Richard Strauss (1864–1949)
Capriccio (1942)
„Konversationsstück für Musik“ ("Pièce ce conversation en musique") en un acte.
Livret de Clemens Krauss, Joseph Gregor, Hans Swarowsky et du compositeur sur une idée initiale de Stefan Zweig
Création le 28 octobre 1942 au Nationaltheater de Munich

Direction musicale Leo Hussain
Mise en scène David Marton
Reprise : Andreas Weirich
Décors : Christian Friedländer
Costumes : Pola Kardum
Lumières : Henning Streck
Dramaturgie : Barbara Engellhardt, Katja Leclerc

Die Gräfin : Diana Damrau
Der Graf : Michael Nagy
Flamand : Pavol Breslik
Olivier : Vito Priante
La Roche : Kristinn Sigmundsson
Clairon : Tanja Ariane Baumgartner
Monsieur Taupe : Toby Spence
Eine italienische Sängerin : Deanna Breiwick
Ein italienischer Tenor : Galeano Salas
Der Haushofmeister : Christian Oldenburg
Diener : Christian Wilms, Dimitrios Karolidis, Paul Kmetsch, Hans Porten,  Robin Neck, Leopold Bier, Gabriel Klitzing.
Drei Tänzerinnen : Anna Henseler, Zuzana Zahradnikova, Ute Vermehr

Bayerisches Staatsorchester

Production Opéra de Lyon, La Monnaie – Bruxelles

 

Munich, Bayerische Staatsoper, Prinzregententheater le 27 juillet 2022, 19h

C’était une excellente idée de Serge Dorny que de programmer un mini cycle-Richard Strauss dans le cadre du premier Festival de son mandat, rappelant ainsi le rôle du compositeur dans l’histoire de cette maison, à l’occasion de la « nouvelle » production de Capriccio mise en scène par David Marton, que les lyonnais et les bruxellois découvrirent les uns en 2013 les autres en 2016. S’agissant d’une bonne production, signée d’un metteur en scène familier des scènes théâtrales de Munich (Les Kammerspiele) et passionné par la question des livrets et de la relation au texte, c'était un choix cohérent
C’est donc dans l’écrin parfaitement adapté du Prinzregententheater, aux dimensions idoines pour une "pièce de conversation", que cette production a (re)vu le jour, préparée dans les conditions d’une nouvelle production : même les décors ont été refaits.

On pourra se référer pour mémoire à notre article du Blog du Wanderer de 2013 qui décrit de manière précise la mise en scène de David Marton :
https://blogduwanderer.com/2013/05/12/opera-de-lyon-2012–2013-capriccio-de-richard-strauss-le-11-mai-2013-dir-mus-bernhard-kontarsky-mise-en-scene-david-marton/

Dans quel théâtre Strauss est-il chez lui ?  Beaucoup de ses opéras ont été créés à Dresde, et la logique voudrait donc que ce soit à Dresde. D’autres ont été créés à Vienne, et une autre logique voudrait que ce soit Vienne, avec des souvenirs de Rosenkavalier de Böhm, Karajan, Bernstein, Kleiber…
Enfin, Richard Strauss est né à Munich, et a créé Capriccio à Munich le 28 octobre 1942. La présence dans la fosse du théâtre de directeurs musicaux tels que Richard Strauss lui-même, de Clemens Krauss, de Wolfgang Sawallisch ou dernièrement Kirill Petrenko en fait une maison où Strauss a sonné comme chez lui. Et je ne parle pas des Rosenkavalier de légende que Carlos Kleiber a dirigés dans cette maison dans les années 1970 et 1980. Munich est vraiment la maison de Strauss, et les efforts  de la part de son directeur musical Wolfgang Sawallisch de jadisd’y représenter pratiquement tous les opéras fait de tout Staatsintendant et de tout directeur musical le dépositaire de cette histoire.

