Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Così fan tutte, ossia La scuola degli amanti (1790)
Dramma giocoso in due atti
Libretto di Lorenzo Da Ponte
Créé au Burgtheater de Vienne le 26 janvier 1790
Traduction en suédois : Carin Bartosch Edström
Arrangement musicaux : Henrik Schaefer, Fredrik Högberg

Direction :  Gunvald Ottesen (en alternance avec Henrik Schaefer)
Mise en scène
 : Ulrike Schwab
Scenographie et costume :
 Rebekka Dornhege Reyes
Lumières
 : Åsa Frankenberg
Masques et perruques
: Therésia Frisk
Dramaturgie
 : Jürgen Otten

Fiordiligi : Sanna Gibbs
Dorabella
 : Ann-Kristin Jones
Ferrando
 : Wiktor Sundqvist
Guglielmo
 : Richard Hamrin
Don Alfonso :
 Joa Helgesson
Despina
 : Micaela Sjöstedt remplacée ce soir ‑là par Frida Engström (chant) et Ulriqa Fernqvist (scène).

Folkoperans orkester
Orchestre de Folkoperan

Folkoperan, Stockholm, dimanche 20 mars 2022.

Così Fan tutte est un opéra problématique, voire un opéra à problèmes. Dernier né de la collaboration Mozart Da Ponte, il ne bénéficie pas comme Le Nozze di Figaro et Don Giovanni d’un support littéraire irradiant et opère sur un mode plus léger, discret peut être plutôt, que les autres. Si trilogie Mozart-Da Ponte il y a, c’est au-delà de la signature commune, une trilogie du mariage. Mais là où Le Nozze et Don Giovanni travaillent profondément l’institution et les rapports sociaux, Così reste, apparemment, en surface.

Avec une curieuse absence de violence très présente dans les volets précédents : certes on y corrompt des petites mains et on s’attaque à séduire avec acharnement deux jeunes femmes mais on n’arrache au final que deux portraits portés autour du cou. En comparaison, Don Giovanni : un, voire deux viols, un meurtre, une créature d’outre-tombe qui jette le protagoniste dans les flammes de l’enfer, une milice armée nocturne (presqu’une jacquerie) pour se venger d’un noble abuseur, beaucoup de coups de bâtons et un soupçon de corruption et Le Nozze : beaucoup de tentatives de corruption, des femmes forcées, des violences sur mineures, une hache… pour enfoncer une porte.
Dans Don Giovanni, on remue des choses profondes, mythiques voire mythologiques, on attaque la métaphysique ; avec Le Nozze, on sent frémir la Révolution et on est en pleines Lumières ; dans Così, on est loin de tout cela et, pour un peu, ce serait le retour de l’Ordre sous couvert de liberté (Comme chez Balzac, physiologiste du mariage : si liberté il y a, c’est dans un certain relâchement de mœurs, une licence amoureuse et sexuelle disons, très Régence, mais, dans la discrétion, et à condition de ne pas toucher au mariage, à la famille, à la patrie, à Dieu, au Roi. Et au Capital…).
Pour revenir au mariage, la question mérite approfondissement mais disons que Don Giovanni attaque frontalement l’institution en voulant « épouser » toute femme (air du Catalogo). Donna Anna veut éviter le mariage convenu (de convention) avec Don Ottavio, peu attirant sur le plan fantasmatique, et le meurtre du père est en cela une bonne excuse. Donna Elvira souhaite à tout crin épouser Don Giovanni (le mariage comme fringale sexuelle ?). Masetto et Zerlina veulent s’épouser en paix même si Zerlina n’est pas contre un (ou deux) écart(s).

Quant aux Nozze, dans lesquelles il est beaucoup question de mariage, l’opéra est presque un état des lieux des différentes formes possibles, une véritable carte du Tendre du Mariage. Celui qui bat de l’aile (Comte-Comtesse) sauvé in extremis par le pardon féminin, le bientôt consacré Figaro-Suzanna, sous le feu de l’épreuve mais solide et même raffermi, le réchauffé Bartolo-Marzellina, l’incestueux Marzellina-Figaro. Des mariages divers donc, tellement d’ailleurs qu’on en oublie presque, tant c’est dit en passant (sans résolution d’ailleurs et cela soulève pourtant de lourdes interrogations sociales), la question du mariage demandée au Comte par Barberina, fille du jardinier alcoolique, et du page Cherubino, filleul noble de la Comtesse.

