Richard Strauss (1864–1949)
Salomé (1905)
Drame musical en un acte de Hedwig Lachmann d'après la pièce éponyme d'Oscar Wilde (1891)
Création le 9 décembre 1905 au Königliches Opernhaus – Dresde

Direction musicale : Constantin Trinks
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Assistante personnelle à la mise en scène de Krzysztof Warlikowski : Marielle Kahn
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Vidéo : Kamil Polak
Lumières : Felice Ross
Chorégraphie : Claude Bardouil
Dramaturgie : Miron Hakenbeck, Malte Krasting
Herodes : Gerhard Siegel
Herodias : Tanja Ariane Baumgartner
Salome : Vida Miknevičiūtė
Jochanaan : Iain Paterson
Narraboth : Evan LeRoy Johnson
Ein Page der Herodias : Christina Bock
Erster Jude : Ya-Chung Huang
Zweiter Jude : Brenton Ryan
Dritter Jude : Dean Power
Vierter Jude : Kevin Conners
Fünfter Jude : Daniel Loyola
Erster Nazarener : Tilmann Rönnebeck
Zweiter Nazarener : Jonas Hacker
Erster Soldat : Martin Snell
Zweiter Soldat : Bálint Szabó
Ein Cappadocier : Gabriel Rollinson
Eine Sklavin : Elmira Karakhanova
Frau des Cappadociers : Sophia Julia Schützinger
Der Tod : Peter Jolesch

Bayerisches Staatsorchester

Coproduction avec le Théâtre des Champs Elysées, Paris
Munich, Nationaltheater, samedi 4 mars 2023, 19h00

Qu’on se rassure, j’ai déjà commis deux longs articles sur cette production exceptionnelle de Krzysztof Warlikowski et je n’entends pas infliger au lecteur patient un troisième pensum. Mais puisque j’ai récemment loué la reprise de répertoire de son Eugène Onéguine sur cette même scène, cette reprise de sa production de Salome me donne l’occasion de faire d’autres remarques, cette fois sur les limites du système, notamment dans le cas de productions hautement sensibles comme celle-ci.
Unr production par ailleurs musicalement réussie avec la Salome de
Vida Miknevičiūtėet la direction claire et vigoureuse de Constantin Trinks, qui a ravi le public très chaleureux :  la soirée ne fut donc pas perdue, même si quelque chose que nous allons essayer de traduire s’est perdu.

 

La scène des juifs (au centre, debout, Herodias, Tanja Ariane Baumgartner)

Trois fois j’ai déjà vu  cette production que j’estime être l’une des plus fortes et les plus subtiles de Krzysztof Warlikowski, toutes avec Marlis Petersen et toutes dirigées par Kirill Petrenko.  Et, je dois l’avouer,  ces souvenirs ont un peu perverti mon goût et rempli ma mémoire, si bien que je craignais un peu de revoir ce travail, dans le cadre d’une reprise de répertoire avec l’essentiel de la distribution modifiée et un autre chef.
J’avais raison de craindre, et pourtant cette reprise réglée par l’assistante de Warlikowski qui a vu la préparation de la production est aussi fidèle que possible à l’original, mais en même temps tellement éloignée qu’elle m’amène à méditer sur la fragilité de la mémoire, et surtout sur l’infinie fragilité de l’art de la mise en scène.…
Dans cet article, je vais sans cesse jouer de ce paradoxe dans lequel entrent et ma mémoire et le spectacle vu en ce 4 mars, très digne, musicalement bien exécuté, et en même temps si loin du choc reçu lors des visions antérieures. Bien sûr on va me rétorquer que l’absence de Kirill Petrenko en fosse est un motif suffisant. Mais je m’attendais évidemment à cette absence, et Constantin Trinks a vraiment offert une lecture claire, énergique, ciselée du drame de Strauss, avec un orchestre étincelant – le Bayerisches Staatsorchester dans ses œuvres et son répertoire – et donc la musique, évidemment très différente de ce que j’avais entendu, n’est absolument pas la cause de ma méditation sur la fuite du temps, de la mémoire, et de la fragilité de la chose théâtrale.
De même la distribution qui est pour l’essentiel de très haut niveau a satisfait de manière justifiée les spectateurs présents.

