La trame : Un mélo sur fond de terrorisme
La trame de Fedora s’étend sur trois lieux en trois actes, Saint Petersbourg, Paris, et l’Oberland bernois, et trois moments, l’assassinat de Vladimir Andrejevich la veille de son mariage avec la princesse Fedora Romazoff (Saint Petersbourg), la rencontre avec le comte Loris Ipanoff, accusé de ce meurtre comme anarchiste, à Paris où il vit en exil, et le dénouement tragique dans les Alpes suisses.

La pièce de Victorien Sardou qui inspire le livret est de 1882, directement puisée dans l’histoire agitée d’une Russie qui vient de perdre en 1881 son tsar « libéral » Alexandre II, assassiné par un anarchiste le jour où il allait donner une constitution au pays… Nous sommes donc à Saint Petersbourg, dans ce contexte d’affaiblissement du régime, de tensions politiques et de terrorisme.
Acte I : Saint Petersbourg
La princesse Fedora Romazoff doit épouser le comte Vladimir Andrejevich, mais celui-ci est ramené chez grièvement blessé, un crime dont on accuse le comte Loris Ipanoff, connu pour être un sympathisant anarchiste. Vladimir meurt.
La princesse jure de se venger sur sa croix byzantine qui ne la quitte jamais.
Acte II : Paris

Ipanoff vit en exil à Paris et Fedora désireuse de se venger l’a suivi. Au cours d’une fête, il lui avoue à la fois son amour et avoir assassiné Vladimir. Immédiatement celle-ci écrit une lettre de dénonciation au chef de la Police, tandis qu’elle arrange un guet-apens pour qu’il soit arrêté au sortir de chez elle.

Ipanoff revient et lui confie la vérité sur le meurtre de Vladimir : Vladimir avait une liaison avec son épouse, et il les a surpris au lit, il a tiré, l’autre est mort. Crime d’honneur.
Fedora apprend donc coup sur coup que l’assassinat de Vladimir par Loris n’avait rien de politique, mais surtout, que son Vladimir bien aimé la trompait la veille même de ses noces. Et Loris en apporte une preuve irréfutable. Fedora sauve alors Ipanoff du guet-apens préparé et s’aperçoit en même temps qu’en le poursuivant, qu'elle est, elle aussi, tombée amoureuse de lui.
Acte III : la Suisse
Le couple vit des jours heureux dans un chalet de l’Oberland bernois, mais Fedora apprend d’un ami, le diplomate De Siriex que le frère de Loris, Valerian, a été arrêté, jeté en prison au bord de la Neva, et qu’il est mort noyé lors d’une crue du fleuve. Et leur vieille mère succombe en apprenant cette mort. Fedora comprend que sa dénonciation écrite a provoqué deux morts et lacéré la vie de son bien aimé…
Coup sur coup, Loris apprend qu’il est gracié et peut rentrer en Russie retrouver sa famille, mais il apprend d’un ami que son frère et sa mère sont morts suite à la dénonciation d’une femme qui vit à Paris.
Fedora essaie d’atténuer sa douleur et aussi d’excuser cette femme inconnue en cherchant des raisons à son geste, mais Loris déduit vite que la femme en question c’est elle, il la rejette et la maudit, alors, elle prend le poison qu’elle gardait dans sa croix byzantine au cas où.
Loris désespéré revient vers elle, essaie d’appeler à l’aide, mais trop tard, elle meurt dans ses bras.
La production

Voilà un mélodrame pur sucre que la mise en scène a un peu écrasé, un mélodrame qui ne méritait ni cet excès d’honneur, ni cette indignité. Était-il si nécessaire de transférer l’histoire dans une actualité proche, transformant le mélo en une histoire montée de toutes pièces par les services secrets russes poutiniens pour « coincer » Loris et l’accuser …
Tout commence par une scène muette, celle de l’assassinat où Vladimir en fait de belles au lit avec une jeune femme, l’irruption de Loris qui le blesse et s’enfuit, puis l’entrée des sbires poutiniens qui pour récompenser la jeune femme mise dans le lit de Vladimir, lui tirent dessus à bout portant.

