Brice Pauset (né en 1965)

Strafen – Les Châtiments d'après Franz Kafka (2020)
Opéra en trois actes.
Livret en allemand d’après Franz Kafka, adaptation du compositeur et de Stephen Sazio

Création mondiale, le 12 février 2020, à l’Opéra de Dijon

Direction musicale : Emilio Pomarico
Mise en scène : David Lescot
Décors : Alwyne De Dardel
Lumières : Paul Beaureilles
Costumes : Mariane Delayre
Magie : Abdul Alafrez

Avec :

Georg / Gregor / l’Officier : Allen Boxer
Le Père / Monsieur Samsa / le Voyageur : Michael Gniffke
Frieda / Grete : Emma Posman
La Mère / Madame Samsa : Helena Köhne
Le Gérant / Soldat : Ugo Rabec
La bonne : Anna Piroli
Les locataires : Zakaria El Bahri – Alessando Baudino – Takeharu Tanaka
Le condamné : Grégoire Lagrange

Orchestre Dijon Bourgogne

 

Dijon, Opéra-Auditorium, 16 février 2020

Clap de fin pour Laurent Joyeux à Dijon. Au cours de la conférence de presse annonçant la saison 2020–2021, le directeur de l'Opéra de Dijon a annoncé que son contrat ne serait pas renouvelé, malgré les bons résultats obtenus et une politique résolument axée sur une programmation audacieuse, mêlant répertoire et création. Ces Châtiments de Brice Pauset concluent une résidence des plusieurs années, signe de la fidélité de l'établissement public avec le compositeur, également professeur à la Musikhochschule de Freiburg-im- Breisgau. Ce projet inspiré par Franz Kafka a fait l'objet d'un récent entretien. On retrouve les qualités paradoxales d'une écriture riche et structurée, pas toujours adaptée à une vocalité qui peine à exister au-delà d'un style récitatif envahissant. Le plateau est dominé par les fortes présences de Michael Gniffke et Emma Posman, tandis que la direction d'Emilio Pomarico fait oublier un Kafka prisonnier d'une scénographie lancinante et naturaliste signée David Lescot.

Le Verdict – Michael Gniffke (le Père), Allen Boxer (Georg) © Gilles Abegg – Opera de Dijon

Comment mettre en scène Franz Kafka ? Si l'univers de l'écrivain tchèque définit l'un des aspects essentiels de la pensée littéraire contemporaine, il appartient – avec Joyce et Proust – au cercle étroit des auteurs dont l'œuvre résiste aux sirènes du théâtre chanté ou parlé. De Gottfried von Einem à Philip Glass en passant par Philippe Manoury ou Michael Levinas, il plane sur ces tentatives un sentiment d'inabouti et de déceptif. La faute à une écriture qui échappe aux catégories qui chercheraient à la circonscrire. On pointe une étrangeté "surréaliste" mais on butte sur des situations d'une extrême neutralité et d'une évidence qui fuit l'analyse : Joseph K. est arrêté sans raison, Gregor Samsa se réveille un matin, métamorphosé en cafard géant etc. Les esprits les plus pénétrants qui se sont penchés sur la vie et l’œuvre de Franz Kafka, à commencer par son ami Max Brod, ont cherché à retracer l'origine de cette souffrance intime qui s'exprime dans ses textes. Ce "mal étrange", selon l’expression de Maurice Blanchot, ne se laisse approcher ni par la psychanalyse (dont Kafka réfuta vigoureusement les moyens et la finalité), ni par la religion. Cette infinité de facettes ne peut se rassembler en une seule entité et c'est là assurément, l'une des grandes leçons de son œuvre.

Il en va ainsi de ces "Châtiments" qui servent de titre à un projet éditorial que Kafka ne mena pas à terme, bien que les trois textes qui composent cette trilogie aient été publiés séparément du vivant de l'auteur. Dans l'interview qu'il nous a accordée, le compositeur Brice Pauset nous exposait les circonstances qui ont présidé à l'émergence de cet opéra  commandé par l’Opéra de Dijon. On peine à retrouver ici ce qui faisait le sel des Exercices du silence, d'après la correspondance de Louise du néant (2011) ou de l'Opéra de la lune (2012). Le livret est le résultat d'une adaptation opérée par le compositeur et le dramaturge Stephen Sazio, ne retenant des trois textes que les stricts passages exprimés au style direct. Ce faisant, Kafka se réduit à une dimension salonarde et dialoguée dont le décor musical est confié à un continuum instrumental furtif et lancinant, traité en récitatif d'un bout à l'autre de la partition. Pauset réussit la prouesse oxymorique de transformer la dimension brucknérienne de l'effectif en un drapé bruitiste et mobile qui meuble un fond invariablement syllabique dont la ligne prosaïque ne s'écarte guère du texte lu. L'arioso surgit à trois moments-clés de la partition, mais sous une forme d'humour décalé qui ne les fait pas percevoir immédiatement comme séparé du récitatif environnant : l'officier se remémorant le temps de l’ancien commandant où la machine fonctionnait à plein régime, la lamentation de la sœur de Gregor Samsa à l'idée de devoir abandonner ses cours de violon. L'idée (encombrante en réalité) de ne pas recourir à l'abstraction pour montrer Gregor sous sa carapace déformée, se double d'un refus de recourir au traitement électronique de la voix (contrairement à Levinas qui collait mieux à la description que fait Kafka d'une voix transformée en sifflement). Un discret madrigal dissimulé en fosse multiplie la voix de Gregor au point de l'effacer complètement sans qu'on se rende compte au juste qu'il s'agit toujours de lui. Enfin, aux extrémités du triptyque apparaît la citation d'une mélodie qu'on dirait empruntée à ces sirupeuses rengaine qui sortaient des postes radio de l'entre-deux-guerres. Cet élément "couleur locale" se combine à des intentions scénographiques elles-mêmes très littérales.