Il est beaucoup de non-dits, signifiants, qui parcourent l’œuvre de Mozart-Da Ponte et qui attaquent les conventions sociales de l’époque, dont la sacro-sainte question du mariage et de l’amour qui agite la société, et qui structure même toute l’œuvre d’un Balzac, encore lui.

Par ailleurs, autant dans Don Giovanni que dans Le Nozze, nobles et roturiers se croisent sans cesse, avec même une porosité extrême des personnages doubles, maîtres et valets, alors que dans Così, l’ordre hiérarchique reste immuable et profondément déséquilibré. On pourrait voir une sorte de front commun sur l’axe Alfonso-Despina mais le premier est clairement supérieur et sur un flanc idéologique (libertinage) tandis que la seconde reste sur sa ligne de crête de l’inférieure en mode guérilla : en tant que non-noble, sa basse extraction l’engage à tirer parti de ses maîtres en argent comptant, en monnayant son astuce, en tant que non-homme, sa condition de femme l’engage à aider ses semblables à apprendre à tirer parti de leurs charmes. Le tout non pas pour permettre un équilibre mais seulement jouer sur la bascule hautement défavorable.
Les questions sociales tant remuées par Mozart et Da Ponte semblent absentes, ou du moins très sous-jacentes dans Così et c’est cela qui, en partie, pose problème au spectateur moderne.

Rappelons les données mathématiques : deux couples fiancés, Fiordiligi/Guglielmo et Dorabella/Ferrando. Don Alfonso, un vieux libertin ami des deux fanfarons de soldats questionne leur confiance en la fidélité de leurs épouses, deux jeunes sœurs Ferraraises inexpérimentées dans les choses de l’amour, et leur propose de se soumettre à sa volonté afin de tenter, par tous les moyens, d’attaquer les serments féminins. Comme adjuvant, une soubrette « à qui on ne l’a fait pas », vénale, aidera contre argent sonnant et trébuchant leurs gourdes de maîtresses à succomber, en moins de 24h !, aux assauts des deux amants déguisés en Albanais((Migrants ? Réfugiés ? Mineurs isolés ?)), quitte à se déguiser elle-même aussi en docteur de pacotille mesmérisant les corps amoureux, puis en notaire jargonnante, pour apparier les nouveaux couples, le tout avec force contrefaçons de voix. Les filles tombent dans le grossier panneau, puis, tout est bien qui finit bien, les couples initiaux se reforment au son de il vaut mieux en rire et répétez moi en cœur la leçon : Così fan tutte !, « ainsi font-elles toutes ». Ah les (bonnes) femmes…
Voilà qui est assez insupportable pour le spectateur moderne : le machisme, le machiavélisme, l’invraisemblable, le dérangeant retour sans heurts à la situation initiale, la soumission aveugle à la hiérarchie, notamment de classes (mais aussi au patriarcat sous sa forme la plus discrète avec le rôle d’Alfonso, ami plus âgé, qui en appelle à l’honneur des soldats).

À cela s’ajoute une musique faite pour les connaisseurs pointilleux (et c’est là que réside la véritable action profonde de l’opéra), ou quelques dièses et bémols trahissent, discrètement, les tempêtes qui agitent nos (vrais) amoureux en chef Ferrando et Fiordiligi, révélés par le jeu des masques. On retrouve aussi, en pointillé dans le texte, mais musicalement centrale, la question de la formation du couple, l’un terrien (Guglielmo/Dorabella), l’autre (Ferrando/ Fiordiligi) aux aspirations plus élevées, qui accède à une sorte de révélation dans l’épreuve, quelque chose qu’on retrouvera dans La Flûte Enchantée avec les couples Papageno/Papagena, Tamino/Pamina.
Mais cette révélation reste, on l’a dit, avant tout musicale, présente mais cachée, quasi refoulée, y compris par un Alfonso prompt à remettre de l’ordre dans tout cela… et tout le monde de s’y plier.