L’opéra commence, la scène s’élargit alors à la fois à des policiers derrière des écrans qui observent tout ce qui se passe et à l’appartement de Vladimir que l’on attend, et qu’on amène, blessé grièvement, et qui meurt bientôt suscitant le désespoir de Fedora qui jure de se venger. Tout a été soigneusement monté par les services secrets pour créer l’engrenage : Loris accusé, Fedora manœuvrée qui jure de se venger, et Vladimir à la fois salaud (il va se marier et s’est payé du bon temps la veille des noces), et victime puisqu’il meurt. Visiblement, on veut mettre tout ce beau monde dans le même panier.

Au deuxième acte, on est à Paris, un Paris de fête (la première image est applaudie par le public comme dans les tableaux bien léchés) qui a l’air de ce Paris qui du Second Empire à la Belle Époque et visiblement au seuil du XXIe siècle est toujours le même, celui des fêtes et des mondanités, Paris sera toujours Paris… En marge, deux apparatchik(e)s (y‑a‑t-il un féminin au mot ?) en tailleur gris, genre contrôleuses du métro moscovite ou mieux gardiennes de musée soviétique, dont l’une coiffe l’autre d’une perruque blonde : elle sera la comtesse Olga Sukarev, amie de Fedora, les services serrent donc au plus près l’héroïne, et subtilement Arnaud Barnard va placer toujours en marge et bien à vue, l’apparatchik(e) n°1 assise dans un corridor observant tout le manège. Au premier acte on avait les écrans et les casques et les caméras, au deuxième les bonnes vieilles méthodes de surveillance du KGB. C’est caricatural et ridicule, c’est inutile, et cela alourdit une trame déjà assez lourde telle quelle.

Au troisième acte, l’Oberland bernois (la scène devrait se dérouler dans le chalet où le couple Loris/Fedora s’est réfugié pour vivre leur éternel amour) est devenu le fameux Gstaad Palace, c’est plus précis, plus parlant, et permet d’utiliser encore le grand décor mordoré de Johannes Leiacker, un des meilleurs scénographes allemands qui a conçu trois ambiances monumentales, le palais de Vladimir à Saint Petersbourg, lumières froides et sombres du jour hivernal, et couleurs ombrées (éclairages de Fabrice Kebour), les salons parisiens de l’hôtel particulier de Fedora, tout en ors et lumières, et le troisième acte propose un autre salon, monumental aussi, celui de l’hôtel susnommé où l’on s’apprête à fêter Noël avec un immense sapin et plein de cadeaux à ses pieds avec cette fois un éclairage mordoré, genre crépuscule de l’amour et de l’histoire.
Les personnages sont identifiés par les costumes, qui font plutôt de Loris un jeune homme (veste, tee shirt) tandis que la princesse Fedora est plus classique, robe sombre (aux couleurs qui vont avec le cadre) au premier acte, robe du soir en lamé au deuxième acte, et tailleur assez malvenu au troisième, peu élégant aux couleurs toujours adaptées au cadre, mais pas pour mourir empoisonnée dans les bras de l’aimé. J’imaginais d’ailleurs en la voyant dans mon rêve le plus fou Sarah Bernhardt mourir en tailleur après avoir avalé un poison dissimulé dans sa croix byzantine…
Du point de vue de la conduite d’acteurs, les mouvements collectifs sont bien réglés, notamment le chœur et les figurants aux deuxième et troisième actes, les mouvements individuels plus conformes, laissant notamment le couple vedette gérer lui-même ses scènes, sans trop intervenir.
