Henry Purcell (1659–1695)
Dido and Aeneas
Opéra en un prologue et trois actes
Livret de Nahum Tate
Texte du prologue de Maylis de Kerangal
Créé en décembre 1689 au Pensionnat pour jeunes filles de Chelsea
Direction musicale Václav Luks
Mise en scène Vincent Huguet*
Décors Aurélie Maestre
Costumes Caroline de Vivaise
Lumière Bertrand Couderc
Dido                          Anaïk Morel
Femme de Chypre Rokia Traoré
Æneas                      Tobias Greenhalgh
Belinda                    Sophia Burgos
Sorceress / Spirit  Lucile Richardot
Second Woman     Rachel Redmond
First Witch             Fleur Barron*
Second Witch        Majdouline Zerari*
 Sailor                      Peter Kirk
Chœur et orchestre Ensemble Pygmalion
*Ancien.nes artistes de l'Académie
Festival d'Aix en Provence, Théâtre de l'Archevêché, 17 juillet 2018

Didon et Énée au Festival d’Aix, c’est plutôt une bonne idée, d’autant que l’œuvre a été bien servie dans l’histoire du Festival : en 1960 avec Teresa Berganza, en 1978 avec Janet Baker, en 2006 sous forme de production pour jeunes artistes. La production de Vincent Huguet ne convainc pas dans son choix d’élargir le spectre de l’œuvre aux pérégrinations migrantes à la violence contre les femmes et de faire de Didon une autocrate punie par là où elle a pêché. Musicalement l'impression n'emporte pas totalement l'adhésion non plus, en dépit d'un chœur magnifique et d'un orchestre de bon aloi.

Le dispositif d'ensemble

Ce doit être une caractéristique des scènes françaises que de ne pas s'inscrire dans une mémoire visible et lisible. Un exemple, dans les programmes du Festival d’Aix, il n’y a rien sur l’histoire de l’œuvre présentée au Festival : le passé ne doit sans doute pas intéresser le public, on est là dans l’hic et nunc. Or, la gloire d’un Festival comme Aix est assise sur une histoire, une mémoire et le site du festival n’a aucune archive. L’Opéra de Paris l’a enfin compris avec son site Memopera et ses programmes qui signalent au moins des éléments de l’histoire de l’œuvre à l’Opéra après 1973. Qu’on aussi prenne exemple sur le site de l’Opéra de Vienne (archives depuis 1869), de la Scala (depuis 1951) ou du festival de Bayreuth (archives depuis 1949). Le public a droit à ces informations et c’est le considérer comme simple consommateur que de ne pas l’informer de l’inscription de l’œuvre représentée dans le fil historique local ; cela permettrait aussi de réfléchir à l’identité (le mot est à la mode) du Festival d’Aix et à la notion de Festival en général, d’autant qu’Aix est le grand Festival lyrique de référence en France. Mais il semble que l’histoire ne soit pas à la mode de nos jours.

Un des caractères de ce spectacle, celui-ci comme d’autres est de renvoyer à des problématiques actuelles, à une actualité aisément perceptible par le public d’aujourd’hui : les amours de Didon et Énée font un peu has been, une Didon qui pérégrine et qui au passage, dans son désir de fonder une colonie (Carthage en l’occurrence), force des femmes à la suivre pour peupler sa ville nouvelle, c’est déjà plus moderne : on y parle colonisation, migration, violences faites aux femmes. Le public qui écoute les actualités en a des exemples tous les jours. mais en parler, est-ce affronter la question ? Est-ce la traiter ? N'est pas Regietheater qui veut.…
C’est quand même un peu tirer par les cheveux l’histoire bien connue de l’Eneïde que d’inscrire le mythe de Didon et Enée dans un cadre aussi éloigné de l’attendu. Énée, le héros voyageur (s’il en est, à l’instar d’Ulysse) qui s’installe pour un temps dans la Carthage mythique, retenu par une reine amoureuse, et qui est rappelé à sa mission par les Dieux, est déjà un personnage assez effacé dans l’histoire racontée par Nahum Tate et Purcell (au contraire de celle de Berlioz), mais dans celle racontée par Vincent Huguet il l'est encore moins, sauf au moment où il tue l’une des femmes (ce qui n’est déjà pas si mal).