La production de Schwab et Henrik Schaefer va donc questionner tous ces point d’achoppement, déconstruire Così, voire le retailler à l’occasion pour nous le rendre supportable et lisible à nous, spectateurs de 2022. La comparaison qui nous vient est celle de Deconstructing Harry, film moyen de Woody Allen, dans lequel le personnage d’acteur joué par Robin Williams devient « out of focus », complètement flou, perturbant tournage et relations.

La question de l’œuvre pure à l’opéra, est une posture récente, conservatrice et dénuée de sens historique comme Guy Cherqui n’a de cesse de le rappeler. Folkoperan n’a pas ces œillères-là, traduit le texte en suédois et n’hésite pas à tailler dans le vif, y compris musical, nous y reviendrons.

Ce Così commence comme une rom-com (Romantic Comedy), film à l’appui, projeté sur un écran de gaze qui cache la scène pendant qu’un enregistrement joue le prélude. Dorabella et Fiordiligi, jeunes filles modernes préparent leur mariage, comme beaucoup de jeunes femmes : comme un jeu de princesses, le dernier jeu de l’enfance ?, courant les magasins, se régalant de rêve sur papier glacé, essayant leurs robes, se gavant de délices crémeux… On a beau être modernes, indépendantes : on reste de manière atavique liée à l’image intacte de la robe blanche de l’innocence, au consumérisme décomplexé. Et prêtes à bien des compromissions au vieil ordre social et moral : la cérémonie du mariage, l’église….
C’est bel et bien une parenthèse enchantée et fallacieuse (l’enregistrement du prélude) car derrière l’écran, les corps des deux jeunes femmes sont encombrées de robes de mariées factices (voire de façade) et tiennent fermement le balai : les deux attributs de la féminité, qui restent malgré toutes les libérations féminines, l’apanage des femmes. Les études sur le partage des tâches ménagères, y compris dans les pays occidentaux les plus développés, montre toutes, encore, des écarts de genre prononcés.

Sanna Gibbs (Fiordiligi) et Ann-Kristin Jones (Dorabella), femmes au bord de la crise de nerfs.

Femmes engoncées dans leur rôle sur scène, se rêvant actrice d’un jour, reine de la fête, sur le mode d’Hollywood (le rêve inscrit dans la durée finie de la pellicule). Les hommes eux s’agitent (et se pavanent) dans le monde, dans les allées latérales du public, verre à la main, pendant qu’Alfonso, clownesque, un peu monsieur Déloyal dirons-nous, remue les glaçons, prépare les réjouissances.

Pour mettre un peu de désordre dans tout cela dès le début, la musique de Mozart est trafiquée pour gripper la machine : c’est un orchestre léger, comme toujours à Folkoperan. Ici, violon contrebasse et surtout… trombone, accordéon et… batterie à jardin, au balcon. La petite musique de Mozart a du plomb dans l’aile, comme les futurs mariages. Ça grince, tout comme Alfonso qui agite les glaçons (à moins que ce ne soit du verre brisé ?) dans un seau… Il remue le tout et propose un jeu de rôles (glaçant ?) aux garçons, que ces idiots de fanfarons acceptent, ainsi que les filles, surjouant la béatitude en vraies dindes.

Tombé de rideau et entrée dans un nouveau monde

Il s’agira d’entrer dans un nouveau monde, de se tester en changeant les rôles. On voit ici le basculement ludique d’un monde supposément libéral, où l’individu se doit d’être joueur, changeant et où tout semble inconséquent.
Le pari de Così dans cette production est donc ici ouvert et les acteurs signent tous un pacte, le contrat qui régente toute action moderne et lie les individus((on peut d’ailleurs s’interroger sur le côté « magique » du contrat. Est-il une résurgence métaphorique de l’aimant de Despina ?)).
Les contractants s’engagent à être de bons petits soldats (air Bella vita militar) au service du jeu d’Alfonso.
Notons également que les rapports de domination moderne ne sont plus exactement ceux du XVIIIe. Si les rapports de classes sont abolis, disons endormis… le monde de ce Così décrit le monde des possédants, des jouisseurs. Les femmes de la Rom Com étaient des consommatrices averties, orchestrant leurs achats, sans limites.
Despina n’est plus la servante servile, de basse extraction et aisément corruptible, elle est l’outlaw, la corruptrice, l’en dehors de la société patriarcale, genrée, majoritairement hétérosexuelle, basée sur le couple et donc le mariage. Si elle est habillée en soubrette, c’est celle du fantasme, de la Domina-soumise, au gré du jeu (très cosplay-manga d’ailleurs).
Son monde est la scène, elle est en dehors du jeu du monde, ou plutôt elle est le jeu même.