Quant au final, l’apparatchik(e) en gris, se lève de sa chaise (on a vraiment l’impression d’une sorte de gardienne de musée) la comtesse ôtant sa perruque pour redevenir le double de la précédente, De Siriex le diplomate français lui-aussi visiblement agent double (diplomat-kompromat…) quittent la salle, laissant Loris désespéré et la morte en tailleur : ils ont fait le job, Poutine sera content…
Et tout ça pour ça ? Il en met des moyens ce Poutine, pour une histoire pareille… il en a des sous à dépenser pour coincer un Loris devenu aussi inoffensif qu’un agneau dans les bras de sa princesse (comme quoi la politique face à l’amour c’est comme Dracula face à une gousse d ‘ail)…
On comprend les intentions d’Arnaud Bernard : montrer dans cette histoire non pas la surface (l’aventure Fedora/Loris), mais l’arrière-fond politique, soulignant que la Russie sera toujours la Russie, avec ses attentats, ses services secrets et sa police politique, qu’elle soit tsariste, soviétique ou poutinienne, ce qui court dans toutes les analyses politiques et géopolitiques, mais au-delà, en faisant de toute l’histoire un coup monté, qu’y ajoute-t-il ?
En lisant Gogol, ou d’autres écrivains russes de la période, on en déduit tout autant que la Russie tsariste fut une administration lourde au service d’une machinerie politique d’oppression qui a perduré sous les régimes successifs. L’histoire de Fedora, laissée dans son ambiance d’origine (les années 1880), pouvait tout aussi bien le laisser deviner.
Mais est-ce là l’objet ?
En réalité, on s’en moque des Poutine et des espions, des coups montés et du kompromat. Ce n’est pas l’objet de l’œuvre. Plus intéressant est de s’intéresser à ce genre, le mélodrame, avec ses trucs, ses mécanismes, avec ces deux caractères que sont Fedora et Loris, excessifs, impulsifs, passionnés, et à ces situations qui nous semblent absurdes : Fedora perd son mari qu’elle aime, découvre son assassin et immédiatement le dénonce, pour découvrir ensuite que c’est le mari le salaud et l’assassin le héros… pour pasticher Georges Fourest dans La négresse blonde :
« Dieu ! » soupire à part soi la plaintive Chimène,
« qu’il est joli garçon l’assassin de Papa ! »
Qu’il est joli garçon l’assassin du mari…

Le deuxième acte frappe avec ses retournements psychologiques subits (en une soirée…) : Fedora qui répond immédiatement à l’amour de Loris, quelques minutes après avoir écrit pour le dénoncer, c’est un sacré coup de théâtre… Toute l’intrigue est construite sur ces réactions immédiates des personnages, Vladimir est mort, Loris est l’assassin, je veux me venger, Vladimir est un salaud, Loris le héros, je l’aime (mais j’oublie que je l’ai dénoncé), puis au troisième acte j’ai causé deux morts (de son frère et sa mère) par ma sotte initiative, il me maudit, je me tue. On n’est certes pas dans les longs monologues de réflexion à la Wagner ou même à la Verdi, on est dans une immédiateté des actes et des sentiments, dans une sorte de performatif permanent qui explique d’ailleurs l’absence de longs airs. Le plus célèbre est si bref (amor ti vieta) qu’il sert de bis aux ténors dans leurs récitals.
Ce n’est pas une œuvre de méditation ni d’intériorité, et les personnages réagissent toujours au quart de tour, cet aspect pouvait être intéressant à creuser. Mais visiblement, Arnaud Bernard ne s’y est pas intéressé, il préfère Poutine.
Car Fedora n’est ni un thriller, un roman noir ou un roman d’espionnage. Tout cela n’est que le contexte d’une histoire mélodramatique entre deux personnages, et c’est bien cela qui intéresse l’opéra, et la musique : c’est si vrai que le premier acte est d’une grande pauvreté musicale, d’un certain ennui, et constitue une simple mise en place dramaturgique. Tout commence au deuxième acte. Le véritable opéra ne dure que deux actes sur trois…
C’est pourquoi le comparer à Tosca, parce que procédant du même Victorien Sardou et incarné à l’origine par la même Sarah Bernhardt nous paraît hasardeux, parce que dans Tosca les trois actes ont une forte dramaturgie, puissante, vibrante et sont liés fortement les uns aux autres, comme les épisodes d’un feuilleton tragique. Ce n’est pas le cas ici.
