Trailer
Faisons un rêve : Stuttgart, maison d’esprit novateur depuis des décennies, qui souvent propose des productions passionnantes sur des œuvres souvent consacrées, jadis la maison préférée de Wieland Wagner qui y a laissé de nombreuses réalisations, a été financée par l’association des directeurs d’opéras allemands pour offrir un nouveau Ring en une réalisation Kaléidoscopique, un acte, un metteur en scène, de manière que chaque maison désireuse de produire un futur Ring y puisse „faire son marché“ et trouver l’équipe qui renouvellera durablement la vision du chef d’œuvre de Wagner et donc y trouver son metteur en scène. Une sorte d’Avignon-Off du Ring en quelque sorte. Au total cela voudrait dire 10 équipes (le Rheingold étant d’un seul tenant en quatre tableaux).
C’est un rêve, mais au sortir de cette Walkyrie expérimentale, où trois équipes se sont partagé trois actes, on sait déjà très précisément ce qu’on n’a plus du tout envie de voir, tout en ne sachant pas trop si de ce qui ne nous a pas déplu, on a vraiment envie de le voir sur 16 heures de musique.
Cette nouvelle édition du Ring de Richard Wagner est de toute manière celle d’une pluralité de visions (6 au total) puisque chaque épisode en est confié effectivement à une ou des équipes différentes : Stephan Kimmig pour Rheingold, trois équipes pour Walküre, tandis que Siegfried (octobre 2022) verra la reprise de la production de Jossi Wieler et Sergio Morabito de 2003, tandis qu’on verra en janvier 2023 Götterdämmerung mis en scène par Marco Štorman qui travaille régulièrement depuis 2019 avec l’Opéra de Stuttgart où il a signé plusieurs mises en scène et qui vient de produire un passionnant Rosenkavalier à Nuremberg.
Tout est possible avec le Ring monument à la musique et au théâtre qui semble s’offrir avec constance, sinon résilience, à la folie dramaturgique des créateurs : au total, Wagner en sort tout de même toujours la tête haute, parce que l’œuvre a toujours à nous dire quelque chose, et c’est le cas de tous ses opéras, quand on y pense.
Alors, pas de quoi s’affoler d’une Walküre à trois faces, dont seule une face présente quelque originalité ; les deux autres allant de correcte à désolante. Il reste que la soirée s’est passée malgré tout avec bonheur parce qu’il y a la musique d’une part et parce qu’il y a toujours d’autre part plaisir à fréquenter l’Opéra de Stuttgart.
Trois visions donc et trois défis, car il s’agit en un acte de proposer un univers singulier qui va laisser imaginer ce que pourraient être les deux autres actes dans ladite mise en scène. Il s’agit même d’imposer un imaginaire qui puisse marquer le spectateur matraqué par trois mises en scènes différentes. C’est enfin un défi dangereux : si l’œuvre continue de résister avec un tel traitement, ça signifie peut-être qu’il faut revoir le discours sur la question de la mise en scène…
Les trois « propositions » – je déteste ce mot prétentieux dont se gargarisent certains, mais il s’agit là véritablement d’une posture propositive puisque chaque acte est un possible – sont de natures très différentes. Chaque acte peut en effet être une fin en soi, dans la mesure où dans Walküre, plus peut-être que dans d’autres parties du Ring, chaque acte a son autonomie et son ambiance. Chacun se termine sur un point d’orgue, union Siegmund/Sieglinde à l’acte I, mort de Siegmund à l’acte II, fin de Brünnhilde-Walkyrie à l’acte III.