Si on a pu voir régulièrement ces dernières années Die schweigsame Frau (et encore ces derniers jours, marqués par le drame du décès de Stefan Soltesz, frappé d’une crise cardaique à la fin du premier acte), Ariadne auf Naxos, Elektra, Salomé, Der Rosenkavalier, Arabella et Die Frau ohne Schatten, œuvres plus ou moins régulièrement reprises, on attend désormais au moins Daphné,  Die ägyptische Helena, Die Liebe der Danae, Intermezzo et il serait peut-être bon que Munich soit dépositaire aussi de Guntram, Feuersnot, et surtout Friedenstag, l’autre opéra créé à Munich en 1938 qui sont des œuvres moins « indispensables » mais nécessaires dans une volonté d’exhaustivité. Donc Dorny a encore un peu de pain sur la planche.

 

Le décor de Christian Friedländer

Alors saluons le retour de Capriccio à Munich, dans une de ces productions faussement simples, inscrite dans le décor impressionnant de Christian Friedländer, qui représente un théâtre en coupe, tel une maquette comme celles qu’on voit dans certains musées (inspirée de celle du Palais Garnier au Musée d’Orsay) et qui donc fait immédiatement des personnages qui y circulent comme des mannequins, ces petits mannequins de carton qu’on voit quelquefois dans les dites maquettes pour montrer les proportions de l’ensemble. Il y là une sorte de jouet pour adulte, et de fait, on va jouer à l’opéra, dans un style au total assez pirandellien.

Tout commence par le rideau, forcément rouge, et la servante qui brille de plus en plus. La servante est cette lampe, généralement placée au milieu du plateau ou en avant de la scène, utilisée au moment des répétitions ou quand le spectacle est fini. Cette veilleuse reste allumée quand le théâtre est vide : c’est l'âme du théâtre qui ne meurt jamais.
C’est justement la question du théâtre que la mise en scène affronte, dans son rapport au réel, dans son rapport au contexte, dans sa nature de force de résistance ou d’outil gênant de l’expression des hommes.
Le théâtre fleurit souvent au moment des crises, ou dans des situations politiques délicates (dictatures etc…). Regardons la fortune du Théâtre en Allemagne de l’Est sous l’impulsion de Brecht et des Brechtiens, regardons la vivacité du théâtre en Pologne, avec les théoriciens géniaux qu’elle a engendré, regardés avec circonspection par un pouvoir communiste méfiant, regardons même la Russie, avec sa tradition théâtrale immense, avec son réseau d’institutions, qui a su, dès les temps de l’URSS susciter des figures de proue qui y ont laissé leur vie comme Meyerhold, ou comme Iouri Lioubimov au crépuscule brejnevien. Et pensons aux metteurs en scène russes qui désormais vivent ailleurs, en Allemagne par exemple, comme Tcherniakov ou Serebrennikov.
Le théâtre se dresse en heurtant le corps social ou le pouvoir, rarement en l’épousant. Et Richard Strauss, fondateur avec Hofmannsthal et Reinhardt du festival de Salzbourg, réponse culturelle, intellectuelle, sociale au charnier universel que fut pour l’Europe la première guerre mondiale se savait concerné au premier chef par la question. Il s’agissait de créer un nouvel avenir, comme tous ces enfants à naître de Frau ohne Schatten créée en 1919.