La vérité c’est que Fedora est une œuvre plutôt mineure, musicalement irrégulière, qui nécessite de sacrés ingrédients pour la faire vivre. C’est authentiquement, un opéra de stars, qui doit à mon avis être traité comme tel, sans y toucher, dans son jus. Il y a des œuvres qui n’ont pas besoin d’une surinterprétation, d’une transposition, d’une patte lourde de metteur en scène (sauf si un génie de la mise en scène s’en emparait, mais au vu de la valeur dramaturgique de l’œuvre, c’est much ado about nothing.)

Dans son jus, avec ses trois ambiances, ses costumes d’époque, ses longues robes, ses bijoux, ses fracs ses uniformes etc… Il y a dans Fedora un parfum d’époque qui sert bien plus l’œuvre que n’importe quelle transposition et qui sert l’adhésion du spectateur à l’histoire. C’est tout aussi clair dans la mise en scène genevoise, à part les simagrées de perruques et d’espionnes russes en uniforme gris, c’est le deuxième acte qui fonctionne le mieux parce qu’Arnaud Bernard le traite comme une sorte de fête parisienne « éternelle » et sans âge, fracs, smokings et même (le Grand Théâtre met les petits plats dans les grands) un vrai créateur et un véritable artiste, dans le rôle du pianiste, David Greilshammer, ici grimé en succédané de Liszt, qui pouvait tout aussi bien prendre place dans un Paris XIXe…
C’est justement cet aspect intemporel de l’acte qui le fait fonctionner mieux, avec une musique, qui il faut le souligner, est nettement plus élaborée qu’au premier acte.
Le troisième acte avec son côté on prépare Noël dans le Palace, ses mouvements de figurants assez inutiles (du remplissage), n’est pas convaincant et contribue aussi à atténuer la puissance (mélo)dramatique des derniers moments, qui sont par leur côté extrême, des cris, des râles, des larmes, une sorte de concentré du genre à l’opéra et qui demandent une conduite scénique très serrée pour ne pas sombrer dans l’excès et donc le ridicule.

Donc, la mise en scène d’Arnaud Bernard ne sert pas cet opéra (pas si facile à servir il est vrai), elle la transforme et la décontextualise inutilement, elle en alourdit une trame déjà assez touffue… malgré des moments bien faits (le deuxième acte) parce que ce metteur en scène a de la technique. Elle n’a pas sorti à faire de Fedora un sujet à vision scénique… Il eût été plus simple de laisser l’œuvre dans son écrin un peu nostalgique et vaguement parfumé du parfum des choses passées…
Les aspects musicaux
Musicalement, c’est une œuvre irrégulière. Nous avons évoqué un premier acte d’une pauvreté marquée, à tous niveaux. Le deuxième acte au contraire est sans doute le plus riche musicalement : on y trouve une forte partie chorale, qui sert le côté spectaculaire, mais aussi des variations étonnantes de tissu sonore, notamment le jeu sur l’accompagnement au piano d’une partie des scènes, l’allègement de l’orchestre qui sont des moments singuliers d’invention mélodique inattendue. C’est aussi là qu’on entend des « airs » si rares, et notamment le fameux amor ti vieta qui va devenir l’hymne d’amour du couple qu’on réentend à la fin.
Giordano n’est pas un compositeur médiocre, mais il manque à cette musique une solution de continuité, une certaine épaisseur : il est difficile d’en mémoriser des moments, il est difficile de suivre une vraie ligne. Je parlais plus haut des personnages « performatifs » qui se définissent par des actes singuliers qui semblent non réfléchis, exclusivement dans l’immédiateté, et cette musique semble procéder de cette veine, suivant les aléas de la conversation, des moments, sans jamais s’enraciner, ne manquant pas de technique ni d’invention quelquefois, mais plutôt de profondeur. On est loin de Puccini, tellement attentif à l’époque, aux évolutions musicales, aux innovations : il suffit de se plonger dans La Fanciulla del West ou Turandot pour être fasciné par tout ce que tente Puccini et ce qu’il fait entendre. Il y a encore quelques dizaines d’années, on assimilait communément Puccini au vérisme, ce n’est plus vrai aujourd’hui, même si les frontières du vérisme restent floues : un Zandonai n’est pas vériste (quelle écriture… quels reflets y compris debussystes) et pourtant on le qualifie quelquefois ainsi… Comme si en Italie, toute la musique de cette période était vériste (en dehors de Puccini pour la plupart des analystes).