La Métamorphose – Allen Boxer (Gregor), Emma Posman (Grete) © Gilles Abegg – Opéra de Dijon

Cette littéralité du propos de David Lescot fait paradoxalement obstacle au fait de pénétrer dans un univers kafkaïen plus intime, plus complexe et plus élaboré qu'une adaptation à la Jacques Tardi. Là où Stanislas Nordey réussissait dans la Métamorphose montée à l'Opéra de Lille en 2011 à placer son projet à l'intérieur d'un espace mental abstrait et angoissant, David Lescot fait le choix d'une variation jouant sur le fil rouge d'un espace tripartite, tantôt fixe, tantôt mobile. Il serait tentant (ou, pour le moins : ludique) de lire dans cette structure un rapport sémantique à la sainte Trinité qui organiserait ces "Châtiments" de la façon suivante : Le Verdict (Châtiment père – fils), la Métamorphose (Châtiment fils-famille) et À la Colonie pénitentiaire (Châtiment individu-État).

Dans le Verdict, le décor est constitué de trois espaces (bureau du fils – espace vide – chambre du père) se déplaçant latéralement tandis que le rideau isole l'action par un système de fermeture horizontale et verticale qui rappelle l'effet d'une fermeture à l'œillet dans le cinéma muet. Les deux pièces situées aux extrémités sont séparées par un espace vide – métaphore de cette abstraction absurde ou mystique (le Saint-Esprit ?) qui relie cause et conséquence d'une narration où le "verdict" s'exprime avec une grandiloquence dogmatique ex cathedra qui jure avec la futilité de l'accusation. Le décor de la Métamorphose reprend la tripartition de l'acte précédent, à la différence près que les trois pièces sont fixes (Salon – chambre de Gregor – chambre de Grete) et que le rideau se déplace en zoomant sur le lieu où se situe l'action. Dans le dernier acte, la machine infernale de la Colonie pénitentiaire est montrée dans un espace unique, séparé verticalement en trois sections : la pierre tombale, le lit et les rouages – le créateur, la victime et l'esprit, nouvelle Trinité kafkaïenne qui renouvelle l'absurdité souveraine d'un châtiment dont l'origine reste inconnue ("Priez et attendez" dit la pierre tombale).

 

Les coupes opérées dans le texte évacuent les effets de miroir qui justifiaient pour Kafka l'idée même d'une trilogie : l'allusion au début de la journée dans le Verdict et la Métamorphose, l'ultime réplique de Georg ("Chers parents, je vous ai toujours aimés") qui renvoie à la cellule familiale de Gregor Samsa ou la scène de la promenade en banlieue dans la Métamorphose et l'allusion au "jeune corps" de Grete, prélude à l'exotique Colonie pénitentiaire et la machine aux supplices. La disparition de ces détails compose avec un afflux de détails qui forment une gangue réaliste et affaiblissent les éléments que Kafka tient volontairement à distance d'une description trop minutieuse qui en détruirait le sens et l'effet. C'est évidemment le cas pour ce ungehauer Ungeziefert impossible à traduire véritablement, car il faudrait rendre l'aspect monstrueux, grouillant, tentaculaire d'un animal réduit à l'idée générale d'une vermine. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que Kafka avait interdit à l'éditeur de publier une gravure représentant ce "monstre". Le costume latex imaginé par Mariane Delair et Cécile Kretschmar affaiblit indubitablement l'effet recherché en faisant émerger dans l'esprit du spectateur une causalité inédite, entre irradiation nucléaire, Elephant man et l'étrange créature du lac noir.