Alors s’il écrit Capriccio en 1942, en pleine deuxième guerre mondiale, ce ne peut être un hasard, ni une coquetterie de vieillard qui se réfugierait dans un débat suranné pour éviter de parler des « vrais » problèmes. Il suffit de lire les répliques de La Roche, le directeur du théâtre, pour s’en persuader. Capriccio est une œuvre à tiroirs, qui dit entre les lignes, qui plonge le spectateur dans un miroir, dans un abyme, et aussi un essai formel qui prolonge les efforts de Strauss (notamment dans Ariadne auf Naxos, autre œuvre dont la version définitive est créée en pleine guerre dans un Empire austro-hongrois vacillant) sur la relation du texte à la musique.
Que signifie écrire une « pièce de conversation » dont le thème est prima la musica ou prima le parole ? C’est essayer de donner une réponse formelle au débat, comment écrire une musique qui fait parole, ou des paroles qui font musique…
Voilà un débat qui n’est pas jeune, qui est censé se passer dans un XVIIIe idéalisé, à l’instar de celui du Rosenkavalier (on a d’ailleurs souvent rapproché La Maréchale de Madeleine), un authentique débat de salon qu’on penserait être une fuite, en 1942, et qui est en réalité bien autre chose.
1942, c’est le nazisme, et Strauss est toujours resté aux marges, sans vraiment se compromettre (moins que d’autres) et sans vraiment résister, ou en résistant avec ses armes.
Le nazisme, comme tous les totalitarismes, est l’ennemi de la complexité : les totalitarismes aiment le blanc ou noir, et surtout pas la nuance ou la complexité. Il suffit de voir ce qu’ils ont fait de Wagner, éliminant Parsifal, trop pacifiste et trop complexe, et gardant Meistersinger, autre œuvre philosophiquement très complexe, la réduisant à une glorification de l’Allemagne éternelle et peut-être de la défaite du juif à travers Beckmesser.
Le spectacle politique par exemple le cirque actuel en France nous montre l’usage immodéré du blanc et du noir, du bien et du mal, c’est à dire de tout ce que le monde n’est pas.
En réintroduisant du débat intellectuel dans une œuvre, en créant une œuvre à l’opposé d’un certain populisme, en 1942 où les intellectuels allemands sont hors d’Allemagne ou dans les camps, Strauss affirme la permanence de la pensée, au cœur de l’Allemagne, et cela, en 1942 : c’est une forme de résistance, de résilience dirait-on si on était à la mode.
il affirme la permanence du théâtre à un moment où tout s’étiole, il affirme la possibilité de créer encore, quand la barbarie envahit tout. En plus Strauss place son action à Paris, dans un château français, qui comme bien des châteaux contient un théâtre privé, vingt ans après l’explosion de la querelle des Bouffons, qui portait sur le sujet dont il est ici question, les paroles (portées par le style italien) et la musique (portée par le style français).
En 1775, on est aussi en pleine réforme de Gluck, venu à Paris dans les valises de la dauphine, puis reine Marie-Antoinette qui porte justement sur l’importance de la parole dans la tragédie en musique et cherche à relativiser les ornements inutiles. Strauss place son « débat » dans un monde intellectuel idéal, situé en France, hors d’une Allemagne où d’intellect il est fort peu question en 1942.