Avant de rentrer dans le détail, il est nécessaire de présenter les trois équipes qui président à chaque acte :
- L’acte I est réalisé par Hotel Modern, un groupe néerlandais qui travaille sur la miniature, la marionnette, la vidéo et la construction d’images à partir de paysages minuscules de type de ceux qu’on peut voir dans les réseaux de maquettes de trains électriques, mais qui présentent souvent la particularité d’être des paysages de guerre et de dévastation : Hotel Modern a déjà réalisé avec The Netherlands Wind Ensemble un Ring wagnérien en 90 minutes qui met en scène la guerre des insectes. Leur site : https://hotelmodern.nl/en/about/ et en particulier sur ce Ring, qui remonte à 2013 : https://hotelmodern.nl/en/production/the-ring-in-90-minutes/
- L’acte II est monté par Urs Schönebaum beaucoup plus connu pour ses éclairages de nombreuses productions d’opéra dans le monde (à Paris par exemple Wozzeck dans la récente production Kentridge ou Fin de Partie prochainement) que pour ses quelques mises en scène), c’est un des éclairagistes – très doué- les plus demandés qui a une longue pratique des productions d’opéra. c'est le plus traditionnel, en quelque sorte.
- L’acte III est confié à une équipe franco-allemande : Ulla von Brandenburg est une plasticienne, peintre de la couleur qui s’inspire des univers du cirque du théâtre, formée en Allemagne (Karlsruhe, Hambourg), mais vivant à Paris. Pour ce troisième acte, elle s’est associée à Benoît Résillot comédien et metteur en scène et Julia Mossé pour les décors et costumes. Voir un aperçu de leur travail en ligne : https://www.textile-art-revue.fr/index.php/artistes/videos-art-textile.html?id=351Dans ces choix domine beaucoup la question de l’image et peu celle de la dramaturgie (sauf peut-être au deuxième acte, mais sans aucune vraie trouvaille), est-ce un signe des temps ? Notre opéra ne supporterait-il plus la dramaturgie, au profit d’une vision esthétique des choses ? De fait, les chanteurs sont peu sollicités dans les trois actes pour leurs qualités d’acteur et surtout pour leur capacité à donner de l’émotion, autre absente (sauf à quelques moments) de la soirée. Or, Wagner est aussi émotion, qu’on retrouve même dans les mises en scène les plus Regietheater qu’on ait pu voir.
On se trouve donc emporté dans l'autobus W (comme Walküre) de Raymond Queneau pour trois versions d'un "exercice de style" ou plutôt d'un exercice de styles . Les choix effectués par l’Intendant Viktor Schoner, qui vient directement de l’école Gérard Mortier dont il fut l’un des plus proches collaborateurs imposent donc directement sur la place (de l'Opéra) la discussion, et ça, c’est très fructueux parce qu’on sort de la soirée en se demandant : de quoi ai-je donc envie ?
Acte I
Des trois visions, c’est sans doute la plus originale, et celle qui peut-être peut agacer le plus ou faire discuter. Après avoir mis en scène un Ring d’insectes, Hotel Modern propose une guerre des rats. Après tout, les animaux ne sont pas absents du Ring, et Wolf (surnom de Wotan) est au centre de Die Walküre. Le dispositif scénique est proposé à la vue des spectateurs à l’entrée, un tronc d’arbre (jusque-là rien que de très habituel) et un feuillage (ou une forme de feuillage gris, comme une ombre, et tout autour des tables où s’affairent des manipulateurs qui préparent la scène.
Dès le prélude qui raconte la fuite de Siegmund, un rat est poursuivi à travers un paysage qui défile, et les personnages qui vont apparaître portent chacun un masque de rat (souvenir du Lohengrin de Neuenfels ?) et vont se mouvoir autour du tronc, avec un minimum de meubles (des chaises très simples qui servent à tout, même de carafe d’eau…) et surtout un minimum de mouvements de chanteurs comme émergés d’un monde sauvage et encore peu policé dans des costumes comme sortis de quelque bande dessinée médiévale un peu brute de décoffrage, sans qualité évocatoire particulière.
Mais entre le monde minimaliste, celui des rats et celui des hommes, il se construit comme un lien de sauvagerie initiale qui à mesure que la reconnaissance mutuelle des jumeaux et leur amour se développe, va un peu s’humaniser.
On s’aperçoit que ce qu’on croyait être le feuillage de l’arbre est un écran qui montre en grand les objets minuscules manipulés par les servants qui sont des décors paysagers qui vont de villes ravagées par la guerre (des images à la Marioupol) à des landes glacées où des tanks sont pris par les glaces, ou des gravats : l’ensemble est assez fascinant car ce monde à peu près invisible des tables latérales semble s’animer devenir évocation forte sur l’écran notamment au regard de l’actualité.