Le programme de salle grâce à la réflexion d’Antonino Fogliani fait le point là-dessus et sur les compositeurs de l’époque, en l’étendant aussi à la délicate question du lien de certains (Mascagni notamment) avec le Fascisme. Pour ma part, même si le vérisme est un mouvement musical fort à l’opéra (Leoncavallo, Mascagni, Giordano…), peu d’œuvres aujourd’hui survivent dans les répertoires, sauf en Italie et encore. En revanche, c’est un authentique grand mouvement littéraire, qu’on peut comparer en France à un Emile Zola… Il faut lire par exemple Giovanni Verga.
En musique, c’est un mouvement où domine la performance du moment (qui peut-être d’un plaisir intense, qui peut procurer des émotions immenses, on pense à la Santuzza de Cavalleria Rusticana), qui laisse peu de traces « intellectuelles » ensuite comme peuvent en laisser des opéras de Verdi et de Puccini, mais qui est en même temps une authentique musique populaire, peut-être la plus populaire de l’opéra italien.
Antonino Fogliani s’en est emparé avec sa capacité coutumière à soutenir les chanteurs et le plateau, à rendre la partition claire, à en soigner la précision et les couleurs, à en respecter le rythme scénique : il ne fait pas de cette musique un diamant du répertoire, mais fait tenir l’ensemble avec sa compétence et sa solidité, à la tête d’un Orchestre de la Suisse Romande au rendez-vous de cette histoire. Fogliani fait partie de ces (rares) chefs qui sont des garanties d’une exécution propre, soignée, respectueuse, et qui sache mettre en valeur les partitions, dans les couleurs les plus variées du répertoire lyrique italien, sans jamais faillir, toujours au rendez-vous, avec solidité et ce qui ne gâte rien, toujours avec modestie.
Le chœur du Grand Théâtre, comme toujours bien préparé par Mark Biggins, a une forte présence au deuxième acte où il remplit aussi la scène par de vifs mouvements bien réglés (C’est une des qualités d’Arnaud Bernard de bien faire mouvoir les masses) et il mérite le succès remporté.
Les voix
C’est une œuvre lourde à distribuer, avec de nombreux rôles de complément, et c’est une des forces du Grand Théâtre de Genève d’avoir une vraie capacité grâce au « jeune ensemble » mais pas seulement , de réunir toujours de solides rôles d’appui. Les « petits » rôles mal distribués font souvent tomber lourdement le niveau d’une production. Il en va des petits rôles à l’opéra comme les chaussures d’hommes : de belles chaussures font passer n’importe quel vêtement, des chaussures négligées tuent tout vêtement, même les plus griffés.
Et ainsi donc, à part l’excellent David Greilshammer dont nous avons signalé la composition (muette, mais tactile) en pianiste dégingandé à la Liszt, tous les chanteurs assurent avec solidité leur rôle, quand ce n’est pas avec émotion pour la voix d’enfant Laura Popa-Oprea, qui accompagne l’acte III (une belle idée de Giordano qui donne un contrepoint léger et poétique à une fin plutôt marquée par l’excès), signalons donc tous les participants, justes, à leur place, Céline Kot (Dimitri), David Webb (Désiré), Rodrigo Garcia (Nicola), Georgi Sredkov (Sergio), Igor Gnidil (Boroff), Louis Zaitoun (Baron Rouvel), Vladimir Kazakov (Cirillo), et Sebastià Peris (Loreck, le chirurgien).
C’est Yuliia Zasimova, membre du jeune ensemble, qui était la comtesse Sukarev, amie et espionne (dans cette mise en scène), qu’on avait déjà remarquée en Servilia dans La Clemenza di Tito. On y retrouve cette fraicheur vocale, et cette justesse, avec une vraie personnalité scénique.
