Tu ne tueras point, ne ne commettras point l'adultère, tu ne forniqueras point…
Tu ne pratiqueras point la magie, tu n'useras point de poisons, tu ne feras point périr ton fils par avortement et tu ne le tueras point à la naissance.
Didachè, II,2
Voilà la référence sous laquelle se déroule la première image de l'opéra.
La référence du livret de Felice Romani quant à elle est clairement Victor Hugo, et non le personnage de Lucrezia Borgia en soi, et il apparaît a priori difficile voire contradictoire de chercher à réhabiliter un personnage qui empoisonne une tripotée de jeunes gens pour se venger tout en essayant de protéger son fils Gennaro, sans doute (au moins la mise en scène le suggère-t-elle) fils incestueux de Lucrezia et du pape Alexandre VI, son père.
Certes, dans l’histoire, Lucrèce Borgia a été une victime des manœuvres de famille et sans doute pas l’horrible empoisonneuse dépravée de la légende, mais il reste que le drame de Victor Hugo exploite les recoins de cette légende-là d’une telle noirceur morale que la censure a beaucoup occupé Donizetti par la suite. Lucrezia Borgia est une victime qui se venge et avec quelle cruauté !
En revanche, la Sylvia de L’Ange de Nisida aussi bien que la Léonor de Guzmán de La Favorite correspondent beaucoup mieux à ces femmes victimes sacrifiées des pouvoirs masculins (que ce soit l’église ou le pouvoir royal).
Andrea Bernard, jeune metteur en scène de 32 ans déjà récompensé par l’European Opera Directing Prize, essaie sans doute au nom des idées qui agitent la société aujourd’hui à montrer dans la Lucrezia de Donizetti (qui est celle de Victor Hugo) la victime des hommes et la femme qui doit se défendre seule. Il essaie donc de le démontrer à toutes forces et assez maladroitement quelquefois.
Que Victor Hugo (et Felice Romani dans son sillage) essaie de montrer que derrière l’empoisonneuse professionnelle, il y a une mère prête à tout pour protéger son petit comme les grands fauves, c’est évident. Nul être humain n’est un méchant à 100%. L’humanité de la Borgia, c’est sa maternité.
Andrea Bernard note aussi au départ un fait évident et simple : Lucrezia est la seule femme de l’opéra, il n’y même pas de traditionnelle confidente ou servante. Autour d’elle un monde d’hommes nombreux, tous des personnages et non pas des comparses, c’est l’un des caractères de l’œuvre : il y a le duc et son âme damnée Rustighello, Gennaro et Maffio Orsini, liés par une forte amitié et tous leurs amis Vitellozzo, Petrucci, Liverotto, Gazella, Gubetta, son espion chez « l’ennemi ». L’ensemble des hommes est opposé à Lucrezia, le duc son époux parce qu’il se croit trompé, Orsini pour se venger, Gennaro parce que tous ses amis la haïssent. Telle est la situation dans laquelle se débat Lucrezia, la mère blessée.
Et la mise en scène le montre par cette présence obsessionnelle des berceaux, dont le premier est brisé par la bande d’amis de Gennaro. Crime de lèse maternité qui ne restera pas impuni : la dernière image est une sorte de pietà de Lucrezia tenant son Gennaro dans les bras, au cœur d’une lande parsemée de berceaux brisés, alors que le jour se lève au terme de la longue nuit qu’a été l’opéra, comme si la mort de Lucrezia avait résolu la question et rendait au jour « toute sa pureté » comme le dit Racine dans Phèdre… Que les signes soient bien soulignés soit.
Mais était-il nécessaire, à chaque fois que plane l’odeur de mort, de faire voir cette apparition (un figurant à demi nu, poussiéreux, à l’allure christique comme pour souligner qu’il va se passer quelque chose de menaçant) ici si caricaturale qu’on pourrait en faire l’économie.
De même lors de la première scène, on voit Lucrezia Borgia penchée sur le berceau du petit Gennaro, puis le laisser dormir et à ce moment approche lentement le pape en grand habit de cérémonie avec sa tiare pour enlever l’enfant. Manière de montrer que le pape Borgia (Alexandre VI), père de Lucrezia, est aussi le père de l’enfant et veut le soustraire à sa mère pour renvoyer l’enfant dans l’anonymat d’un lointain exil. L’image est claire, mais là encore un peu trop surlignée. Autour de Lucrezia Borgia rôdent et la mort et le père incestueux, tout cela est connu, car la vie n’est pas très facile dans la famille Borgia.