Et c’est bien là à la fois l’acte de Strauss, que la mise en scène de David Marton va souligner, avec ses ambiguïtés, ses moments de poésie et de fascination. En faisant de la scène un théâtre dans une salle de théâtre, il offre un merveilleux miroir de notre monde, et rend au théâtre un très bel hommage. Le théâtre est un monde, un monde clos où pendant la représentation, nous sommes hors le monde et dans le monde.
Il ne s’agit pas pour nous de re-commenter une mise en scène que nous avons détaillée il y a neuf ans dans notre Blog du Wanderer auquel nous nous sommes référés plus haut. Le lecteur intéressé pourra approfondir sa lecture. Il s’agit plutôt après avoir revu ce travail très subtil de David Marton, d’essayer d’en tirer une autre substantificque moelle à travers des remarques qui complèteront nos lectures du passé.

Théâtre de conversation : Pavol Breslik (Flamand), Diana Damrau (Madeleine), Tanja Ariane Baumgartner (Clairon), Kristinn Sigmundsson (La Roche), Vito Priante (Olvier), Michael Nagy (Le comte)

Capriccio n’est pas un ouvrage populaire, même si la musique et en particulier la dernière partie est sublime, et certainement pas un ouvrage qui fait courir les foules à l’instar d’Elektra, Salome, Der Rosenkavalier ou Die Frau ohne Schatten, c’est justement, pour rebondir sur ce dernier titre, un ouvrage des ombres portées, un ouvrage où toutes les ombres straussiennes sont contenues dans la musique, dans le contexte représenté ou dans le texte. On y pense à Ariadne auf Naxos, et aux affres du compositeur devant le mélange des genres, on y pense à Rosenkavalier, au XVIIIe et à ses fantômes : est-ce un hasard si face à Madeleine surgit la Clairon, la tragédienne, la reine du dire. On pense enfin aux musiques sublimes de Straiuss, dans Ariadne ou Rosenkavalier, qui allient mélancolie et poésie, ce que Strauss a essayé de retrouver, de reproduire à travers sa Mondscheinmusik…
Il y a dans cette œuvre un « entre les lignes infini » qui parle de Strauss et de son parcours, qui parle de Strauss et de sa volonté de poser le théâtre comme nécessité vitale, une position qui se résume dans le long discours de La Roche, plaidoyer pour le théâtre et sa présence au monde, et surtout au peuple, alors que le vrai théâtre est un danger pour tout régime autoritaire, totalitaire et dictatorial. Du moins il plaide pour un théâtre qui fasse penser le monde, qui fasse sortir le spectateur plus riche qu’il n’est entré et non un théâtre de divertissement qui anesthésie (du genre de l’opérette vue comme amusement et légèreté (ce qu’elle n’est d’ailleurs pas forcément).
En cela le théâtre est danger, car il risque de réduire le temps de cerveau disponible pour Coca-Cola, pour pasticher la célèbre phrase de Patrick Le Lay. Coca-Cola, ou n’importe quelle propagande de Staline, Hitler ou autres héritiers. Le théâtre est toujours là pour réveiller, et en ce sens la conversation est justement un art du réveil, un art intellectuel : pensons aux dialogues platoniciens, mais pensons aussi aux Salons qui au-delà du rite mondain, étaient des lieux de réflexion, de curiosité, de foisonnement intellectuel où se diffusaient les « idées » (je mets ce mot entre guillemets pour le relier à Platon)…

La dernière des représentations

Dans ce faux-vrai théâtre, au jeu infini de reflets qui conclura d’ailleurs la mise en scène, vu en coupe pour en distinguer les différentes parties que les acteurs-chanteurs vont occuper, scène, salle, dessous, fosse d’orchestre, loges, coulisses, grill, tout va être tour à tour actionné. Il n’y a là aucune coquetterie, la géographie en est précise et au centre du dispositif, la place la plus ambitionnée qui sera occupée tour à tour par bien des protagonistes, celle du chef d’orchestre, clé de l’opéra, mais aussi clé symbolique, le chef d’orchestre représente aussi bien le metteur en scène, ou même cette âme du théâtre que la lumière initiale nous évoquait et qui mourra à la fin.

Les chanteurs italiens (Galeano Salas, Deanna Breiwick), après la représentation, les délices en coulisse

Au théâtre, parler c’est toujours agir, le parler au théâtre n’est jamais vain, jamais gratuit, chaque parole a son poids, et en insérant un chanteur italien et une jeune chanteuse, Strauss non seulement fait un clin d’œil à Rosenkavalier, mais aussi joue lui-même sur conversation-représentation, la conversation s’interrompant pour le chant, les protagonistes devenant spectateurs muets devant un chant justement qui est pur divertissement. Quand il cite un sonnet de Flamand, c’est en réalité un sonnet de Ronsard extrait de la Continuation des Amours (1555). Ainsi s’opère sans cesse une relation spéculaire à la vie de Strauss, à la littérature, à la situation et David Marton joue avec ces miroirs en abyme.