Deux parties bien distinctes, avant et après les Wälse, le monde détruit de la guerre entre Hunding et sbires contre Siegmund, et la renaissance qui émerge du duo Siegmund-Sieglinde, avec une nature désolée d’abord (Winterstürme) puis l’apparition progressive d’une nature en renaissance qui reverdit. Toutes ces images ne manquent pas de poésie, ni de beauté, ni de sens, immédiatement perceptible et directement sensible.
Seule la fin passe d’un monde miniature à un monde de géants : on sent que Wotan est au-dessus et qu’il regarde ce monde lilliputien du haut de sa divinité, comme dans la peinture ottomane où le peintre est censé regarder le monde de haut, comme du regard du Créateur. Alors au moment d’appeler Notung, deux cordes tombent du ciel, comme lancées par les Dieux, les jumeaux les tirent et tombe une épée gigantesque (voir le trailer ci-dessus) qui s’enfonce peu à peu et donc il ne reste que le pommeau énorme qui prend la place du tronc. Rideau.
Acte II
L’acte II est beaucoup plus traditionnel et le public habitué à voir et revoir des Walküre y retrouve très largement ses petits. Il n’y a rien d’inattendu dans cette vision très léchée, aux éclairages particulièrement subtils et très réussis (Urs Schönebaum n’est pas éclairagiste pour rien) dans un univers à la fois inquiétant (ce pourraît être un décor pour Erwartung) fait apparaître des tours en bois ajourées, comme des tours de guet, comme celles d’un Walhalla brumeux, tandis qu’au centre trône sous vitrine le rameau du frêne du monde sur lequel les fameuses runes fatales au désir de Wotan sont inscrites. On est dans une symbolique habituelle, avec un Wotan en redingote de bourgeois du XIXe et un univers humain huppé.
Le Wotan vu par Schönebaum est un Wotan vite écrasé par une Fricka vue comme une star sortie d’un film muet des années1920, souvent accroupi, souvent à terre, un Wotan déjà sans pouvoir, le Wotan de Das Ende (la fin), avec un jeu de comparses qui tournent, comme la bande autour de lui qu’il gère, tout comme celle de Hunding à la fin, l’armée des ombres en quelque sorte.
Schönebaum a en tête bien des mises en scène du passé récent ou non, et dans cet univers esthétique plutôt réussi, il ne dit rien de plus que ce que le spectateur ne sache déjà pourvu qu’il ait vu deux ou trois Walküre.
C’est encore plus vrai dans la seconde partie où les jumeaux en fuite et l’annonce de la mort sont vraiment magnifiques à voir (et à entendre) mais rien de plus ou rien de mieux.
Malheureusement la scène du duel au départ peu lisible, devient une caricature de ce que Chéreau fit jadis. Rappelons : Chéreau faisait tuer Siegmund par Wotan qui le serrait dans ses bras ensuite. Ici, avec un poignard, Wotan s’acharne sur Siegmund (environ trente coups) comme un boucher au point que le public s’impatiente tant cela devient caricature, comme si Wotan en s’acharnant ainsi sur le corps de son fils tuait aussi sauvagement son propre rêve de reconquête et de héros libre. Puis il se retourne vers Hunding qu’il envoie ad Patres (Geh…geh..) aux genoux de Fricka. Aucune émotion ne se dégage hélas de cette fin. Rideau
Acte III
L’acte III est réalisé par une équipe de plasticiens et metteurs en espace qui mettent en scène des performances ou des installations, Ulla von Brandenburg, Benoît Résillot, Julia Mossé. C’est ainsi qu’il faut lire un travail qui ne prend en compte à aucun moment la dramaturgie, les relations entre les personnages (à la différence du deuxième acte, très marqué par le théâtre, même si pas toujours convaincant) et qui est soucieux de ne laisser que des images.
