait que Barrie Kosky a cédé en plusieurs endroits à la tentation (contestable !) de couper certaines musiques de transitions. La première partie pâtit de ce traitement décapant qui, audiblement, place certains pupitres de bois en difficulté. La qualité des cordes est encore perfectible et manque d'homogénéité mais il est vrai que nous sommes un soir de première et que sans nul doute le spectacle ne tardera pas à prendre ses marques. Il faut toutes affaires cessantes s'y précipiter – à Strasbourg jusqu'à la fin du mois et à la Filature de Mulhouse en novembre.

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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