D’ailleurs Capriccio qui est un terme musical qui désigne une forme enjouée et libre, indiquant une sorte de légèreté : ce qu’on a dit dans les lignes précédentes montre que la légèreté n’est que façade. Car l’œuvre est construite dans une continuité dramatique qui va crescendo, en ce sens la présence d’un entracte à Munich est une sorte de contresens. Tout devrait conduire avec fluidité vers la fin, et le livret n’a rien de léger, avec sa double entrée philosophique (prima la musica o prima le parole) reprenant le titre de l’opéra de Salieri sur un livret de Giovanni Battista Casti Prima la musica e poi le parole (1786) appelé divertimento teatrale (on n’est pas très loin du Capriccio) un débat repris ici par Strauss, mais évidemment archi-rebattu : on ne peut penser que Strauss veuille vraiment poser le débat ès qualité. Il y mêle des intrigues amoureuses, le poète Olivier et le musicien Flamand sont amoureux de Madeleine qui ne sait choisir comme elle ne sait apparemment choisir entre théâtre et musique, mais Clairon rompt avec La Roche pour repartir avec le Comte, frère de Madeleine, marivaudage pas si léger.

Tanja Ariane Baumgartner (Clairon), Michael Nagy (Le Comte)

La Roche fait une sorte de discours épitaphe, La comtesse se regarde au miroir de son indécision… Rien ne se résout vraiment, sinon la solution trouvée par Le comte, qui tranche le nœud gordien, « faisons un opéra », synthèse des paroles et de la musique, qui sera le cadeau à Madeleine.
Dans cette œuvre, l’opéra, art de divertissement de cour et considéré par le théâtre comme superficiel acquiert ses lettres de noblesse… parce qu’il intègre le mot, la parole, la poésie… Et Strauss habilement réintroduit Wagner et notamment Die Meistersinger von Nürnberg, dont le débat est la question de la poésie, dans une Nuremberg hautement platonicienne où le pouvoir est détenu par les Maîtres chanteurs, c’est à dire par l’Art.  On est évidemment aux antipodes de l’exploitation qu’en font les nazis, et Strauss ne peut l’ignorer. Au lieu de laisser Wagner aux cérémonies nazies, Strauss le récupère pour le débat… Voilà le cadre complexe d’une œuvre qui ne cesse de se rendre au niveau dramatique et que David Marton, musicien lui-même, accompagne par une mise en scène aux touches légères au départ, jouant le jeu marivaudien des diverses légèretés, et qu’il va de plus en plus, par touches successives et subtiles, sans en avoir l’air conduire jusqu’au seuil du drame.

Et justement David Marton installe la conversation partout soit dans la salle (chaises amenées pour faire cercle ou dans rangées de fauteuils) et fait investir tous les lieux par ses personnages, scène, salle loges, dessous.

La "représentation" de la conversation

Mais quand la conversation est sur scène elle n’est plus « naturelle », elle devient représentation de conversation, avec autour l’apport d’arbres qui sont décor, artifice, fausse nature et peut-être désormais (on est à la fin) fausse conversation, magnifique scène envahie par une nature luxuriante en représentation et donc en toc, ce qui jette aussi sur la Mondscheimusik une allure de toc (magnifiques éclairages de Henning Streck qui figurent clair de lune vrai-faux, comme si ce dernier effort de Strauss pour retrouver la symphonie de poésie et de mélancolie avait perdu son parfum. Car si nous écoutons Pascal dans sa pensée sur le Divertissement : la conversation  est jeu d’évitement de la pensée de notre condition de mortel : « Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. »

Car si le capriccio est un genre léger, le mot lui-même vient de capra, la chèvre, dont le mâle est le bouc…
Hors, la tragédie vient du grec « bouc » : du grec ancien τραγῳδία , tragôidía (« tragédie »), de τράγος , trágos (« bouc ») et ᾠδή , ôidế (« chant, poème chanté »). D'où le sens « chant du bouc », désignant le chant rituel qui accompagnait le sacrifice du bouc aux Dionysies à l'époque archaïque.

Petit mimodrame initial au miroir : Pavol Breslik (Flamand), Vito Priante (Olivier)

La mise en scène de David Marton est un chant léger de la chèvre (Capriccio) finissant en chant du bouc (Tragédie…).
Le début est en effet léger, semble sans grand intérêt, Flamand et Oliver face à face comme au miroir faisant les même gestes comme pour nous dire, parole et musica c’est pareil, premier regard spéculaire.