Féministe, libérée, vouée aux plaisirs, elle est hors de la société et pourtant agissante sous son regard médusé (rapport scène-public). Le second frêle rideau se lève et libère le monde de Despina, tandis que l’orchestre, mozartien cette fois mais avec compléments (on y entend un vibraphone, un saxophone !), s’installe en fond de scène et en hauteur. Au moment de franchir ce nouveau temps de la vie, dans ce nouvel espace de jeu, les protagonistes dos au public, nez au rideau, entonnent Suave sia il vento.
Ils s’embarquent (Mon dieu que vont-ils faire dans cette galère !) sur un bateau fantôme, présent d’ailleurs sur scène, et dont Despina est le capitaine, pour un voyage au gré du vent, sans autre but que celui de suivre leurs désirs sans œillères.

Don Alfonso (Joa Helgesson), Despina (Micaela Sjöstedt), Guglielmo (Richard Hamrin) et Ferrando (Wiktor Sundqvist) : et vogue la galère. 

C’est un monde de rêve (la musique de Mozart se déploie enfin après une version en mode dégradée comme on dit dans le numérique), un véritable cirque, avec manèges, jeux d’enfants… et d’adultes (scènes explicites en forme de tableaux vivants), des structures mobiles d’un bâtiment d’origine classique avec coupole (on pense aux constructions spectaculaires de Palladio), dont on voit le squelette et qui se déforme tel un labyrinthe, une fête foraine de pacotille et de récupération, déguisement à poils et paillettes.

L’insoutenable légèreté de l’être : Guglielmo (Richard Hamrin), Fiordiligi (Sanna Gibbs), Don Alfonso (Joa Helgesson), Ferrando (Wiktor Sundqvist) Dorabella (Ann-Kristin Jones)

On s’y déguise, on se travestit, on s’amuse comme des adolescents jouant à action-vérité avec la bouteille au centre du cercle… C’est une société immature qui aime lever des barrières pour le simple plaisir de la transgression sans réfléchir à ses fondements.
Oui mais voilà, dans le jeu Fiordiligi embrasse Ferrando et la lumière se rallume.

Schwab ne prend pas de gants et montre dès le premier acte ce qui est déjà sensible dans la musique (l’appariement Fiordiligi Ferrando) mais ne se confirme dans le livret qu’au second acte. Les choses sont plus claires ici et chercheront donc à montrer qu’au-delà de la faute première, il y a éclosion puis persévérance dans les sentiments qui se manifestent en acte (et se répèteront, s’affirmeront dans l’acte II).

Jeu de mains, jeu de vilains : Fiordiligi (Sanna Gibbs), Ferrando (Wiktor Sundqvist), Dorabella (Ann-Kristin Jones)

Les choses étant pour ainsi dire posées, reste à se confronter, voire se conforter. Alors que les tentatives des garçons tâtonnaient, voire échouaient par étapes dans le livret, Schwab choisit d’épaissir les premiers grumeaux qui apparaissent. Au IIe acte, le nouveau jeu proposé aux amants est un jeu frontal, une sorte de chaise musicale où on change les rôles devant ceux qui restent hors-jeu, les yeux fermés. Guglielmo, fortement remonté, s’essaie à rendre jaloux Ferrando, tandis que Dorabella, elle, se pique au jeu. Là encore la metteuse en scène prend de l’avance sur le livret et met l’accent sur la jalousie de Guglielmo alors que dans le livret il est avant tout joueur et jouisseur. Guglielmo est le grand perdant du jeu alors que Dorabella se fait à cette nouvelle manière de vivre, hédoniste en situation précaire (on la voit, sur des patins, arpenter la scène), solitaire et pour tout dire, un peu perdue également.

