Leonard Bernstein (1918–1990)
West Side Story (1957)
Drame lyrique en deux actes d'après une idée de Jerome Robbins
Livret de Arthur Laurents, lyrics die Stephen Sondheim d'après Roméo et Juliette de William Shakespeare.
Orchestration de Leonard Bernstein, Sid Ramin, Irwin Kostal
Création le 26 septembre 1957, New York , Winter Garden Theatre – Broadway.

Direction musicale : David Charles Abell
Mise en scène et décors : Barrie Kosky
Mise en scène et chorégraphies : Otto Pichler
Costumes : Thibaut Welchlin
Lumières : Franck Evin

Maria : Madison Nonoa
Tony : Mike Schwitter
Anita : Amber Kennedy
Riff : Bart Aerts
Bernardo : Kit Esoruoso

Ballet de l'Opéra national du Rhin

Chœur de West Side Story
Chef de chœur : Luciano Bibiloni
Orchestre symphonique de Mulhouse

Strasbourg, Opéra National du Rhin, 1er juin 2022, 20h

Succès public indiscutable, cette production du West Side Story de Bernstein débarque sur la scène de l'Opéra National du Rhin et la Filature de Mulhouse dans la production créée par Barrie Kosky à la Komische Oper-Berlin en 2013. Le spectacle renoue en style et ambition avec la tradition du "musical", faisant revivre les riches heures de Broadway. La chorégraphie revisitée par Otto Pichler fait la part belle au ballet de l'ONR, mettant en valeur un plateau de jeunes voix parmi lesquelles le couple vedette Mike Schwitter (Tony) et Madison Nonoa (Maria). Le reste de la distribution ne dépareille pas l'ensemble, depuis Amber Kennedy (Anita) en passant par Bart Aerts (Riff) et Kit Esuruoso (Bernardo). À la tête de l'Orchestre symphonique de Mulhouse, l'ancien collaborateur de Bernstein et Sondheim, David Charles Abell assure à la soirée un niveau remarquable avec une direction soignée et respectueuse. Un spectacle de fin de saison à ne manquer sous aucun prétexte ! 

La comédie musicale s'invite en conclusion de la saison de l'Opéra National du Rhin, avec le chef d'œuvre du genre : West Side Story de Bernstein. Une belle série donnée à Strasbourg et Mulhouse, sold-out depuis des semaines, ce qui laisse augurer de belles choses pour la suite et de quoi rendre jalouses pas mal de salles qui, au même moment, affichent des taux de remplissage assez préoccupants. Le second point positif, c'est cette magnifique production signée Barrie Kosky, créée en 2013 à la Komische Oper de Berlin – salle qu'il dirigeait alors et qui est devenue sous son impulsion une des places fortes européenne et internationale en matière d'opéra et comédies musicales. Cette production sort pour la première fois d'Allemagne, ce dont Alain Perroux, le directeur de l'ONR, peut s'enorgueillir à plus d'un titre. Eva Kleinitz avait en son temps invité à Strasbourg deux autres productions emblématiques de Barrie Kosky : Pelléas et Mélisande en 2018 et le formidable Violon sur le toit (Anatevka) en 2019.