Or si l’on considère la photo des Walkyries, on pense irrésistiblement à ces mises en scène des drames antiques à la Cocteau ou Anouilh, un univers de carton-pâte volontaire destiné à humaniser le mythologique, c’est à dire un théâtre des années 1930, 1940, un peu 1950. Et donc une vision distanciée et ironique, comme peut l’être cette toge de Wotan échappée d’une toile de Mondrian (mort en 1944…). Un style plus très contemporain et assez fossilisé, qu’aucun art du théâtre ne vient enrichir, les personnages étant contraints de marcher sur des praticables en forme de vagues de carton-pâte montant et descendant à l’envi, qui finissent par servir de rocher à Brünnhilde qui s’y endort car ces vagues ont la forme adéquate d’un siège de relaxation si on ne marche pas dessus.
Le travail sur la couleur est effectif, des couleurs vives, qui font penser quant à elles à ces salons modernes de la fin des années cinquante avec ses sièges recouverts de plastique coloré (je le sais bien, mes parents en avaient un), et les Walkyries, quelle trouvaille, ont des robes de couleurs différentes pour montrer qu’elles ont chacune une propre personnalité. Couleurs riches et art pauvre.
De tout cela il ne sort rien, il ne se passe rien, et c’est bien lassant que de voir ces toiles colorées en forme de nuages monter et descendre comme un tableau animé de marionnettes vivantes.
Seule idée esthétiquement (et possiblement) réussie, l’idée d’un cercle de feu lumineux (une sorte de lune mais aussi pourquoi pas de soleil, tout est possible dans ce bas monde) qui représente en miroir Brünnhilde endormie. C’est assez bien trouvé pour l'imagerie, mais pour le reste, c’est d’une pauvreté dramaturgique et théâtrale abyssale. Pour le reste donc, Rideau (définitif).
Des trois actes, on ne voit aucune vision se développer en mise en scène complète de Die Walküre, pour des raisons très différentes d’ailleurs, la lassitude d’un système au premier acte, le sentiment de déjà-vu au deuxième acte, malgré un véritable effort sur la conduite des personnages, et le côté insupportable du troisième acte, possible sur une heure, indigeste sur trois heures et plus.
Cependant, si l’on choisit d’autres critères plus personnels, le premier acte a stimulé mon imaginaire, – c’est important et il reste celui que j’ai préféré, pour cette raison même. Le second m’a conforté dans mon histoire de spectateur tant j’étais en terrain connu. Il est finalement passé sans accrocs, même si sans surprise, et le troisième m’a simplement insupporté.
Il reste que si le but scénique de la soirée était de distraire, c’est réussi… mais un peu superficiel.
Si la question scénique était plurielle et assez légère au total, la question musicale était fortement unitaire, et a répondu aux attentes avec des bonheurs divers : cette Walküre affiche la solidité d’une maison dont la qualité n’est pas à discuter.
La distribution affichait un moment attendu de beaucoup d’amateurs wagnériens : Okka von der Damerau, la souriante et sympathique chanteuse dont on suit depuis longtemps la carrière et les prises de rôles et qui sait communiquer à un public ses émotions, son naturel et sa fraicheur débutait en Brünnhilde.
Mais il y avait d’autres atouts également.
Les Walkyries par bonheur étaient plus heureuses vocalement que dans une mise en scène qui les obligeait à parcourir le terrain en montées et descentes au milieu d’un cadre multicolore, en maniant leurs lances pour donner des formes absconses. Elles avaient toutes une force, des personnalités à la fois singulières et des présences vocales différentes qui ont réussi à se fondre en un ensemble énergique, percutant qui a pu transcender le visuel pénible en sonore de très grande qualité, avec une parfaite cohésion et surtout, ce qui est toujours très difficile, une fusion vocale qui rendait excellents les ensembles et incisives, personnalisées, les interventions de chacune, car, on le sait, cette chevauchée est un dialogue d’ensemble où s’expriment les hésitations, les peurs mais aussi les volontés et les courages de chacune. Tout cela est parfaitement rendu.