Mark Kurmanbayev, autre membre du Jeune Ensemble, est Gretch, l’inspecteur de police inquiétant, fait sonner une voix de basse puissante, au timbre chaud et à la diction claire : une voix déjà bien affirmée à suivre.
En De Siriex, Simone Del Savio est particulièrement expressif, avec un phrasé impeccable et une vraie solidité. Le personnage qui se révèle être lui aussi un espion pouvait peut-être être encore plus duplice, mais l’ensemble est bien planté, la voix projetée sans scorie aucune et le chant très naturel.
Mais, nous l’avons déjà écrit, Fedora est un opéra de stars qui ne peut fonctionner dans les deux principaux rôles, qu’avec d’indiscutables têtes d’affiche.
Ce n’est pas tant par la difficulté du chant d’ailleurs parce que souvent, ces deux rôles sont abordés au crépuscule des carrières : c’est la ligne, le timbre, le style qui comptent, car le registre est plutôt central, ne sollicitant pas trop l’aigu notamment pour le ténor.
Pour le soprano, c’est la variété de couleur, la qualité de l’émission, le soin apporté aux mezzevoci et surtout l’expressivité qui sont au rendez-vous. Ce sont des rôles faits pour des artistes rompus au travail de l’expression, des sculpteurs plus que des alpinistes et qui n’ont pas à s’angoisser pour des sollicitations impossibles à l’aigu. Ainsi, aussi bien Placido Domingo que Mirella Freni n’ont abordé Loris et Fedora qu’en 1993.
Ce n’est pas une loi inscrite dans le marbre : puisque Enrico Caruso a commencé sa carrière en Loris, c’était d’ailleurs aussi pour le jeune ténor qu’il était une garantie de ne pas trop risquer …
Aussi l’enjeu, c’est l’expression, la couleur, la personnalité. Pour Fedora, la nécessité est double, brûler les planches d’un côté, avoir dans la voix une couleur peut-être un peu sombre ou porter le drame aux lèvres en quelque sorte et être rompu au style vériste comme une Magda Olivero, Adriana Lecouvreur pour l’éternité et Fedora immortelle.
Roberto Alagna et Aleksandra Kurzac étaient donc un authentique cadeau pour Genève.

En écoutant Roberto Alagna, on reste toujours confondu de ces qualités étonnantes que sont sa prise directe sur le public, la sympathie immédiate que sa générosité scénique et musicale diffusent : l’homme se donne tout entier et c’est très roboratif de l’entendre car il met vraiment du baume au cœur. Le chanteur garde ce timbre suave, cette couleur solaire qui le rendent si singulier dans le panorama des ténors d’aujourd’hui et surtout, qu’il chante en français ou comme ici en italien, il fait entendre chaque mot, chaque syllabe, avec une clarté incroyable : émission soignée, souci de clarté, diction impeccable, ciselée, lumineuse. C’est Alagna et c’est pourquoi on l’aime. Qu’on me permette un grand souvenir, Roberto Alagna sera toujours pour moi ce jeune Gabriele Adorno dans Simon Boccanegra à Salzbourg avec Abbado en fosse qui dans la mise en scène de Peter Stein entrait en scène en courant faisant le tour de l’immense plateau : quel allant, quelle jeunesse presque éternelle ! Cette image de lui ne m’a jamais quitté… et j’y pense chaque fois que je le vois en scène…
Toutefois, et il n’y peut rien, je ne suis pas sûr que le rôle de Loris lui convienne, ou convienne à ce caractère si généreux et si « offert ». Loris est un personnage peut-être plus rongé : un aristocrate certes, mais caressé par les idées anarchistes, en exil, séparé de sa famille, et trahi par sa femme, cela compose un personnage loin d’être solaire. Ce côté ombrageux va néanmoins trouver en Fedora sa lumière. Ce côté rongé, qui fait partie du personnage de Loris, on ne le retrouve pas ici, parce qu’Alagna est justement trop lumineux de timbre et de couleur. C’est évidemment une question de lecture « psychologique » plus que de pure « critique », mais il y a une sorte de décalage entre le Loris de l’histoire avec la charge psychologique qu’il peut porter, et ce Loris, où le choix de mise en scène d’un Loris plutôt juvénile n’arrange pas vraiment les choses. Or Loris n’est pas un jeune homme, mais un homme jeune qui a déjà une histoire, il a une maturité qui ne transpire pas vraiment ici.