Le succès public de l'ouvrage doit beaucoup à une dimension musicale largement amplifiée par le statut de légende cinématographique que Robert Wise lui donna dès 1961, avec une pluie de stars dont Natalie Wood, Richard Beymer et les chorégraphies de Jerome Robbins. Inscrit dans la mémoire de générations de spectateurs, ce film fit entrer le langage de la comédie musicale au patrimoine commun par-delà toutes les frontières sociales. West Side Story c'est également cet impressionnant coffre à trésor musical, dont les "tubes" pénètrent l'oreille pour ne plus en sortir. Kosky est pleinement conscient de la force et du poids de cet héritage – conscient aussi des risques qu'il y aurait à aborder l'entreprise par le versant du stéréotype et de la carte postale, comme le fait sans vergogne le très sirupeux et très hollywoodien remake de Steven Spielberg. Une partie du public strasbourgeois aura peut-être eu la sensation au sortir de la salle que ce spectacle ne verse pas visuellement dans le glamour pailleté et langoureux auquel il aurait pu s'attendre.
Avec la force et la rigueur d'une évidence déjà éprouvée dans certaines mises en scène aux apparences "austères", Barrie Kosky construit son West Side Story en vidant littéralement son plateau de tous les artefacts dont le cinéma l'encombre. L'espace est noir et nu jusqu'à cette arrière-scène où se voient les portes de dégagement et les gaines techniques. On doit se contenter d'une tournette au centre et deux échelles de part et d'autre, qu'on pourrait confondre avec des accès de secours. Dans le noir absolu, on n'entend que le choc d'un ballon de basket sur le sol, avec pour seule dramaturgie la lenteur impressionnante avec laquelle le rideau se lève en dévoilant un jeune homme au centre de la tournette barrée d'une emblématique ligne blanche. Ce décor ultra simplifié renvoie à la zone circulaire de tir dans laquelle les joueurs de basket doivent entrer pour marquer leurs paniers et les coups francs. On pénètre d'emblée dans un drame que désigne ce discret et puissant symbole prémonitoire, qui amalgame le tir de la balle et l'issue fatale du duel entre deux bandes rivales sur fond d'adversité sportive (ou plus précisément chorégraphique). À aucun moment, Kosky ne verse dans la facilité qui consisterait à surligner la matière romantique autrement que par la localisation des protagonistes sur des zones précises de la scène à travers des déplacements dynamiques et pulsés dans l'espace chorégraphique. S'ajoutent à ce processus qui saisit la danse comme élément de base, la puissante et subtile palette de lumières signées du fidèle Franck Evin. Qu'ils découpent les contours clairs d'un personnage qui sort de l'ombre ou bien qu'ils l'éclairent, lui ou le groupe auquel il appartient, par en-dessous, frontalement, en effleurant une surface pour en saisir le grain… les éclairages ont dans ce spectacle une force et une présence dramaturgiques de tout premier ordre. C'est la lumière qui commente l'action et guide l'œil du spectateur dans les scènes d'affrontement où volontairement, Kosky n'a pas voulu exagérer (et donc simplifier) l'antagonisme des Sharks et des Jets avec des costumes ou des maquillages qui distingueraient à premier vue les immigrés porto-ricains et européens. De noirs tatouages sur le torse, les bras ou le dos, suffisent à identifier les Sharks mais l'intérêt est ailleurs, comme si Kosky choisissait dès le début de nous montrer la scène finale où les jeunes se mêlent les uns aux autres, tous réunis autour de la douleur de Maria tenant le corps inanimé de Tony dans ses bras. La scène du bal est d'une beauté à pleurer, avec cette constellation de globes à facettes qui tombent lentement des cintres et font ruisseler des rayons lumineux sur les danseurs et les spectateurs dans la salle. À l'opposé, dans la scène où Anita tombe sur les Jets et échappe de peu à un viol, la lumière est aussi violente et aussi crue qu'une lampe torche que l'on braque frontalement. Et l'iconique échelle – coursive qui zèbre l'arrière-cour de l'immeuble de Upper West Side est éclairée verticalement, tel le rayon de lune qui tombe sur les deux amants depuis le haut de la scène.

Madison Nonoa (Maria), Mike Schwitter (Tony)

Peu d'accessoires et un "décor" réduit à sa plus simple expression d'un espace vide, on l'a dit. Mais des lieux et des scènes qu'on montre à travers un minuscule étal de fruits et légumes, ou bien le lit sur lequel jouent Maria et ses amies et dans lequel elle consommera sa relation amoureuse avec Tony (un détail furtif en forme d'écho inversé de la scène de viol). Et puis dans la scène où les partenaires de bal se choisissent, ce défilé de masques colorés qui se croisent en deux rondes opposées ; des masques burlesques empruntés à l'univers de la BD, de la culture des animes japonais ou du carnaval mexicain. La rareté des accessoires se combine avec le vocabulaire chorégraphique, autre grand élément du succès de ce West Side Story. L'option retenue est de ne pas distinguer entre direction d'acteur à proprement parler et chorégraphie – sans pour autant exagérer les gestes dans les scènes dialoguées à la façon d'un art du mime venant surajouter des intentions aux intentions de la danse pure.