La comtesse au miroir contemple sa vieillesse et peut-être sa fin (Diana Damrau, Ute Vermehr)

A l’autre bout de l’œuvre, Madeleine seule se regarde au miroir, et Marton utilise une des danseuses, la plus vieille, son reflet vieilli (la danseuse Ute Vermehr avec un faux air de Pina Bausch), sorte d’image de la mort qui va tout organiser en prenant la place enviée du chef d’orchestre, la vieille danseuse prenant la place de chef d’orchestre, comme si en quelque sorte, la mort s’annonçait comme l’organisatrice du « souper » final.Strauss a veillé à introduire tous les arts de la scène, on a vu le chant, voici la danse, où les danseuses, représentent les trois âges de la vie.

Le dernier âge de la vie (Ute Vermehr)

Le théâtre à la fin se vide, disparition des protagonistes : disparaître dans les coulisses, c’est cesser de vivre pour le spectateur, comme un livre qu’on ouvre et où les personnages vivent et qu’on ferme et où ils disparaissent, l’existence du personnage se limite à la scène. Sortis, les personnages n’existent plus.

Christian Oldenburg (Haushofmeister) derrière la chaise du chef d'orchestre vide

Seule Madeleine se retrouve dans une méditation, avec la présence du seul Haushofmeister, du majordome, au rôle ambigu, car c’est lui qui semble négocier avec Monsieur Taupe, l’invisible présence, le souffleur de théâtre, caché mais toujours là, et pour Marton, Monsieur Taupe, c’est aussi l’extérieur qui regarde et espionne l’intérieur. C’est en quelque sorte le gestapiste, l’espion, informé par le majordome.
David Marton a d’abord installé la légèreté, il a peu à peu installé un monde autre, extérieur au théâtre, ce type en imperméable (le futur Monsieur Taupe) apparaît dans la première partie très discrètement, il est partout sans crier gare. Marton introduit le personnage inquiétant avec une sorte de délicatesse, qui parcourt tous les lieux sans gêner, sans interrompre, inspecte les moindres recoins, ombre silencieuse en imperméable, puis au fur et à mesure il interroge les uns et les autres, notant tout.

Toby Spence (Monsieur Taupe) contrôle les trois danseuses

Une des scènes les plus fortes étant à la fois la chute du paravent qui laisse voir les trois danseuses contrôlées par l’homme à l’imperméable et le cortège de personnages entre les rideaux de paillettes fuchsia de revue légère, qui semblent partir vers un voyage dont on connaît trop hélas, la destination.

Conversation pendant que sur scène on part pour un voyage hélas trop connu

Monsieur Taupe (le bien nommé) est donc ce personnage inquiétant, celui qui souffle les paroles, les bonnes paroles, que le public ne voit pas mais qui est là, maître du jeu et indispensable : il est l’invisible mais le déterminant. Marton en fait fort intelligemment un Gestapiste : le théâtre n’est pas si libre, il est sans cesse surveillé…

Dernière image, terrible… Mais la lampe (la servante) veille

La dernière image est terrible, dans un éclairage violent et glacial, dans les loges appariassent des hommes qui sont les doubles de Monsieur Taupe. Ils sont là, envahissant ce lieu à l’esprit trop libre : c’est la mort, c’est la fin.
Mais fort opportunément David Marton réinstalle au milieu du dispositif l’ampoule initiale, la veilleuse, au milieu de la salle. Ils sont là, ils veulent tuer le théâtre, mais le théâtre survit, malgré eux, malgré tout.
Cette question de la mort, de la fin, de la "fin de la conversation" n'est pas sans rappeler cette autre dernière fois, celle de la production de Salome signée Krzysztof Warlikowski, où l’œuvre devient une sorte de théâtre d'appartement ultime sous la pression extérieure des allemands…

Diana Damrau (La Comtesse Madeleine)

Pour transmettre la subtilité, la parole, le jeu de la conversation, il est indispensable d’avoir un groupe de chanteurs rompus à l’art de la parole : Strauss voulait d’ailleurs une parole qui soit en même temps musique, pas si éloigné des théoriciens florentins de l’opéra à la fin du XVIe qui voulaient retrouver la tragédie grecque… En fait on y revient sans cesse…
Et la distribution réunie ici est l’une des plus adaptées à cette œuvre, avec des chanteurs qui tous sont de vrais artistes de la parole.