Une proue intempestive

Le mythe de Didon et Enée, tellement servi par l’art, par la musique, par la littérature trouve donc ici une interprétation qui ne convainc pas, même s’il faut saluer les beaux mouvements du chœur. Cette vision statique d’un drame concentré au proscenium par l’horizon bouché (quel symbole…) de ce mur et de cette rambarde (Décor de Aurélie Maestre), est assez élégante au demeurant, même si la proue de navire énorme qui descend poser sur le sol les sorcières malfaisantes est un peu excessive. Elle correspond à une œuvre qui est un grand lamento, mais la lisibilité du drame en prend quand même un coup.L’oppression des femmes, lue dès le départ où le groupe qui entoure Rokia Traoré est assez vigoureusement emmené en coulisse par des soldats, est le motif essentiel, d’autant plus que Didon en est à l’origine (elle emmène de Chypre, dans ses bagages quatre-vingt femmes destinées aux hommes qui vont fonder Carthage). Nous sommes tout de même dans une théâtralité où l’esthétisant domine, où l’on se déplace lentement avec componction, de droite à gauche ou de haut en bas, on l’on descend des escaliers avec noblesse : on se touche peu, on reste distingué et à la fin Didon meurt dignement comme il se doit et son corps est emporté au milieu des lamentations.
Très clairement, une version semi-concertante eût pu faire l’affaire…tant il se passe peu de choses en scène.

Rokia Traoré

Mais il y a Rokia Traoré. Au-delà de la nécessité de rallonger un spectacle qui sinon durerait une heure (à 270€ les places de première catégorie…) on se trouve une fois de plus dans l’effet de mode, le chant africain étant aujourd’hui assez populaire. Aix qui hume les modes à leur passage aime à installer dans ses spectacles l’ailleurs de préférence ex-colonial, non sans séductions d’ailleurs mais non sans complaisance aussi. On ne glosera pas sur le lien avec le mythe, mais faire de cette belle chanteuse une diseuse, une conteuse de l’histoire de Didon (sur un joli texte de Maylis de Kérangal – autre effet de mode), avec quelques éléments superbement chantés est sans doute le seul moment un peu fort et vraiment théâtral de la soirée. Rokia Traoré aurait fait une superbe Didon, elle en a la stature scénique et ses apparitions  au long du spectacle sont marquantes…
Ce cadre assez creux dans l'ensemble est quand même mieux servi par la musique, essentiellement l’Ensemble Pygmalion, irrégulièrement présent, mais lancinant, mais poétique avec les sonorités toujours un peu étranges et subtiles des bons ensembles baroques, dirigé par Vaclav Luks, en l’absence de Raphaël Pichon pris par Die Zauberflöte. Une prestation de qualité, mais c’est surtout au chœur qu’on doit le meilleur, de bout en bout excellent, nuancé, intériorisé, mais aussi quelquefois vigoureux, c’est vraiment lui le protagoniste de l’ensemble du spectacle.
Car on ne peut dire que de la distribution émergent des personnalités définitives. Ce sont les sorcières (un emprunt à l’univers shakespearien : Nahum Tate a introduit les sorcières au lieu des traditionnels Dieux de l’Olympe, ou figures allégoriques des prologues monteverdiens) qui sont sans doute vocalement  les plus séduisantes (les ensorceleuses…) où domine le magnifique mezzosoprano Lucile Richardot, sans conteste la meilleure du plateau, à la belle voix charnue, avec ses deux compagnes, mezzo aussi, qui ne sont pas en reste, Fleur Barron et Majdouline Zerari, très en place.
Le reste de la distribution ne dépasse pas la prestation honnête et didascalique, aussi bien la Belinda de Sophia Burgos que l’Énée de Tobias Lee Greenhalgh, dans son uniforme de soldat (Costumes de Caroline de Vivaise), à la voix pâle qui ne réussit pas à imposer un quelconque personnage, et au chant au total très banal (plus notable le joli timbre du Sailor de Peter Kirk).
Et puis Didon.
Les illustres chanteuses qui ont abordé le rôle forment un passé écrasant (on pense à Jessie Norman ou Janet Baker). Le festival n’a pas eu de chance avec la fugace apparition de Kelebogile Pearl Besong, remplacée par la jeune Anaïk Morel qui a dû s’insérer dans le spectacle. Le timbre est homogène et beau, la voix présente, l’assurance vient peu à peu. Mais peut-on lui tenir rigueur d’une relative inexpressivité, d’une certaine absence de couleur, d’un rendu sans grands accents. Sans doute faut-il pour ce rôle des artistes plus consommées, plus installées. En tous cas, comme on dit, elle « assure » avec un certain cran. Il reste à imposer une présence qu’on n’identifie pas. Il y a des Didon qui dès qu’elles apparaissent, sont identifiables. Nous n'y sommes pas encore.
Bien accueillie par le public qui a chaleureusement remercié les artistes, la production reste pâlichonne :  le metteur en scène Vincent Huguet, connu pour avoir accompagné Chéreau les dernières années comme assistant (notamment pour Elektra, tout comme la costumière Caroline de Vivaise) et désormais aussi metteur en scène apprécié,  n’arrive pas à imposer sa vision : c’est un spectacle élégant  qui n’a pas réussi à créer l’émotion visuelle et musicale qui l’inscrirait dans une mémoire de spectateur.

Femmes oppressées
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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2 Commentaires

  1. bonjour,
    est-il possible de se procurer le texte du prologue êcrit par maylis de kerangal ? si oui, à qui s'adresser ?
    merci de votre réponse.
    anne turini

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