La scène est très dépouillée, le décor d’Alberto Beltrame est « essentiel » au sens où il reste très simple, une ambiance nocturne, motte de terre à jardin et l’esquisse d’une pièce à cour, couverte d’un plafond mobile à caissons, quelquefois isolée par un tulle, qui est le lieu originel, celui où dans l’intimité Lucrezia au départ a donné le sein à son enfant, une intimité que le pape a violée en volant le bébé. Le plafond mobile devient aussi mur extérieur du palais Borgia, le nom est gravé et c’est contre ce nom que Gennaro enlève le B pour laisser « orgia », ce qui va précipiter sa perte.
Il ne s’agit pas d’identifier des lieux, même si le prologue a lieu à Venise et les deux actes à Ferrare, il s’agit de montrer une ambiance nocturne uniforme de violence, de sexe, de haine qui baigne l’ensemble de l’opéra. Andrea Bernard et son scénographe optent (justement) pour un espace unique et hostile, avec de belles lumières glacées de Marco Alba pour éviter le pittoresque. Par ailleurs, les possibilités techniques du théâtre et l’alternance empêchent des décors trop fournis ou trop monumentaux au maniement difficile : le choix d’un décor « essentiel » est aussi un choix imposé par la technique.
Dans sa vision de l’ensemble, Andrea Bernard introduit aussi une relation plus qu’amicale entre Maffio Orsini et Gennaro, profitant du rétablissement dans le choix de l’édition de ce duo du deuxième acte qui était à la première de 1833 mais qui a disparu ensuite lors de toutes les reprises de l’œuvre et de toutes les 9 révisions successives. C’est une occasion pour Andrea Bernard d’introduire une relation amoureuse avec Orsini (la scène est jolie d’ailleurs, avec cette timidité et ces gestes esquissés) qui est intéressante dans la mesure où elle peut justifier le choix de Gennaro de suivre son ami/amour mourant lors du final. Elle est aussi conforme à une vision d’aujourd’hui où ces amitiés exaltées (qui dans la mythologie commencent à Oreste et Pylade) indiquent souvent d’autres types de relations que la « bienséance » d’alors évitait d’aborder.
Riccardo Frizza a choisi de rétablir la scène, même si la version du théâtre italien de 1840, qui est ici suivie, ne le prévoyait pas. Cette version donne plus d’importance au ténor, et lui redonne son arioso final dans les bras de sa mère (Madre se ognor lontano), utilisé précédemment à Londres (1839) et à Milan dans la reprise de 1840, augmentant la tension dramatique de cette scène finale où la disposition prévue par Andrea Bernard (la mère, le fils mourant, et « la mort christique » ensemble, aurait sans doute eu plus de force s’il était allé jusqu’à la pietà qui est clairement la référence du final.
Les idées sont là, mais avec des signes quelquefois inutiles, anecdotiques, sans aller vraiment au bout de ce que le metteur en scène veut montrer, tout en essayant d’associer à ces visions une société qui ressemblerait à la nôtre : paradis artificiels, orgies, viols (Gennaro essaie de violer Lucrezia) composent un tableau d’une société (et notamment d’une jeunesse) d’oisiveté, gavée, où le crime semble payer et dont Gennaro est aussi le produit, avec des objets comme la canne de golf du Duc clairement contemporains. Les costumes d’Elena Beccaro traversent eux-aussi le temps, entre hier et aujourd’hui dans un entre-deux qui préfère le noir, sauf pour Lucrezia souvent en jaune, avec toute la symbolique que traîne cette couleur associée au pouvoir, mais aussi à la trahison et au mensonge.
Au total, en dépit d’idées intéressantes et d’un regard acéré sur l’œuvre, le travail d’Andrea Bernard ne paraît pas complètement abouti.
La question musicale posée par Lucrezia Borgia est d’une certaine complexité.
