Don Carlos qui était le clou du festival de printemps annuel de l’Opéra National de Lyon présentait divers attraits, le premier était le choix de l’édition dite de la répétition générale, sans les coupures que Verdi lui-même fut contraint d’effectuer ‑pour des raisons d’ordre exclusivement pratique- pour la Première à l’Opéra de Paris en 1867. En réalité l’édition n’était pas totalement complète, parce qu’à Lyon aussi on a un peu coupé : il manquait par exemple un peu moins que la moitié du ballet, et dans la scène de la révolte après la mort de Posa il manquait l’intervention d’Eboli.
Pour être clair cependant une édition qui puisse incluse toute la musique écrite par Verdi est matériellement impossible, parce qu’à l’occasion des diverses reprises, à Naples en 1872, à Vienne en 1882 et surtout à Milan en 1884 et à Modène en 1886, le compositeur non seulement effectua des coupures, mais aussi des ajouts et des changements. La tentation de dire que ces interventions postérieures ont été bienvenues est forte, parce qu’elles rendent l’opéra plus concis et plus dramatique, mais une vision critique historique amène à considérer positives et toujours suggestives les différences entre les versions et à reconnaître que les changements répondaient aux diverses conceptions qui régulaient le Grand Opéra en France et le melodramma en Italie.
Tout cela était bien clair au directeur général Serge Dorny qui a voulu des artistes – et nous arrivons à l’autre motif de grand intérêt de cette exécution- qui dans leur grande majorité n’avaient jamais chanté le Don Carlo italien et qui pour certains débutaient même dans Verdi. Ce choix de chanteurs « vierges » de toute la tradition de l’exécution italienne, avec ses qualités et ses limites, visait évidemment à éviter que le Don Carlos français soit interprété avec les mêmes habitudes que le Don Carlo italien.
Dans une interview, Daniele Rustioni qui offre là sa prestation verdienne la plus exigeante de sa jeune carrière, a affirmé que même en présence des mêmes notes, la phonétique française demande non seulement – ce qui est clair – une vocalité moins éclatante, plus nuancée et plus ténébreuse que l’italienne, mais que l’orchestre lui-même qui souvent respire avec les chanteurs, doit changer son phrasé. Cette observation aiguë et juste l’a guidé dans son interprétation qui a donné à l’orchestre les couleurs exactes – obtenues avec de subtiles nuances et justes vernis, comme si on parlait d’un tableau- de cette œuvre qui se déroule dans l’atmosphère sombre et oppressive de la cour d’Espagne, où tous doivent se retenir et où personne, même pas le roi, ne peut agir de manière ouverte et s’exprimer de manière directe, à moins de vouloir signer sa propre condamnation à mort ou à l’exil, comme il arrive à Posa ou Eboli pour avoir oublié un instant cette règle.
Voilà pourquoi, même c’est un Grand Opéra, Don Carlos est une œuvre essentiellement intimiste qui se déroule surtout en une succession de monologues et duos. Cependant, le contraste avec les moments plus grandioses qui ne doivent jamais tomber dans la grandiloquence superficielle, absolument étrangère à Verdi, est fondamental : et ce deuxième aspect de Don Carlos a été très bien rendu par la direction de Rustioni, qui a saisi le grand sens dramatique de la scène de l’autodafé, en la rendant terrible et cruelle comme on ne l’avait jamais entendue. Dans cette scène, réalisation musicale et scénique ont trouvé une cohésion parfaite. La mise en scène de Christophe Honoré n’a rien de spectaculaire, mais elle est essentielle, voire pauvre, et donc d’autant plus dure et efficace : le peuple est serré au premier niveau d’une de ces tribunes de bois qu’on construisait pour l’occasion, tandis que la cour et le clergé prennent place la première au niveau intermédiaire et le second au niveau le plus haut tandis que sur la scène, les condamnés sont préparés au supplice atroce, puis hissés en hauteur et entourés de vraies flammes descendues des cintres. La crudité de ce tableau est vraiment bouleversante, sans les excès qui pourraient empêcher d’entendre la musique.
C’était là le meilleur d’une mise en scène aux résultats divers.
À première vue on pouvait être induit en erreur, voire irrité de certaines trouvailles d’Honoré, mais à y bien réfléchir, son approche a été pour l’essentiel respectueuse. Certaines interventions du metteur en scène sont allées dans la direction juste, comme l’explicitation de l’amour qui au premier regard emporte Elisabeth et Carlos, qui n’est pas seulement passion romantique mais aussi attraction physique.