Vida Miknevičiūtė (Salomé) Evan LeRoy Johnson (Narraboth)

Certes le Narraboth de Evan LeRoy Johnson n’a pas la tendresse déchirante de Pavol Breslik, mais on l’avait déjà entendu en novembre 2019 : la voix est forte, le timbre n’est pas indifférent, mais il n’a pas la sensibilité voulue pour le personnage conçu par la mise en scène. Tout comme Christina Bock en page, qui ne fait pas oublier Rachael Wilson, nous allons y revenir. En revanche, le couple Herodes/Herodias complètement nouveau, remplit totalement la scène, avec deux très grands artistes qui savent ce que nuance veut dire, qui savent aussi faire entendre un texte et qui perçoivent presque instinctivement ce qui leur est demandé. Gerhard Siegel qui vient de chanter le même rôle à Vienne dans une production radicalement différente est tout aussi extraordinaire, avec sa voix affutée, expressive sans trop tirer vers le caractériste, et qui passe bien la rampe d’un orchestre fort : tout le personnage est là, et c’est fascinant. De même Tanja Ariane Baumgartner, qui s’empare d’Herodias avec son énergie, avec ce ton de persiflage qui convient si bien au personnage, et son expressivité où l’on entend chaque parole. Ils remplissent la scène dès leur apparition et le résultat est remarquable.
On n’en dira pas autant du Jochanaan de Iain Paterson, qui peine à exister. On n'entend pas toujours le texte, mais quand on l’entend, cela reste fade, entre deux eaux. Le personnage de Warlikowski tient du Jochanaan traditionnel (dans ce projet de « dernier théâtre avant la mort ») mais sans se départir d’une ambiguïté, de ce presque rien qui le rend humain parmi d’autres, et donc moins prophète sépulcral. D’abord, la voix de Paterson ne projette pas, est couverte par l’orchestre quand il est sur scène, et ce n’est évidemment pas mieux quand il chante en coulisse. Ensuite, le personnage n’existe pas vraiment, ni celui dont on a l’habitude, ni celui de la mise en scène dont on n’a pas vraiment l’habitude mais qui nous a tant frappés…

Vida Miknevičiūtė (Salomé) Iain Paterson (dans le sous-sol) (Jochanaan)

La Salomé de Vida Miknevičiūtė offre une performance particulièrement puissante : la voix est immense, elle domine l’orchestre pourtant très présent dirigé par Constantin Trinks et la prestation musicale est vraiment exceptionnelle. Par ailleurs, physiquement elle est assez en phase avec la mise en scène, en bref, elle est crédible a priori.
Donc nous avons assisté à une performance musicale réussie, ce qui a permis aux spectateurs de percevoir quelque chose de la force éminente de ce spectacle.
Pourtant, j’en suis sorti insatisfait et ce n'est pas la musique qui a provoqué ce sentiment en moi, mais une question plus subtile, ce presque rien qui fragilise une mise en scène et se heurte à la magie du souvenir.
Le travail de de Warlikowski sur Salomé est en quelque sorte un travail sur mesure, avec une chanteuse, Marlis Petersen, qui a travaillé le rôle et chaque expression, avec une voix qui comme beaucoup ont dit n’est a priori pas celle du rôle. Nous avons fait un sort à cette expression, mais dans la même mise en scène, Vida Miknevičiūtė avait indiscutablement « la voix du rôle » et quelque chose pourtant ne fonctionnait pas, ne marquait pas aussi bien. Elle faisait avec application les gestes, elle remplissait la scène avec un certain engagement, mais elle restait en quelque sorte en dehors du coup. Le corps avait ses raideurs, on la sentait moins immergée dans la mise en scène, et le rapport corps/voix ne fonctionnait pas aussi bien dans la mise en scène avec une diction moins précise qui ne faisait pas toujours entendre le texte.
Pour moi aussi bien le travail effectué par Warlikowski sur cette Salomé que celui sur Tristan und Isolde est un travail spécial, très personnalisé, lié aux chanteurs (Harteros, Kaufmann pour Tristan et ici Marlis Petersen) et aussi, il faut le dire, lié à la vision que voulait laisser Nikolaus Bachler. À la fin de son mandat (c’est indiscutable sur Tristan, mais aussi sur Salomé) il avait envie de quelque chose de spécial, de productions peut-être plus adaptées à un festival, qui constituaient comme un point d’orgue, un point final à son mandat, qui fassent trace en soi.
Il n’est pas sûr qu’en début de mandat, avec des reprises de répertoire nécessaires, il eût favorisé le même type de projet, sauf à convoquer à chaque reprise les protagonistes de la Première.
Alors, cette Salomé avec une Marlis Petersen hyperthéâtrale, géniale dans sa manière d’occuper le texte et l’espace, complètement immergée dans la mise en scène, et avec un Kirill Petrenko qui dirigeait un orchestre à la composition allégée était un produit d’exception, quasiment unique. Que le chroniqueur  ait eu la chance de le voir et l’entendre est un privilège qu’il emportera avec lui comme un moment ineffable de sa carrière de mélomane.