Rendons hommage sur ce point à Otto Pichler, l'autre fidèle collaborateur (avec Frank Evin) des productions d'opérettes berlinoises de Barrie Kosky, pour ne pas avoir cherché à faire un copier-coller du travail de Jerome Robbins, sans pour autant le dénaturer et superposer au modèle historique de Broadway un autre modèle naïvement "moderne". La réussite de cette approche résolument contemporaine et riche de sens repose sur l'étroite collaboration des danseurs du Ballet de l'Opéra National du Rhin avec le plateau vocal – certains danseurs n'hésitant pas (avec succès) à passer la frontière du chant et devenir de véritables protagonistes. L'engagement et la fougue de ces danseurs porte littéralement les chanteurs avec lesquels ils fusionnent dans un seul corps scénique. Combinant à un riche jeu de lignes croisées et de sauts la puissante évocation que leur donne cet art du portrait-charge et de la grimace, ils forment une fresque vivante où pulsions et pulsations ne font souvent qu'un seul et même élément. Peu d'équivoque, et parfois même un recours à une forme de violence gestuelle dans la multiplication ces gestes crus, doigt d'honneur et allusions sexuelles, qui déclenchent ou concluent les scènes d'affrontement. Et puisqu'il est question de violence, on notera que les coups de couteau frappent sans détour des corps dont ils font jaillir l'hémoglobine, de la même manière que les coups de pistolet de Chino qui abat Tony dans la scène finale. Comment oublier également dans leur ultime entrevue, l'intervention de ce couple âgé qui vient doubler Maria et Tony en préfigurant le futur mélancolique de leur amour. Tombant inanimés au sol, les danseurs annoncent la tragédie qui finira par s'abattre sur les deux amants victimes de la vengeance de leurs deux clans. C'est de cette intransigeance et de cette beauté mêlées que naît la puissante émotion que nous laisse ce spectacle qui marque un chapitre majeur de l'art du metteur en scène Barrie Kosky.

On ne peut apprécier vraiment le chant qu'en accordant l'importance qu'il mérite au livret d'Arthur Laurents et les paroles de Stephen Sondheim – heureusement donné dans sa version originale en anglais. L'efficacité et la truculence des répliques à la fois tendres et percutantes propulsent l'action dans un flux qui alterne entre jeux de mots, déclarations d'amour et insultes graveleuses. Le recours à la sonorisation fait inévitablement surgir de mini problèmes de frottement de micro dans les numéros dansés-chantés – maigres réserves qui disparaissent une fois que l'oreille s'acclimate à cette dimension sonore peu présente sur une scène d'opéra. Mike Schwitter offre à Tony un instrument de belle qualité, capable de détacher dans ses répliques un art du phrasé qui communique l'émotion (Could it be ?). Les montées et les tenues découvrent un aigu parfois maigrelet (Maria) mais largement compensé par un débit fluide et allant. Mais c'est bel et bien la prestation de la soprano néo-zélandaise Madison Nonoa qui marque durablement les esprits, avec une densité et un velours de timbre qui subliment Tonight et something's coming. Parfaite de projection et de piquant dans I feel pretty, elle donne à l'héroïne le naturel d'une parfaite incarnation. Des louanges également pour l'Anita d'Amber Kennedy, malgré des inflexions, une gouaille et une technique plus traditionnellement "musical" (en particulier dans A boy like that et le duo qui suit avec Maria). Ni l'endurance ni l'abattage ne lui font défaut, à l'imitation des autres voix féminines à qui cette production a eu la bonne idée de confier le tube America, rétablissant une non-mixité voulue par les créateurs au Winter garden Theatre en 1957. Les garçons tirent brillamment leur épingle du jeu dans des scènes de genre comme le satirique Officer Krupke, avec des individualités contrastées et complémentaires tels Bart Aerts (Riff) et Kit Esuruoso (Bernardo). On citera également le personnage de Chino, interprété par Marin Delavaud, membre du ballet de l'ONR ou bien Laura Buhagiar dans le rôle ambigu d'Anybodys. Seuls les rôles parlés manquent de ce relief qui séduit tant parmi les chanteurs et les danseurs. Flavien Reppert (Lieutenant Schrank) et Logan Person (Officer Krupke) sont réduits à une présence d'utilité ainsi que Dominique Grylla dans le rôle de Doc.

Proche collaborateur de Leonard Bernstein et du librettiste Stephen Sondheim, David Charles Abell connaît assurément tous les secrets de West Side Story. Sa direction pourtant, alterne séductions et fadeurs avec parfois, une approche un peu géométrique et métronomique quand la rigueur exige des ensembles une impeccable mise en place comme c'est le cas dans la spectaculaire intrication des thèmes amoureux et belliqueux autour du mot "tonight" à la fin du I. Le geste se plie davantage aux scènes sentimentales, offrant une épaisseur de timbre et une longueur d'archet généreuse à la ligne vocale. L'Orchestre symphonique de Mulhouse brille d'un éclat particulier, à la fois dans un engagement et un volume expressif capables de faire oublier l'atavisme d'un orchestre calibré à un répertoire classique, avec la difficulté que représente le fait de laisser le flux de la musique de Bernstein chalouper librement avec spontanéité. L'effort est palpable et la réalisation remarquable, sans tomber dans le travers de submerger par des saveurs trop pucciniennes la musique du compositeur américain.

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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