Les serviteurs Christian Wilms, Dimitrios Karolidis, Paul Kmetsch, Hans Porten,  Robin Neck, Leopold Bier, Gabriel Klitzing) 

Il faut saluer d’abord la troupe de serviteurs (Christian Wilms, Dimitrios Karolidis, Paul Kmetsch, Hans Porten,  Robin Neck, Leopold Bier, Gabriel Klitzing) qui commentent tel un chœur antique les jeux des protagonistes, conversation d’esprit et intermittences du cœur, leur intervention est dramatiquement très efficace. Efficaces également les deux chanteurs italiens : l’Italie a toujours quelque chose d’élégant et superficiel, et la mise en scène montre « en coupe » leur chant en représentation, puis le chant terminé, la coulisse avec la table remplie de victuailles qu’ils honorent abondamment : Galeano Salas et Deanna Breiwick réussissent parfaitement la façade et l’arrière scène. Les trois danseuses d’ailleurs jouent le même jeu, avec leurs apparitions autour de la table, mais sortant de dessous à chaque fois différente (le jeune, la moins jeune et la plus vieille) en un jeu qui fait sourire.
L’intervention courte de Toby Spence (quel luxe !) en Monsieur Taupe nous rappelle quel chanteur il est, en peu de mots, avec un accent et une diction parfaite, il arrive à faire vivre par son chant et son timbre nasal l’ambiguïté du personnage.
Face à lui le Haushofmeister de Christian Oldenburg abonné à ce rôle et à cette mise en scène puisqu’il était déjà dans le cast de 2013 à Lyon puis celui de 2016 à Bruxelles, le rôle est épisodique : il est « présence » pendant presque tout l’œuvre, mais chante dans la dernière partie avec une voix de baryton claire, une belle émission et un vrai sens du mot et de la projection le tout avec un joli timbre.

Vito Priante (Olivier)

On n’attendait pas de la part de Vito Priante une telle incarnation d‘Olivier, diction impeccable, couleur, travail sur la fluidité du mot, aisance scénique, magnifique surprise et belle interprétation.
De la même manière avec une diction parfaite, un sens du rythme, des accents, très grand lyrisme et belle présence scénique, Pavol Breslik est un Flamand proche de l’idéal : son duo avec la comtesse est un des grands moments musicaux de la soirée et confirme que c’est vraiment un artiste de très grand niveau.

Kristinn Sigmundsson (La Roche) dans son monologue face à Diana Damrau (La Comtesse)

Kristinn Sigmundsson est La Roche .Il réussit à 71 ans à être exactement celui qu’on attend, et c’est de tous celui qui réussit le mieux peut-être à jouer de la voix parlée et chantée avec une aisance confondante, un exemple d’école de parlar cantando, avec une présence scénique incroyable : il obtient au rideau final un immense succès mérité, et même des applaudissements à scène ouverte, ce qui est rarissime, surtout dans Strauss. Il est un La Roche si naturel, si délié, si humain, si convaincant que je ne vois pas de chanteur capable de lui ravir la palme dans ce rôle qu’il interprétait déjà dans cette mise en scène en 2016 à Bruxelles.