Une vue de la pantomime initiale (prise à "Monsieur Klein" de Joseph Losey)

Et Krzysztof Warlikowski, en grand metteur en scène, a adapté son concept aux artistes qu’il avait, et qui avaient justement été choisis pour leurs qualités d’acteurs, pour leur domination des textes, pour leur amour du travail de mise en scène : Wolfgang Koch qui en avait vu bien d’autres avec Castorf et qui a laissé le Ring de Bayreuth quand Petrenko l’a laissé, et Petersen qui a sur cette même scène déjà été une Lulu mémorable dans la vision de Dmitry Tcherniakov avec le même Petrenko en fosse.
Avec des artistes de cette trempe, on peut aller très loin dans l’approfondissement d’un travail.
À cela s’ajoute de la part du chroniqueur les labyrinthes de la mémoire, les images superposées, les flashes, qui grandissent le souvenir jusqu’à en faire un miroir déformant qu’on confronte avec une réalité forcément déceptive après deux ou trois ans. Dans cette affaire, chaque élément contribue à l’amertume de ne pas retrouver SES images de SA mise en scène.
Tout de même, le travail initial de Warlikowski montrait une foule de détails bouleversants qui prenaient sens à la fin. Je vais en donner quelques exemples.
J’ai évoqué rapidement le couple Narraboth/page : dans la mise en scène d’origine le page, une jeune femme amoureuse de Narraboth, (Rachael Wilson, magnifique de vérité), traînait le cadavre de Narraboth puis ils finissaient enlacés (elle avec dans ses bras le supposé cadavre), mais ils se relevaient à la fin pour se suicider ensemble et échapper aux coups de boutoirs des allemands à la porte. Ce suicide ensemble avait le double sens d’une fin « ensemble » d’un vrai couple de jeunes gens, et dans la pantomime qu’ils jouaient pendant l’œuvre, elle (le page) récupérait le cadavre d’un Narraboth aimé qui se suicidait face à une Salomé qui l’instrumentalisait (conformément le livret) : il y a plusieurs niveaux de lecture et surtout pour l’ensemble une infinie douceur et une infinie tendresse.
Il est vrai aussi que Pavol Breslik, le Narraboth d’origine ( et de grand luxe) avait en lui cette tendresse, comme lorsqu’il aidait doucement Jochanaan à se lever. Evan LeRoy Johnson est plus raide, fait les gestes mécaniquement sans bien entrer dans ce que veut la mise en scène, et le couple Page/Narraboth finit allongé l’un à côté de l’autre sans qu’on comprenne vraiment, sans que cette idée d’infinie tendresse nous transperce, jusqu’à ce qu’à la fin ils se lèvent tous deux et qu’on perçoive enfin l’enjeu.

Vida Miknevičiūtė (Salomé) au début de la Danse des Sept Voiles

Autres détails : même si la Mort est dansée avec le même danseur (Peter Jolesch), le couple Salomé/La Mort n’a pas la même souplesse, le même naturel. Parce que cette Salomé qui danse reste comme raidie, un poil distanciée, et jamais offerte.

Enfin, l’un des moments forts de la scène finale était la réapparition bien en vue de Jochanaan, derrière Herodias, revenant sur scène au moment où Salomé est censée embrasser sa tête tranchée.
Dans cette reprise, cette réapparition est tellement furtive qu’on n’en voit pas le poids, le sens ni la signification : c’est à ce moment qu’on doit faire le lien avec la pantomime initiale (prise au film Monsieur Klein de Losey) ou l’on doit comprendre que cette représentation du drame Salomé est une pantomime du même ordre (d’ailleurs, après s’être déchirés dans leur jeu, Herodes et Herodias redevenus spectateurs se tiennent tendrement la main), et donc la cohérence de la construction d’ensemble en pâtit.