Il ne s’agit pas de reprendre point par point les aventures d’une œuvre que Donizetti de 1833 à 1842 n’a cessé de modifier pour déjouer la censure, s’adapter aux chanteurs différents et quelquefois à leurs exigences et atténuer ce qui faisait tiquer le public de 1833 : Eustorgia da Romano, Dalinda, Elisa da Fosco sont des titres derrière lesquels se cache Lucrezia Borgia dans ces années-là, et pas seulement à cause de la censure, mais parce que l’œuvre semblait aller contre la tradition : la créatrice du rôle, Henriette Méric-Lalande ne comprenait pas pourquoi par exemple l’opéra ne se terminait pas par l’air final de la soprano avec agilités et roucoulades, mais par la mort du ténor. Et de fait Donizetti semble avoir navigué pendant une douzaine d’années entre les écueils de la censure et ceux des chanteurs et d’un public un peu interdit devant une œuvre accueillie froidement et qui ne correspondait pas aux coutumes, ni pour le chant, ni pour l’histoire, particulièrement choquante pour le public du XIXe. Et il réécrivit des versions, des airs, ajoutant ici, retirant là, reprenant par-ci par-là : le travail d’édition doit refléter ces choix (qui sont aussi des renonciations, comme on sait) et cette extraordinaire liberté qui était celle de la carrière d’un opéra alors. Aujourd’hui, nous avons tendance à sacraliser la partition (encore faut-il savoir laquelle) mais tout au long de l’histoire de l’opéra, jusqu’aux années 1850 environ, l’histoire d’une partition d’opéra n’est faite que de créations, de repentances, de modifications selon les lieux ou les chanteurs. D’où des questions difficiles d’édition « critique » car on travaille sur des sables mouvants .
Lucrezia Borgia est une œuvre singulière, où la puissance dramatique, où la psychologie des personnages (merci Hugo) est valorisée, aux dépens des traditions du chant, la parole prend une importance déterminante et donc le caractère éminemment théâtral. Et on comprend qu’oser Hugo qui à l’époque a la réputation d’un auteur révolutionnaire (la bataille d’Hernani fut célèbre dans l’Europe entière) et qui sent le soufre, c’était montrer une grande audace. Et c’est cette question du théâtre qui est ici si importante. Une distribution uniquement préoccupée par le chant court à l’échec (on se souvient de celui de Renée Fleming à la Scala dans le rôle), et un chef qui serait dans des raffinements gratuits, sans lien avec la scène, n’irait pas loin.
Ce n’est pas le cas de Riccardo Frizza ce soir : il est un merveilleux accompagnateur du plateau, tout en révélant des finesses de la partition qu’on n’avait jamais remarquées. Sa Lucrezia est particulièrement limpide, jamais massive, jamais bruyante même dans l’écrin réduit du Teatro Sociale et elle garde de bout en bout une vraie tension. Le travail avec l’Orchestra Giovanile Cherubini est vraiment passionnant parce qu’avec un orchestre de jeunes non encore contaminé par la routine ou les simples habitudes de jeu, on peut oser des sons, oser des combinaisons nouvelles, des systèmes d’écho et des tempi différents. Et l’œuvre prend alors une allure autre, à mille lieues d’une aimable routine. Elle devient quelquefois rugueuse, heurtée, à d’autres moments, elle est lyrique et incroyablement raffinée. Une musique directement en phase avec l’audace de l’œuvre à sa création, et surtout directement en phase avec les contrastes nombreux entre une réelle brutalité et des moments incroyablement sensibles. On pourrait dire qu’elle se retrouve à l’ombre du romantisme hugolien, écartelé, excessif et en même temps débordant de sentiments et d’élans. Cette direction montre d’abord quelle composition nous a livré Donizetti et quel compositeur il est. Il est d’ailleurs singulier de mettre en regard cette version de 1840 pour le théâtre italien de Paris et L’ange de Nisida de 1839, pour Paris aussi mais en français, dans un esprit tout autre, pour comprendre comment Donizetti était plastique, en s’adaptant autant que de besoin à une langue ou une esthétique : c’est ce qui s’appelle la maturité, la maîtrise ou simplement le génie.
Le chœur du Théâtre Municipal de Piacenza (la production va tourner dans un certain nombre de villes, Reggio Emilia, Trieste, Ravenne, et elle sera à Piacenza en février prochain) est à l’aise, bien préparé par Corrado Casati, à la fois sur scène et très souvent en coulisse, et en sourdine, parce que l’ambiance sombre et nocturne exige un chœur en arrière-plan, inquiétant, annonciateur d’orages.
