À visionner sur ce lien : https://youtu.be/Y6vH7DNzlhU
Au printemps 2016, Katie Mitchell avait fait sensation avec sa mise en scène de Lucia di Lammermoor à Covent Garden (DVD Erato) : grâce au « système Mitchell » qui propose souvent des actions simultanées sur une scène découpée en plusieurs espaces, cette production donnait notamment à voir l’assassinat commis par l’héroïne, et même une fausse couche que n’avait prévue ni Walter Scott ni le librettiste de Donizetti. Pourtant, moins de dix ans auparavant, Londres avait déjà présenté – à l’English National Opera – une vision fort sombre de ce drame, et également transposée à l’époque victorienne (comme l’avait fait Andrei Serban à Paris dès 1995 et comme le fera Olivier Py à Bâle en 2018). Créé en février 2008, le spectacle signé David Alden a été repris plusieurs fois à l’ENO, puis plus récemment à Madrid, où il a fait l’objet d’une captation désormais disponible en streaming.
Ce qui frappe d’emblée dans la production Alden, c’est sa noirceur, au sens premier du terme : tout, décors et costumes, y est noir et blanc. Et l’action se déroule à l’époque des photographies en noir et blanc, ces daguerréotypes qui occupent une place importante sur la scène, portraits d’ancêtres qui se multiplient au fil de la représentation, au point de se substituer aux tombeaux lors du dernier tableau censé se dérouler dans le cimetière des Ravenswood. Dans son roman publié en 1819, Scott s’était inspiré d’une histoire vraie survenue en 1669, qu’il avait déplacée vers le début du XVIIIe siècle. Le spectacle madrilène se situe dans les années 1850, avec hauts-de-formes et crinolines. Avec son alignement de fenêtres et ces messieurs consultant des dossiers, le premier tableau évoque Le Bureau de coton à la Nouvelle-Orléans de Degas, Normanno devenant une sorte de clerc de notaire qui ne se sépare jamais de son parapluie, de son chapeau melon et de ses lunettes à montures d’acier. Quand Lucia apparaît ensuite, jouant à la poupée, vêtue d’une robe courte dévoilant ses pantalons en dentelle, c’est une petite fille qu’aurait pu photographier Lewis Carroll (le dialogue de l’héroïne avec sa suivante rappelle Anna Paquin et Holly Hunter dans les premières scènes de The Piano). On pense aussi aux clichés réalisés dans les années 1860 par Lady Clementina Hawarden, qui a beaucoup immortalisé ses propres filles sous les traits de prisonnières de ses somptueux appartements.
Rien de somptueux dans les décors, ici, mais au contraire, des intérieurs décrépits, la demeure d’une famille menacée par la faillite, avec un canapé dont les pieds manquants sont remplacés par une pile de livres ; la maison d’Edgardo, pour le tableau de Wolf Crag, est évoquée par l’envers du décor, comme si les Ashton ne présentaient une façade civilisée mais trompeuse. Les entrées de Lucia ont souvent lieu sur un petit théâtre ménagé dans ce cadre (procédé déjà exploité par David Alden dans Ariodante en 1993), et c’est dans cette chambre dissimulée par un rideau que l’on découvrira le cadavre d’Arturo et que sera chantée en partie la scène de la folie, applaudie au ralenti par le chœur assis comme autant de spectateurs de ce morceau de bravoure (quand il arrive, Enrico s’exclame : « Ditemi, vera è l’atroce scena ? »). Cette scène qui se joue sur le théâtre dans le théâtre est d’autant plus étonnante qu’elle marque l’unique apparition de la couleur, avec le sang dont l’héroïne est couverte. On ne voit pas tout de suite que Lucia est ensanglantée, car elle montre d’abord un profil immaculé, avant de se montrer tout entière, comme si son corps mi-rouge mi-blanc reflétait la schizophrénie du personnage. Il y aurait d’ailleurs lieu de s’interroger sur l’évolution du costume de l’héroïne au cours des dernières décennies : sous l’influence des romans et films noirs de plus en plus réalistes, ou même du cinéma d’horreur, on est passé de la tache de sang très esthétique qu’arborait Joan Sutherland en 1959 à un maquillage gore. Ce qui produit sur le spectateur d’aujourd’hui l’effet recherché en 1835, où Lucia devait avoir l’air « sortie de la tombe » :
Lucia è in succinta e bianca veste : ha le chiome scarmigliate, ed il suo volto, coperto da uno squallore di morte, la rende simile ad uno spettro, anzichè ad una creature vivente. Il di lei sguardo impietrito, i moti convulsi, e fino un sorriso malaugurato manifestano non solo una spaventevole demenza ma ben anco i segni di une vita che già volge al suo termine.