À la Colonie pénitentiaire – Michael Gniffke (le Voyageur), Allen Boxer (l'Officier), Ugo Rabec (le Soldat), Grégoire Lagrange (le Condamné) @ Gilles Abegg – Opéra de Dijon

"Assez de psychologie" clamait haut et fort Kafka dans son journal. La machine de la Colonie pénitentiaire permet de lire dans cette formule lapidaire, la brutalité et l'absurde de ce "châtiment" tombant, non pas du Ciel, mais de ces mystérieux rouages placés au-dessus du lit de souffrance. La clé à molette géante et le nuage de fumée sortant des engrenages font irrésistiblement penser aux Temps modernes de Chaplin – référence humoristique qui percute la vision du condamné en périzonium blanc, allongé tel le Christ mort de Holbein – celui-là même dont Dostoïevski disait qu'il pouvait faire perdre la foi à n'importe qui. La littéralité du propos conduit l'Officier à – réellement – se mettre à nu (provoquant dans la salle un lot inutile de soupirs d'aise et cris d'effroi) et subir un supplice dont on ne retient en définitive que l'aspect de numéro de prestidigitation. Le Voyageur ne joue ici qu'un rôle subalterne et sa présence scénique se limite à un vague écho du personnage de Fitzcarraldo, perdu dans une jungle mystérieuse.

Littérale toujours, l'écriture vocale épouse les contours d'une langue parlée, au débit invariable et monotone. Si l'économie des deux premiers actes dissimule ce défaut par un relatif resserrement de l'action, ce n'est évidemment pas le cas de cette Colonie pénitentiaire où la description de la machine est livrée in extenso, allongeant de fait le tunnel de l'ennui. Les ensembles sont aussi brefs dans leur apparition que dans l'effet qu'ils produisent, que ce soit le modeste trio des locataires ou l'invisible et anecdotique madrigal dans la Métamorphose. La voix d'Allen Boxer se heurte à des limites dans le registre aigu où la place trop souvent l'écriture de Brice Pauset. Manifestement très sollicité, le baryton consume les moyens qu'il expose avec brio dans le Verdict et la Métamorphose et finit involontairement par sombrer corps et âme dans un dernier acte où la machine est censée couvrir la voix – selon la description de Kafka. Michael Gniffke retrouve dans les deux rôles du Père l'énergie et le mordant de sa nature de ténor de caractère. La voix est sous employée dans la Colonie pénitentiaire, mais laisse entendre de belles qualité dans la projection et le timbre. La soprano Emma Posman est tour à tour Frieda, la fiancée de Georg et Grete la jeune sœur de Gregor. Si ses premières interventions sont relativement discrètes, la voix gagne progressivement en ampleur et en intensité, capable de rendre le changement psychologique qui s'opère au second acte. Helena Köhne offre à la mère de Gregor la véhémence et l'effroi de son timbre de contralto tandis qu'Ugo Rabec excelle dans les rôles du Gérant et du Soldat, ligne et couleurs parfaitement calibrées et d'une homogénéité remarquable. Le trio des locataires (Zakaria El Bahri, Alessandro Baudino, et Takeharu Tanaka) subit les conséquences d'une écriture a cappella qui le réduit au rôle de faire-valoir, alors qu'Anna Piroli réussit à faire exister le rôle de la Bonne, chargée de faire disparaître le corps de Grégor. Placé sous la direction de l'excellent Emilio Pomarico, l’Orchestre de Dijon-Bourgogne se change en une formidable machine bruissante et vaporeuse, capable en un tournemain de passer d'une série de déflagrations percussives à un tapis de cordes sèches. Si l'écriture tient la bride haute à un collectif qui semble piaffer d'en découdre, le geste du chef détache et déclenche des événements sonores qui s'accommodent d'une ligne générale en demi-teinte, trop souvent limitée à un écho musical limité au récitatif.

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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3 Commentaires

  1. Bonjour,
    Je suis étudiante en doctorat à l'Université de Bourgogne. Dans le cadre de ma thèse doctorale, je suis en train de conduire une étude sur cette incroyable création de l'Opéra de Dijon : "Les Châtiments".
    Donc, si vous avez assisté à cette représentation, je vous invite à répondre au questionnaire envoyé exceptionnellement par l'Opéra de Dijon, vous serez en train de m'aider à finir ma thèse 😉
    Votre aide apportée sera fortement appréciée.
    Aranzazu Gaztelumendi

    Doctorante à l'Université de Bourgogne

    • Bonjour, pouvez-vous me communiquer le document par email svp ? je vous le renverrai complété.
      Bien cordialement, DV

  2. Bonjour,

    Je suis étudiante en doctorat à l'Université de Bourgogne. Dans le cadre de ma thèse doctorale, je suis en train de conduire une étude sur cette incroyable création de l'Opéra de Dijon. 

    Donc, si vous avez assisté à cette représentation, je vous invite à répondre au questionnaire envoyé exceptionnellement par l'Opéra de Dijon, vous serez en train de m'aider à finir ma thèse 😉 

    Votre aide apportée sera fortement appréciée.

    Aranzazu Gaztelumendi

    Doctorante à l'Université de Bourgogne

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