Il faut donc pour une direction pareille, pour une œuvre pareille, pour un théâtre pareil, une distribution qui ait d’abord l’intelligence du texte et de la scène, et surtout un véritable engagement scénique. Même s’il s’agit d’une avant-première, essentiellement pour des jeunes dont le théâtre est rempli, tous les participants ont montré cet engagement, à commencer par l’ensemble des amis de Gennaro : Manuel Pierattelli, Alex Martini, Roberto Maietta, Daniele Lettieri et Rocco Cavalluzzi jeune basse qui chante un excellent Gubetta, l’espion de Lucrezia dans le groupe des amis de Gennaro, mais à noter aussi l’excellent Rustighello d’Edoardo Milletti
Varduhi Abrahamyan est Maffio Orsini, c’est une prise de rôle et c’est un coup de maître. Elle incarne immédiatement le personnage en s’imposant scéniquement et vocalement, grâce à une voix large, bien posée, bien projetée avec des graves sonores et somptueux, des agilités faciles, qui domine bien l’orchestre. Ses deux airs, son entrée Nella fatal di Rimini… et surtout il segreto per esser felici, son brindisi de l’acte II (qui fut le seul air applaudi à la création) remportent un grand succès : diction, expression, dynamisme. Il y a peu de grands mezzos belcantistes, elle en est une ((Son Arsace à Pesaro était aussi magnifique)) et elle doit persévérer dans ce répertoire qui ne peut être porté que par des grandes.
Marko Mimica est le duc. La voix porte, et le style et le personnage lui conviennent bien mieux que Padre Guardiano de Forza del Destino à Berlin (voir notre compte rendu). Il a du style, un beau phrasé, une expression à la fois contenue, glaciale, parfaitement ciselée et une impeccable diction. C’est une basse de bel canto, avec une voix relativement jeune, qui convient bien au duc. Excellente prestation.
Xabier Anduaga est Gennaro, un rôle redoutable où le jeune ténor espagnol montre un timbre lumineux qui rappelle un Aragall, il est aussi doué d’une diction impeccable, des aigus complètement contrôlés et presque excessifs en quelque sorte pour cette petite salle, mais extraordinaires. Bref c’est sans doute le grand nom de demain.
Il lui reste peut-être à travailler deux éléments :
- D’une part une expressivité qui pourrait être plus sentie. Il a tendance à tout chanter de la même manière (mais l’écouter chanter est un tel bonheur), et il faudrait sans doute donner un peu plus de couleur à son chant et également (cela va avec ce qui précède) un jeu plus délié pour construire mieux son personnage.
- D'autre part quelque petit problème technique d'homogénéité et de ligne de chant dans les passages de la pleine voix aux mezze voci. Mais peut-être ce problème a‑t‑t-il été résolu durant les représentations suivantes.
Il reste que cette voix subjugue, tellement elle est pure, claire, sans aucune ombre, et déjà accomplie.
Lucrezia Borgia était Carmela Remigio dans une prise de rôle. Et c’est un peu le contraire d’Anduaga. Le timbre ne fascine pas, il n’y a pas de vraie suavité dans la voix, ce n’est ni une Fleming avec sa voix « crémeuse » ni une Caballé avec ses filati de rêve. La voix est un peu aride, mais Carmela Remigio sait superbement en jouer parce que c’est une interprète fascinante par le phrasé, par la diction, par l’expression, par les accents, et c’est une diseuse de texte exceptionnelle. Dans sa bouche, le texte prend de la couleur et de la force ; le personnage s’impose et s’incarne. Il n’y a aucun problème technique, ni à l’aigu ni dans les agilités. La fameuse cabalette ajoutée en 1840 au prologue est extraordinairement interprétée : il ne manque rien à cette prestation. Elle triomphe dans le rôle sans avoir besoin d’être comparée : elle s’impose avec ses moyens et surtout avec une intelligence rare dans l’art d’interpréter. Et c’est magnifique.
Belle soirée dans l’ensemble, avec une partie musicale réellement exceptionnelle qui rend pleinement justice à l’œuvre qu’on a l’impression quelquefois de redécouvrir. Voir confrontées trois œuvres de Donizetti si différentes nous en fait plus apprendre en trois jours qu’en bien des années. Indispensable Festival Donizetti !
Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté
Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté…
J.Racine, Acte V, scène dernière