 L’amour en pente douce : Don Alfonso (Joa Helgesson), Despina (Micaela Sjöstedt), Fiordiligi (Sanna Gibbs), Ferrando (Wiktor Sundqvist) Guglielmo (Richard Hamrin), Dorabella (Ann-Kristin Jones)

Reste les deux amants, tentés mais essayant de lutter contre leur attirance, l’un, Ferrando, s’enchaînant avec les moyens du bord (un filet) à une colonne pour résister au chant de l’autre, la sirène Fiordiligi ,qui se bricole une ceinture de chasteté à l’aide de bandes de plastique coloré. Rien n’y fait évidemment. L’attraction est irrémédiable.

L’heure des comptes a sonné. Il faut honorer le contrat. Les caméras rediffusent images et sons de l’engagement mais nous ne sommes plus au XVIIIe sièce et Alfonso a beau siffler la fin de la récréation : On ne badine plus avec l’amour au XXIe siècle. Così fan tuttI, chante-t-on (en suédois et en italien) mais le retour en arrière est impossible, contrairement au livret.
Guglielmo est détruit, Dorabella badine seule (sur un cheval à bascule. Relire ce que disait ce gredin macho de Freud sur l’onanisme féminin…), Ferrando et Fiordiligi se disent enfin oui et nos deux libertins-féministes d’Alfonso et Despina choisissent de baisser la garde pour finalement convoler en de bien justes noces ! La fin des idéologies en quelque sorte et le triomphe de l’amour vrai…
On l’a vu, l’équipe a choisi de s’attaquer point par point à ce qui fâche (ce qui pourrait fâcher ?) dans Così aujourd’hui. Attaque aussi sur le plan de la musique, en faisant dérailler le bel ordonnancement mozartien, en lui donnant un air canaille, presqu’opérette au début puis en lui donnant des couleurs insoupçonnées tout au long de l’opéra par une certaine réorchestration et  l’emploi d’instruments et de timbres inhabituels pour accentuer les ratés, les glissements de terrain, le rêve ou plutôt le cauchemar de l’expérience. Car l’équipe a volontairement gommé les traits bouffe : pas d’expérience magnétique, de faux mariage, de voix contrefaites, notamment chez Despina. On n’est visiblement pas là pour rigoler. La chair est triste hélas…
Et la musique par ces discrets ajouts et transformations donne fréquemment dans le lugubre quand elle n’accentue pas la magie qui va lier de plus en plus étroitement Fiordiligi et Ferrando.

En cela, l’équipe choisit de faciliter la lecture de Così. C’est son intelligence, sa force mais aussi, peut-être son échec, ce qui nous amène à quelques réserves.

C’est une lecture et une actualisation fouillée et ambitieuse mais qui nous touche d’autant plus qu’on connait l’œuvre. Un néophyte sera peut-être séduit par le spectacle mais beaucoup moins que celui qui connait les arcanes du livret. Quant à la musique de Mozart, elle est plus lisible et gagne en nouveauté, en étrangeté mais elle perd de sa beauté. Idem pour la traduction en suédois, qui reste très intelligible (notamment avec un beau plateau d’acteurs-chanteurs, très attentifs à dire le texte et les récitatifs, qui sont nombreux dans Così et ici fort bien réorchestrés afin de les rendre plus lisibles sur le plan musical) mais qui nécessite des coups d’œil aux écrans résumant l’action en direct : on perd vraiment en musicalité pour un minimum de compréhension supplémentaire. Parfois, un brin d’air ou quelques phrases sont lâchées en italien et tout de suite, c’est une respiration.