Hunding, c’est Goran Jurić, bien connu de ceux qui suivent l’Opéra de Munich depuis longtemps où il fut l’une des basses de la troupe jusqu’en 2018, avant de passer à Stuttgart où il prête sa voix puissante, bien timbrée à tous les grands rôles de basse du répertoire. Son Hunding a la puissance d’un son bien projeté, d’un bel éclat et d’une présence scénique marquée.
Annika Schlicht en Fricka est l’une des triomphatrices de la soirée, elle l’est partout où elle chante Fricka depuis qu’on l’a découverte dans le Ring berlinois signé Herheim. On sait que la scène avec Wotan est un agôn (ἀγών), une joute d’où Wotan sort K.O. Elle séduit par l’énergie, par la vivacité du personnage, par sa confiance résolue en la victoire, avec un usage des couleurs, des modulations vocales, de la douceur feinte à l’affirmation et à l’ordre impérieux (was verlangst du ? (Qu’exiges tu ?) demande Wotan vaincu). C’est un grand moment de théâtre musical, l’un des plus typiques du théâtre wagnérien et Annika Schlicht en est aujourd’hui l’une des références.
Michael König est Siegmund, avec une voix et un physique murs, il propose un Siegmund un peu inhabituel, on peut ne pas être séduit par cette vocalité, mais on doit convenir de sa solidité, de sa puissance et de la précision du chant, de la scansion des mots et du contrôle qui fait qu’aucun moment héroïque n’est manqué. Sans doute est-on influencé par la vision actuelle plus juvénile et romantique de Siegmund (depuis Peter Hoffmann et les jumeaux de Chéreau), mais König par sa stature et par son style vocal rappelle bien des ténors wagnériens du passé, ce qui n’est absolument pas un défaut. D’ailleurs, le couple qu’il forme avec Simone Schneider est assez cohérent, physiquement et vocalement et rappelle un peu les couples de jumeaux des représentations wagnériennes d’antan, sans rien concéder d’ailleurs de l’émotion intrinsèque qu’ils diffusent..
C’est Simone Schneider qui à l’émotionnomètre (qu’on me pardonne…) remporte la palme de la soirée : la voix est solide, large, vibrante, chaude, et à chaque fois, elle fait vraiment passer un certain frisson dans la salle, parce qu’elle sait faire sonner le texte et lui donner du sens. C’est une très grande Sieglinde qu’il est temps d’entendre sur une certaine verte colline.
Brian Mulligan, formé aux USA, a les qualités qui en découlent et notamment un soin particulier à la prononciation, il est doué d’un timbre particulièrement suave et ses prestations en Créon (Oedipe, Enesco) à Salzbourg et surtout à Francfort dans Nélusko de L’Africaine m’avaient vraiment plu. Il est ici bien moins convaincant.
Ce Wotan est une prise de rôle. Il réussit au deuxième acte l’incarnation d’un Wotan écrasé et pris de doute, puis de désespoir, il réussit moins le Dieu vengeur puis bouleversé du troisième acte. Vocalement, il sait sculpter les notes plus que les mots, et on n’entend aucune couleur dans ce chant. Il va interpréter Amfortas à Paris qui est un rôle réduit à deux interventions qui devrait peut-être mieux lui réussir, mais pour Wotan et surtout pour le deuxième acte de Walküre, il faut un chant expressif et continu, qui sache sculpter le mot pour lui donner sens et couleur, il faut aussi maîtriser les aspects conversatifs pour maintenir la tension. Tout ici est en revanche assez plat et mou. De plus la voix ne tient pas la distance et les aigus au troisième acte passent mal. L’ensemble est donc très décevant, et même si l’accueil du public a été généreux, ce Wotan-là n’est pas encore prêt à la scène : pour des questions strictement vocales et pour des questions de connaissance du texte de l’intérieur.
Enfin Okka von der Damerau chantait sa première Brünnhilde et a répondu avec cran au défi. Quelques petits moments aux aigus tendus, mais jamais ratés, et une prudence visible dans la manière de dire le texte, mais dans l’ensemble la prestation est très bonne, et sans doute au fil des représentations va-t-elle prendre en assurance. Il n’est pas facile de débuter dans un tel rôle, surtout pour un mezzosoprano, même celui qui a les aigus. C’est donc une Brünnhilde convaincante avec des Hojotoho qui passent et une sublime annonce de la mort et au troisième acte une volonté de faire passer une chaleur que la mise en scène et le cadre imposé ne permettent pas.