Tanja Ariane Baumgartner (Clairon)

Tanja Ariane Baumgartner réussit un tour de force, donner à Clairon un profil d’une profondeur particulière, imposant un personnage à la fois roué et juste, au sens où cette représentation de la tragédienne doit s’imposer immédiatement. On ne reviendra pas sur sa science du dire, chaque mot est pesé, mâché, produit avec sur chaque syllabe une couleur, une ambiguïté, une vérité. La manière dont elle prononce ses dernières paroles, en soi banales « Ich hätte wenigstens sechs erwartet » : elle répond à un serviteur qui précise que la voiture a quatre chevaux, et elle répond, j’en aurais attendu au minimum six , avec un sourire, celui de la plaisanterie, mais aussi l’assurance de celle qui mérite ses six chevaux. Voilà ce qui s’appelle dire un texte…
C’est la Clairon qui dit l’une des répliques les plus fortes du texte, de celles qui paraissent une politesse et qui disent une vérité : Pour ses adieux à la comtesse : « Oh, in Ihrem Salon vergehen die Stunden, ohne dass die Zeit älter wird, Frau Gräfin ! » (Oh, dans votre salon, les heures passent sans que le temps ne vieillisse, Madame la Comtesse !) une des grandes vérités sur le temps au théâtre, concentré, dilaté, qui passe sans qu’on le voie et sans qu’on ait l’impression qu’il (nous) vieillit, dans une œuvre où justement le temps est « continu », sans interruption (ah ! ce détestable entracte). Tanja Ariane Baumgartner a en plus une voix homogène, marquée, avec de puissants aigus qui en fait probablement un des phares sinon le phare de la représentation.

Frère et sœur : Michael Nagy (le Comte), Diana Damrau (La Comtesse)

Face à elle, un autre phare, Michael Nagy, autre maître du dire, autre maître de la couleur, autre génial interprète des textes (c’est un grand chanteur de Lied). La voix s’est assise et élargie, l’aisance scénique est totale, le naturel si installé qu’on ne voit plus ke jeu, tant il semble « être » ce qu’il représente avec une fluidité et une science de l’accent supérieure. Immense chanteur.

Diana Damrau (La Comtesse)

Et puis Diana Damrau. On n’attendait pas forcément Diana Damrau dans un rôle où l’on pense à Schwarzkopf jadis ou Harteros aujourd’hui. Mais évidemment elle a les notes, le rythme les aigus, la musicalité, l’intelligence du texte. Tout cela ne fait aucun doute. Mais c’est dans l’incarnation scénique qu’elle est un peu dérangeante, trop de minauderies, trop de simagrées, trop d’excès dans les mouvements, dans les gestes quelquefois vaguement clownesques, comme si elle faisait un numéro. Face à la Clairon de Baumgartner, c’est elle qui fait l’actrice… ou qui la surfait. IL y a un je ne sais quoi d’excessif dans le jeu qui fait que le chant n’est pas toujours valorisé. Prima la musica ? Au total la musicalité semble passer au second plan et c’est dommage car elle impose une voix en pleine santé, éclatante, qui est un peu à l’ombre d’un jeu excessif…

Le tout est conduit, dans ce merveilleux écrin du Prinzregententheater, par le magnifique orchestre de l’Opéra de Bavière, le Bayerisches Staatsorchester, dont la prestation est impeccable : invariablement, il est chez lui dans Strauss, dans les ensembles comme dans les moments plus chambristes comme dans le sextuor initial si mélancolique. Le chef Leo Hussain, arrivé pour remplacer au pied levé Lothar Koenigs malade (il avait dirigé les représentations de Bruxelles et il a dirigé la première) n’a pu répéter, et tient l’ensemble avec conscience, en soutenant les voix, et leur donnant un vrai confort dans l’accompagnement. Mais pas plus, l’approche reste assez plate, les parties plus symphoniques comme la Mondscheinmusik sont dénuées de couleurs, restent d’une grande fadeur, sans jamais sortir de l’exécution sage et techniquement au point, mais sans véritable engagement musical, sans grand relief, sans que s’installent les merveilles d’une exécution de grand niveau. Sans doute la situation n’y est pas étrangère, mais on s’attendait à mieux d’un chef à la bonne réputation, notamment dans les œuvres du XXe siècle.

Au total, cela reste une magnifique production et une représentation tout à fait digne de Munich, ville natale de Strauss et de l’œuvre. On espère simplement de nombreuses reprises.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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