On pense sans cesse à la production de Ponnelle qui prenait le parti de respecter le décor XVIIIe mais, dans quelques gros plans pendant les séductions à l’œuvre, laissaient les protagonistes à visages vraiment découverts, pour ne laisser aucun doute sur l’artificialité des mascarades de Così. Ponnelle concluait sa production avec un tableau de la réalité vécue par les personnages, en contradiction avec le texte tout est bien qui finit bien, pour ne laisser aucun doute sur les ambiguïtés. Schwab ne prend pas les détours, ni les atours du XVIIIe et du livret mais jette un regard franc sur les forces et les sentiments en jeu. Les gros plans de Ponnelle étaient terrifiants (tout en plongée : homme sur femme)  accentuant le côté brutal du jeu en œuvre, ici, il y a une amertume et une noirceur qui se répandent et dont seuls les couples Ferrando/Fiodiligi  (l’épreuve du feu de la Flûte ?) mais aussi curieusement Alfonso-Despina sortent gagnants, malgré beaucoup de tristesse réelle (se souvenir de la dernière production de Salzburg avec un Alfonso démonté à l’avance de la révélation finale à venir), car ses sachants ont sans doute fait les frais aussi d’une expérience qui les conduit à des positions radicales. Et sans doute épuisantes.
D’où une impression que ce Così, ô combien réel, si ce n’est réaliste, n’est pas le Così de Mozart-Da Ponte. Qu’il manque cette illusion, cet illogisme (ils y sont certes, traduits) ou du moins la légèreté heureuse et un peu absurde qui fait le sel de Così. Le charme de l’imperfection parfaite.

Le spectacle doit aussi beaucoup au plateau, hyper engagé, extrêmement homogène, aux voix bien placées, claires et aussi charmantes qu’explosives. C’est une équipe jeune aux voix idoines avec une vraie intelligence de jeu, parcourant le plateau (y compris sur des patins), éclatant de fureur et de sentiments. Difficile de les distinguer tant le quatuor fonctionne admirablement.
L’Alfonso de Joa Helgesson sort du lot avec un personnage qu’il tire aussi vers la jeunesse. Il est accompagnateur plus que manipulateur, avec une voix peut-être un peu moins charnue que les autres, moins enjôleuse, sans doute pour insister sur son côté forain.
Despina était cet après-midi-là double pour cause de maladie de la chanteuse en titre. En coulisse donc, Frida Engström, une Despina un peu en difficulté, pour cause d’arrivée impromptue, mais une Despina vive, aux aigus très clairs, cristallins, charmeuse mais aussi avec une certaine innocence, sans doute du fait de son retrait de la scène. Tout le contraire de son alter ego physique, Ulriqa Fernqvist  sculpturale, danseuse athlétique, circassienne presque, une sorte de Coppelia, marionnette de plaisirs, grimpant partout et faisant preuve d’une souplesse à toute épreuve. Rompue à tous les exercices, dirons-nous…C’est un Così comme on ne l’a jamais entendu. Quasi jazz au début, presque bastringue, opérette-musical du début du XXe… Le travail de réorchestration de Henrik Schaefer est vraiment intéressant, véritable coup de pied dans le ronron mozartien puis se pare de couleurs plus intenses, de reflets étranges dans la partie voulue comme la plus mozartienne lors du retour à un orchestre plus classique. Les membres de l’orchestre viennent participer à la ronde finale avec un décor qui se transforme encore, cette fois en manège (on se croirait chez Ophüls…). L’orchestre agissant, partie prenante, dévoilé et dévoilant, c’est l’image finale de ce beau bordel, le beau bizarre disait Christophe.

Final en fanfare

C’est donc un orchestre lui aussi très engagé avec des instrumentistes visiblement heureux de jouer le jeu. Pour diriger cet ensemble très plastique, mouvant, un chef lui aussi en mouvement, le jeune Gunvald Ottesen, qui tire vers le heurté la première partie, puis dans le rêve-cauchemar mozartien flirtant avec l’atonalité, épais par moments, diaphane à d’autres (vibraphone frotté à l’archet ?) puis à nouveau dans la grosse farce, tout de même assez fine (l’accordéon, selon mon goût, irrite mais il est fort bien utilisé ici). Ça respire le jeu, l’envie de sortir des sentiers battus mais reste qu’on est un peu en peine, comme Guglielmo, et que le jeu a si bien mal tourné qu’il nous manque quelque chose. Diantre, nous voilà, pour un peu, dans le camp des conservateurs !

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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