Qu’Eboli ait une jambe blessée et se déplace en fauteuil roulant (un topos de la mise en scène lyrique contemporaine) peut sembler gratuit, mais possède une réelle fonction dramatique, parce qu’elle la différencie des autres dames de la cour et donne un grand relief à sa présence en scène. D’autres idées en soi justes ont été ruinées par une trop grande insistance, comme si on craignait que le spectateur fût long à comprendre : pour mettre en évidence la déjà très évidente sensualité de la « chanson du voile », il suffirait de peu et il n’était point besoin qu’Eboli se caresse voluptueusement ni qu’elle caresse le page Thibault au passage, pendant que les autres dames pour ne pas être en reste se frottent à Posa à son entrée en scène : on est au bord du ridicule. On y tombe (et d’ailleurs on entend en salle quelque ricanement) quand dans la scène d’après d’abord diverses chaises sont jetées à terre, et puis le Roi se baisse et les remet en place une par une. : peut-être Honoré voulait-il démontrer combien Philippe II était un maniaque de l’ordre, dans les petites choses comme dans le gouvernement de l’Empire ?
Les décors de Alban Ho Van, restent minimalistes et essentiellement noirs, les costumes de Pascaline Chavanne mélangent les époques, en référence aux règles dominantes dans la mise en scène d’aujourd’hui à l’opéra. La chorégraphie de Ashley Wright a suivi les règles universellement appliquées dans les ballets des opéras, avec sa signification obscure et totalement étrangères au caractère de la musique : si on ne nous l’avait pas expliqué, nous n’aurions pu deviner que les quatre malheureux, qui d’abord se démenaient en mode convulsif et frénétique, pour s’abandonner ensuite à des rapports sexuels hétéro et homo, sont les mêmes qui seront suppliciés dans l’autodafé. Qu’on ait retenu totalement inacceptable de s’en tenir à l’argument originel de ce ballet, – qui devaient se dérouler dans une grotte sous-marine recouverte de nacre et se conclure par la célébration de la couronne espagnole est symptomatique de ce qu’on ne réussit pas encore à accepter totalement la dramaturgie du grand opéra, dans lequel les danses étaient un divertissement sans rapport aucun avec l’intrigue.
La distribution vocale était à peu près idéale. Sergey Romanovsky, une fois passé un peu de nervosité initiale, a été irréprochable dans un rôle très insidieux, qui ne monte pas à l’extrême aigu, mais insiste beaucoup sur le registre de passage si traître… le ténor russe a parfaitement compris que le rôle est aux antipodes du ténor italien typique ; il ne doit absolument pas avoir une voix lumineuse et sonore et doit "couvrir" les sons, garder la voix claire, chanter à voix basse, car Don Carlos est un personnage toujours incertain, tourmenté et inapte à la vie, qui ne peut jamais s'affirmer, ni avec son père ni avec la femme qu'il aime, et il est même soumis à son meilleur ami, qui l'encourage en vain et cherche à l'aider.Pour Sally Matthews, qui est avant tout une interprète mozartienne et qui jusqu'à présent avait chanté un seul personnage de Verdi, et très différent, Nannetta du Falstaff, la transition vers un rôle de soprano dramatique est sans doute prématurée, car on y entend certaines tensions et difficultés de sa voix ; mais le caractère royal et détaché d'Elisabeth a été bien rendu au dernier tableau, quand elle révèle son tourment intérieur, et seulement à Dieu.
Stéphane Degout débute dans Verdi. Pourtant, confirmant sa classe et son élégance, l’interprétation est déjà parfaitement mûre et donne un portrait noble et retenu de Posa.
Révélation que la jeune Eve-Maud Hubeaux ! Comme actrice, bien que contrainte au fauteuil roulant, elle est une panthère sensuelle et agressive, et comme chanteuse elle présente des moyens vocaux exubérants, mis au service du personnage avec musicalité et intelligence : le résultat est une Eboli qui rend tout le personnage. Les deux chanteurs qui avaient déjà chanté à d’autres occasions cette œuvre étaient plus que les autres dans le personnage et donc plus attachants ; que le hasard fasse qu’ils étaient tous deux italiens, pourrait-il me faire passer pour chauvin aux yeux de nos cousins français, des spécialistes en l’occurrence ? Michele Pertusi a mis son extraordinaire maturité vocale au service d’une profondeur magistrale dans l’interprétation d’un des plus grands personnages verdiens. Le sommet en était naturellement le monologue du quatrième acte, lorsque souffle et nuances dans les règles de l’art étaient au service d'une interprétation hautement intériorisée, sans jamais mettre en exhibition ces prodiges de technique vocale. Dans le duo entre Philippe II et le Grand Inquisiteur, Pertusi et un tout autant superbe Roberto Scandiuzzi chantaient sans jamais forcer ni crier, en évitant de transformer cette scène grandiose en guerre de décibels, et en lui donnant toute sa tension dramatique.
Des ombres en nombre limité et tant de lumières : pour un opéra aussi complexe, c’est un bilan très positif.