(Lucia porte une robe blanche et courte, elle a les cheveux ébouriffés, et son visage d’une tristesse de mort la rend pareille à un spectre plutôt qu’à un être vivant. Son regard pétrifié, ses mouvements convulsifs et son sourire sinistre traduisent non seulement une folie effrayante, mais sont aussi les signes d’une vie qui touche à sa fin)
Musicalement, Daniel Oren dirige la partition la plus intégrale qui soit – on est loin des versions du milieu du XXe siècle, qui amputaient l’œuvre de plusieurs scènes pour la réduire à une durée bien inférieure à deux heures. Donizetti n’exige pas d’exploits de la part de l’orchestre, et le chef israélien n’a pas non plus de miracle à offrir. Peut-être est-ce à lui, néanmoins, qu’il faut attribuer en partie le mérite d’une interprétation infiniment nuancée de la part des chanteurs, qui ne font pas assaut de décibels mais cherchent à traduire la complexité de leurs personnages. Seule concession à la tradition : le fameux septuor du deuxième acte est bissé, au mépris de toute vérité dramatique puisque Lucia, évanouie, se relève pour reprendre ce morceau (et s’évanouit une deuxième fois à la fin). Surtout, on salue le recours à l’harmonica de verre pour le début de la scène de la folie, conformément aux volontés du compositeur : c’est seulement en 2006 qu’un théâtre a renoncé à la flûte qui l’avait remplacé, et cette pratique est heureusement en train de se généraliser. En effet, cet instrument rare qui connut son heure de gloire à l’époque de Mozart (Nino Rota s’en souviendra pour la bande-son du Casanova de Fellini) produit des sons assez stupéfiants, très judicieusement employés par Donizetti pour produire un effet irréel, comparable à celui des ondes Martenot au XXe siècle. L’harmonica de verre est même visible sur scène, et l’on croit d’abord qu’une véritable instrumentiste en crinoline en joue, mais il ne s’agit en fait que d’Alisa, qui mime seulement pendant quelques instants.
Vocalement, les représentations du Teatro Réal se hissent également à un niveau qui méritait amplement une captation. Rossinien entendu au festival de Pesaro, Yijie Shi est un luxe appréciable dans le personnage épisodique d’Arturo. Bien plus à propos ici que dans le répertoire français où persiste à l’employer l’Opéra de Paris, Roberto Tagliavini campe un pasteur dégingandé et grimaçant, dont on se demande un temps s’il n’est pas complice des manipulations perpétrées contre l’héroïne (dont il prétend laver les bottines lorsqu’il la prépare à son mariage forcé). Lui aussi parfaitement à sa place, Artur Rucinski est un Enrico d’autant plus convaincant qu’il joue les monstres froids, sans jamais tomber dans l’histrionisme ; ses relations avec sa sœur prennent une dimension incestueuse lorsqu’il glisse une main baladeuse sous sa jupe après l’avoir ligotée à son petit lit-cage. En Edgardo, Javier Camarena assume crânement le kilt assorti aux jambières et veste de cuir ; le ténor mexicain livre une prestation en tous points admirable, par l’énergie de son investissement dramatique comme par la délicatesse de ses phrasés à maintes reprises. Quant à Lisette Oropesa, c’est une incarnation magistrale qu’elle propose de l’héroïne. Jamais la voix ne sonne comme celle d’un petit rossignol, malgré la pureté instrumentale dont elle est capable dans le suraigu ; le timbre, charnu, sait prendre des couleurs variées, parfois sombres, avec toujours une belle fermeté de diction. La soprano américaine mérite amplement l’ovation que lui réserve le public à l’issue de la scène de la folie, qu’elle termine debout sur une chaise, bras levés, en diva attendant l’hommage de ses admirateurs ; sa présence sur le plateau ne s’arrête d’ailleurs pas là, car Lucia reparaît au dernier tableau, morte-vivante amenée par Enrico pour prendre place parmi les tombeaux et devant qui Edgardo se suicidera d’un coup de pistolet.
À visionner sur ce lien : https://youtu.be/Y6vH7DNzlhU