Revoir une production du passé nous permet de confronter le souvenir que nous en avons eu avec l'impression qu'elle procure aujourd’hui, éclairée par la sensibilité du présent. Dans le cas de Carmen, il y a pour moi un avant et un après la production de Dmitry Tcherniakov à Aix-en-Provence, avec une radicalité, une inventivité et un éclat qui la placent dans une catégorie à part, une de ces rares occasions où une représentation d'opéra parvient à provoquer chez le spectateur un nouveau regard sur un des piliers du répertoire et même sur l'art de l'opéra lui-même. Carmen a eu la chance d'attirer au cours des dernières décennies un autre regard iconique, celui de Calixto Bieito, qui ces derniers temps (un travail importé et installé par Lissner comme production stable pour l'Opéra national de Paris) semble s'affirmer comme un paradigme moderne dans l'interprétation de cette œuvre, le pittoresque zeffirellien étant relégué au rang des vieilleries (ou prétendues telles).
Le spectacle de Kušej, même si vraiment remarquable, n'atteint pas ce niveau. S'articulant à partir du flashback, cette Carmen se développe dans un espace abstrait, gris, spectral ; l'exécution de Don José, dont les spectateurs sont témoins au tout début de la représentation, suscite l'idée que tout le cours de l'histoire dont on est témoin est prédéterminé dès le début, ou bien plus, que ce serait une histoire cyclique, récurrente, dans laquelle les personnages sont moins humains que des archétypes, des lavettes qui agissent sous la dictée de certaines impulsions ou inclinations. Le personnage principal, dans ce monde peu lumineux et pas du tout méditerranéen, est consciemment ou non un diable, tandis que Micaela est une machine, un hybride de robot et d'être humain, et Don José une brute dominée par ses propres pulsions, une boule hormonale aveugle, qui s'effondre dès que la Tsigane décide de se mettre sur son chemin. Le metteur en scène semble avoir eu moins d'intérêt, pour Escamillo qui ne fait que jouer son rôle bien connu de « mâle blanc de base ». La dramaturgie suit les éléments du livret, et c'est plutôt l'atmosphère, post-apocalyptique, qui sépare la proposition de Kušej des plus traditionnelles, avec un clin d'œil au travail de Bieito (antérieur de plusieurs années) dans la conception d'un espace vide pour le prodigieux duo final.
Comme en 2006, la direction de Barenboïm s’impose au cours du spectacle pour sa fougue, sa chaleur, son brio. L'orchestre explose des mille couleurs auxquelles la scène renonce, avec férocité, dès l'attaque de l'ouverture, qui impose au spectateur de s'abandonner peu à peu à l'irrésistible éloquence d'un discours totalement consacré au caractère volatile des passions que l'histoire propose.
Mais Barenboïm ne cherche pas, contrairement à Heras Casado dans ces représentations aixoises, à méditer sur la luminosité, le raffinement et la fraîcheur de la partition, sur le Bizet debussyste ou impressionniste. Il se sent plus (ou exclusivement) attiré par le côté « tragédie noire » de Carmen, célébration rituelle du sang et du destin inexorable, et donc souligne l’affinité de sa vision avec l'esthétique de cette production. C'est pourquoi il brille surtout dans des moments comme l’ouverture, déjà évoquée, ou la scène de la séduction de José par la gitane du premier acte, la scène des lettres du troisième acte, et l'ensemble du dernier acte, surtout sa scène finale, d'une extraordinaire intensité dramatique.
Son choix interprétatif requiert avant tout un énorme Don José, tant vocalement que dans l'interprétation, car Don José est le personnage qui, dans cet opéra, évolue le plus nettement sous nos yeux, de la jeunesse solaire, pleine d'avenir, à l'autodestruction. Villazón l'était en 2006, et Fabiano l’était à Aix-en-Provence en 2017 dans le travail brillant de Tcherniakov. Aujourd'hui, la voix de Fabiano est plus terne qu'il y a un peu moins de trois ans : la ligne est plus instable dans le registre central, le passage à l’aigu est plus laborieux, et la pureté de l'émission dans cette zone aiguë plus incertaine. Peut-être que le ténor, à l'origine une belle voix lyrique, s’oriente maintenant rapidement vers les rôles plus durs du répertoire dramatique. Ce qui ne fait aucun doute en revanche, c'est son engagement théâtral et interprétatif, ainsi que sa capacité à entrer d'une manière profondément crédible dans ce personnage de Don José qui, selon toute vraisemblance, a marqué sa carrière. Fabiano voit José comme un être maladif, incapable de résister à Carmen, en proie à ses propres obsessions et faiblesses, profondément basique, instable et violent. Sa performance, sans atteindre le niveau qu'elle a atteint en 2017, compense fortement les réserves qu’on peut émettre.
Pour Rachvelishvili, le rôle de Carmen est également crucial dans sa carrière, puisque c'est avec ce rôle qu'elle a débuté avec Barenboim dans la « prima scaligera » du 7 décembre 2009. La voix de la mezzo-soprano géorgienne est de celles qui font se lover le spectateur dans un simple plaisir sensuel. Brillante, profonde, puissante, cette voix privilégiée s'empare de la scène de bout en bout de la représentation, chantant avec une aisance insolente une partie qui est totalement sienne. En tant qu'actrice, son interprétation est plus conforme ou élémentaire : elle s'efforce de suivre les didascalies déterminées par Kušej, et sa connaissance du personnage est évidente ; mais il y a quelque chose d'exagéré, peut-être involontairement, chez elle qui nous rappelle toujours qu'elle joue Carmen, plutôt que d'être Carmen. La lumineuse et exquise Christiane Karg est très efficace dans Micaela, bien qu'on puisse souhaiter un peu plus de chaleur dans son approche d'un personnage que le spectateur voit sans surprise exclu par celui de la gitane dans l'amour de Don José. Gallo est un Escamillo solide et résonnant, mais sans brillant ni noblesse. Les rôles secondaires sont remplis avec la qualité typique de ce théâtre. Et le public, enthousiaste, donne ce qui vont devenir pour longtemps ses derniers applaudissements. Tout cela brille aujourd'hui de la lueur trompeuse des choses du passé.