Il reste à savoir pour elle, qui est la plus belle des Brangäne, si c’est une incursion, une expérience, ou un tournant de carrière. Même si sa Brünnhilde est solide, les exemples de mezzos passés sopranos dramatiques sont convaincants quelquefois (Waltraud Meier), mais pas toujours (Violeta Urmana) et il ne faudrait pas que cette magnifique voix, puissante et large, se perde à vouloir trop gagner. On manque de grands mezzos larges pour le répertoire italien et notamment pour Verdi, et mieux vaut être un mezzo irremplaçable qu’un grand soprano dramatique parmi d’autres. C’est mon opinion, mais il reste que cette Brünnhilde-là ne m’a pas déçu.
Mais celui qui a homogénéisé l’ensemble et donné le ton musical très élevé de la représentation, c’est sans conteste, le Staatsorchester Stuttgart en grande forme et son chef Cornelius Meister, dont on attend impatiemment le début à Bayreuth après avoir entendu cette Walküre.
Ce qui frappe dans ce travail de « concertation », c’est le souci de clarté, bien marqué d’ailleurs par la disposition des quatre harpes en hauteur, dans deux loges latérales qui se faisaient face : il est vrai que souvent les chefs négligent l’importance des harpes dans l’orchestre wagnérien (final de Tristan !) et déjà il y a là un indice de lecture intéressant.
L’autre aspect intéressant c’est qu’on entend un son plein, épique, très présent, sans jamais écraser les chanteurs, avec des rutilances, mais aussi une tension qui ne se relâche jamais (prélude vraiment intense), dans la grande tradition germanique qu’on semble avoir un peu oubliée tant les grands chefs internationaux se sont emparés du Ring pour lui donner une couleur nouvelle certes, cohérente avec leur parcours, certes, mais ne correspondant pas toujours à ce son typique des grandes tétralogies à la Knappertsbusch ou à la Krauss. Christian Thielemann aujourd’hui dépositaire de cette tradition n’y est arrivé qu’irrégulièrement. Il y a là une couleur qu’on avait un peu oubliée et qui rend pleinement justice à l’œuvre, il y a là une puissance, qui ne sacrifie rien au tissu de la partition et à la mise en valeur des instruments. Certes, en cette première, il peut y avoir çà et là quelque raideur, quelque flottement dans les rythmes, mais l’ensemble emporte l’auditeur, dans une vision assez grandiose qui manquait peut-être ces derniers temps dans les Walküre entendues, et même celles aimées.
Cela donne un contraste saisissant dans la soirée entre des mises en scènes qui se dispersent quelquefois dans l’anecdotique et une fosse concentrée sur une direction bien nette qui soutient un cast dont il faut saluer aussi la plasticité, passer des rats en miniature aux couleurs années 1950 n'est pas forcément aisé, parce qu’à chaque fois, les personnages doivent s’adapter, même si les metteurs en scène (Urs Schönebaum excepté pour l’acte II s’en moquent un peu). Quoi de commun entre le Wotan en redingote du II dans un univers noir et inquiétant et celui en toge romaine mais style Mondrian du III dans un décor de marionnettes pour enfants : Wotan chez Calimero.
Dans tous les cas, je ne peux qu’inviter les curieux et les wagnériens à faire le voyage de Stuttgart, direct de Paris en TGV ou ICE et presque direct de Lyon (mais plus long) parce qu’ils en sortiront peut-être perplexes, mais sans doute intellectuellement plus riches qu’en sortant de certaines de nos grandes maisons qu’on ne citera pas. Une idée : profitez d’un passage à Strasbourg, une maison d’opéra qui s’efforce en permanence de renouveler le genre, pour un crochet vers Stuttgart (1h30 en train) … Oui, je sais, Wanderer on naît, Wanderer on reste…