Aleksandra Kurzak forme avec Alagna sur scène un vrai couple, dont on voit la complicité, deux êtres qui s’offrent mutuellement. Cela se sent, et c’est assez émouvant. C’est pour elle une prise de rôle qu’elle assume, avec un grand soin à tous niveaux, soin pour colorer, soin pour travailler le contrôle vocal, avec des aigus triomphants, mais aussi des mezzevoci, de vraies nuances qui montrent à la fois une technique très solide et une volonté de dessiner un personnage, de le profiler vocalement dans un rôle qui est particulièrement difficile pour les raisons développées plus haut. Comme je l’ai écrit ce n’est pas un rôle où les difficultés vocales à affronter soient insurmontables, c’est un rôle qu’on peut aborder en fin de carrière mais c’est un rôle qui, en ce qui concerne l’interprétation, est toujours sur le fil du rasoir et peut tomber dans le mélo le plus caricatural (Licia Albanese…), et donc qui doit jouer entre une certaine retenue et une certaine passion. Fedora est une impulsive : passant de la haine et la vengeance à l’amour en quelques secondes (acte II), qui allait épouser un salaud (Vladimir) aveuglée par la passion et donc ne sachant pas lire dans les âmes, et elle écrit sa lettre de dénonciation sous l’empire de ses impulsions, sans du tout en mesurer les conséquences. Elle se jette ensuite dans les bras de Loris en oubliant ce qu’elle vient de faire quelques minutes avant. Et tout le troisième acte se joue sur ses variations passionnelles, d’abord éperdument amoureuse, puis éperdument désespérée quand elle apprend les conséquences de sa lettre et qu’elle voit Loris tout aussi éperdu de douleur et de soif de vengeance, c’est la danse mélodramatique des éperdus. Avec le même caractère impulsif, tout de passion, elle avale le poison pour en finir… Tout cela est évidemment théâtral au sens péjoratif du terme, excessif, mais doit en même temps se garder d’un certain ridicule dans lequel, par l’excès même de la situation, on peut tomber. Et dans cette complexité interprétative, Alexandra Kurzak offre de réelles qualités vocales, un chant vraiment assuré et techniquement dominé, mais ne réussit pas, au moins pour l’instant, à imposer un personnage. On reste en-deçà. Le chant, aussi dominé soit-il ne fait pas entendre le drame ou du moins ne le fait pas vivre. Elle chante (très bien) Fedora, mais elle n’est pas Fedora, elle ne la fait pas apparaître une force intérieure impérieuse et on n’y croit pas vraiment. Là encore, la mise en scène et les costumes (le tailleur ridicule du troisième acte) n’aident pas. mais aussi gageons que c’est une prise de rôle qu’elle a le temps de peaufiner.
En conclusion, il en va de cette Fedora de fêtes comme les sapins et les guirlandes de Noël, du clinquant, du brillant, avec un magnifique double cadeau du père Noël qu’est le couple Alagna-Kurzac. Mais les fêtes passées, on aura vécu un joli moment, mais il ne restera pas grand-chose d’une œuvre secondaire, pas bien passionnante, qui l’espace d’un Noël aura mis des étoiles dans les yeux ; mais bien vite les étoiles s'éloigneront et s’éteindront, pour un autre siècle peut-être ?
Fedora
Curieusement, c’est un opéra que l’ai vu trois fois, fin années 80/début 90, à l’époque il n’était pas si rare.. avec les couples Scotto/Domingo, Freni/Carreras et Balsa/Cura. Opéra très inégal certes, mais je le préfère à Andrea Chénier..