On doit forcément s’interroger sur la fragilité des choses théâtrales : ce qui était formidablement conservé dans l’Eugène Onéguine du même Warlikowski avec un cast nouveau est ici dans Salomé affadi, au moins pour le spectateur qui a vu l’édition originale.
D’abord nous l’avons dit, parce que cette mise en scène est un travail de finesse, de dentelle qui donne à ce drame une couleur politique et historique (la mort des juifs et de la culture juive en Pologne) totalement unique, qui tranche avec les Salomé-Lolita ou les incestes (comme dans la récente mise en scène de Vienne) qu’on voit la plupart du temps. C’est un travail qui vise un contexte plus qu’un personnage, et ici le personnage de Salomé est un instrument sacrificiel. Ce qui ne fonctionne pas, c’est que Vida Miknevičiūtė, magnifique vocalement, chante sa Salomé habituelle, celle qu’elle venait de faire à la Scala, sans chanter cette Salomé-là, voulue par cette mise en scène-là.
Bien heureusement, certains amis qui ont vu le spectacle ce soir pour la première fois l’ont apprécié et sont restés frappés par sa force, ce qui relativise mes observations et montre quand même que les grands spectacles transcendent les conditions de reprise.
D’un autre côté, on doit aussi comprendre Serge Dorny qui affiche cette reprise d’un des piliers du répertoire de la maison : il trouve cette Salomé subtile, incroyablement profonde dans ses productions, mais une Salomé sur mesure, absolument pas faite a priori pour du répertoire (peu de répétitions, alternances de cast, approches musicales très variées selon les chefs etc…). Il a en magasin du sur mesure de grand couturier et il doit en faire du prêt à porter avec les déperditions inévitables…
Dorny est suffisamment soucieux des mises en scène pour être conscient du problème. Mais il sait qu’il ne peut pas   reprendre Salomé dans les conditions de la première, mais simplement habituelles, variations de cast, avec ce qui se fait de mieux sur le marché (et c’est le cas ici de Vida Miknevičiūtė) et chef correct, de quoi produire une représentation à succès sans être le miracle initial.
Leçon de relativisme.
On ne peut à chaque reprise appeler le metteur en scène, et les metteurs en scènes savent ce qu’il advient de leurs travaux dans un théâtre de répertoire, quelquefois ça fonctionne, quelquefois non : pour le cas de cette production hautement sensible, c’est le rendu musical qui fait la différence, et qui emporte la conviction du public. C’est le choix qui a été fait, en conscience et par défaut.  On ne peut guère reprocher quoi que ce soir à quiconque.

Mais simplement, qu’il me soit permis de constater l’extrême fragilité du théâtre à l’opéra : une voix change et tout peut changer musicalement comme scéniquement, l’alchimie lyrique est chose très sensible. Il est clair que le système stagione, focalisé sur la production, favorise la cohérence globale et il est clair aussi que les grands Festivals parient sur les metteurs en scène immenses parce que les productions (à de rares exceptions) sont peu reprises et deviennent des diamants uniques, puis de grands souvenirs.

Il est clair aussi à l’inverse que le système de répertoire peut préserver des productions (il y en a des exemples à Munich) et quand une production n’offre pas la perfection des premières séries, il est bon aussi qu’elle reste présente et préservée, même partiellement, comme témoignage. J’ai toujours défendu le répertoire comme conservatoire. Dans ce cas, l’avis du critique un peu déçu est un avis d’enfant trop gâté.
Il faudrait cependant pour ce type de production après quelques années pratiquer le système viennois de la Wiederaufnahme, de la reprise retravaillée avec le metteur en scène, pour redonner du peps à l’ensemble, car sinon dans le monde de la Gesamtkunstwerk, le metteur en scène deviendra le parent pauvre, ce qu’il est hélas encore souvent.
Tout est complexe à l’opéra, le spectacle est fragile, la musique est fragile, les voix sont fragiles, mais les spectateurs qui viennent avec leurs idées préconçues, leurs souvenirs, leurs mythologies personnelles sont-ils plus fiables ?

Grand moment de doute, sinon de déprime ( ?) mais il reste que Wie schön ist die Prinzessin Salomé heute Nacht ((Comme elle est belle, la princesse Salomé ce soir, premiers mots de l’œuvre)) et c’est bien là l’essentiel.

Salut final : Evan LeRoy Johnson, Iain Paterson, Vida Miknevičiūtė , Gerhard Siegel, Tanja Ariane Baumgartner, Christina Bock
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Très bon le parallèle entre haute couture et prêt à porter…
    Quand on a goûté les charmes de l'un, l anonymat de l autre est inconfortable. Propos d'enfant gâté certainement, mais le rêve est sans prix.

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