Richard Wagner (1813–1883)
Götterdämmerung (1876)
Der Ring des Nibelungen
Ein Bühnenfestspiel für drei Tage und einen Vorabend
Troisième journée.
Livret du compositeur
Création au Festival de Bayreuth le 17 août 1876

Direction musicale : Cornelius Meister
Mise en scène : Valentin Schwarz
Décors : Andrea Cozzi
Collaboration aux décors : Stephan Mannteuffel
Costumes : Andy Besuch
Dramaturgie : Konrad Kuhn
Lumières : Reinhard Traub
Chef des chœurs : Eberhard Friedrich

Siegfried : Steohen Gould
Günther : Michael Kupfer-Radecky
Alberich : Olafur Sigurdarson
Hagen : Albert Dohmen
Brünnhilde : Irene Theorin
Gutrune : Elisabeth Teige
Waltraute : Christa Mayer
1.Norn : Okka von der Damerau
2.Norn : Stephanie Müther
3.Norn : Kelly God
Woglinde : Lea-ann Dunbar
Wellgunde : Stephanie Houtzeel
Floßhilde : Katie Stevenson

Chor und Orchester der Bayreuther Festspiele

 

Bayreuth, Festspielhaus, lundi 15 août 2022, 16h

Le parcours de ce nouveau Ring se termine moins bien qu’on ne pouvait le souhaiter. Die Götterdämmerung atteste d’un phénomène fréquent, la fatigue et le manque d’inspiration : l’équipe n’a en effet pas tenu la distance. Bonne part de l’ensemble ne présente aucune originalité par rapport à d’autres productions, rien de neuf sous le soleil, sinon quelques idées au premier acte et un catastrophique troisième acte à tous niveaux, qui a sans doute motivé la colère du public.
À vouloir terminer
alla grande en allant à rebours de toutes les attentes, avec des erreurs techniques, des approximations, et du ridicule, l’équipe de ce Ring a réussi à cristalliser les oppositions, alors que tout n’est pas à jeter dans ce travail vu dans son ensemble, et notamment dans les trois précédentes productions.
Il en résulte un goût amer, une certaine tristesse et l’espoir que les signataires de la production reviendront sur certaines de leurs options les prochaines années.

Ce que j'appelle "Wotan-Viking", utilisé pour les fameux masques, et exploité aussi par certaines représentations nazies.

Il faut savoir terminer un Ring, car très souvent les dernières images jettent une lumière qui va irradier l’ensemble de la production : Gwyneth Jones en blanc immaculé sur le ponton avec son flambeau chez Chéreau, Gutrune désespérée recueillie par l’humanité qui avait ouvert Rheingold chez Kriegenburg, Hagen voguant sur les flots chez Castorf quand les filles du Rhin observent le baril qui brûle en un immobilisme inquiétant etc…
C’est ce que ce Ring rate totalement, comme un Enfer pavé de bonnes(?) intentions.
Cette production de Götterdämmerung oscille entre plusieurs systèmes d’images, diversement connotées. Un premier acte plutôt dans le prolongement de Rheingold, un deuxième acte plus abstrait, espace vide rempli seulement des chanteurs et du chœur, un troisième acte « trash », marquant le destin délétère d’une Brünnhilde trahie de tous côtés, qui finit grosso modo dans les ordures d’une piscine abandonnée. Une descente aux enfers qui commence dans la chaleur d’un appartement bourgeois que nous avons déjà vu pendant les épisodes précédents et finit au fond d’une piscine remplie d’immondices. C’est évidemment symbolique.

Étonnamment, si on excepte la fin, ce Götterdämmerung ne recèle pas de grandes surprises ni de grandes idées "novatrices" sinon un enième enfant supplémentaire. Si l’on excepte la scène des Nornes, traitée de manière originale et assez pertinente, tout le reste est plus ou moins du déjà vu, le spectateur est d'ailleurs moins perdu, et ce jusqu’aux filles du Rhin du début du troisième acte.
Étonnamment aussi, cette mise en scène est remplie de références implicites à d’autres travaux qui feraient comme partie d’un champ intertextuel presque inconscient ( ?), ce qui fait que le spectateur, pour la première fois, s’y retrouve un peu sans faire de chasse à l’indice aux entractes. Malheureusement, ce n’est point preuve de rigueur, ni indice qu’on s’est assagi, mais bien plutôt qu’on est sec, dans une œuvre pourtant qui pourrait retrouver le « Netflix » initial (rappelons la ferblanterie boulézienne…). Car Die Götterdämmerung est peut-être un crépuscule pour les dieux, mais ne constitue pas forcément un « Menschenaufgang » une levée de l’humanité qui serait une nouvelle aurore. Chez Chéreau, cette confiance en l’humanité se lisait dans l’image finale d’une foule tournée vers les spectateurs, chez Kriegenburg aussi, ce final bruissait d’espoir.
Ici, l’image finale sacrificielle laisse place de manière un peu ambiguë à celle de deux fœtus qui ne se battent plus mais qui sont enlacés, sans vrai lien avec ce qui précède sinon la note optimiste qui clôturerait ce jeu de massacre enfin terminé, mais c'est aussi à lire peut-être, après tout ce que les dernières minutes nous ont laissé voir, comme une respiration presque caricaturale et sarcastique, parce qu'Alberich est toujours vivant. ((N'oublons jamais cette donnée : Catsorf le faisait partir en voyage lointain, Kupfer de manière terrible le montrait, face à la salle, devant le rideau qui se fermait)).

 

Acte I

Nous avions laissé le couple Siegfried/Brünnhilde dans l’exaltation finale de la première rencontre, nous les retrouvons installés, dans le même intérieur (chambres d’enfants vues dans Walküre), couple apaisé qui a fondé une famille puisque, pour eux aussi se pose la question de la descendance et un enfant est né (fille ? garçon ?  de loin, on ne voit pas, on décidera garçon mais à revoir la vidéo c'est une fille) et le couple souhaite bonne nuit à l’enfant qui se couche. Si c'est une fille, c'est la fin de l'héroïsme mâle qui va se terminer si violemment avec la mort de Siegfried. Mais c'est aussi un futur tout aussi imprécis (après tout, Alberich en sort vivant et pourrait s'y intéresser… rêvons un peu…).
A la différence des autres épisodes, ces deux chambres constituent l’appartement, on n’a pas de salon cossu moderne, et pas de femmes de ménages affairées. Sans vivre chichement, ce couple est installé plus modestement que leurs parents (car Wotan reste le papa de Brünnhilde, et celui de Siegfried) ; chez Wagner, Brünnhilde est la tante de Siegfried, et chez Schwarz elle en est la demi-sœur. Comme écrit précédemment, tout cela reste tout de même dans la famille.

Pendant le court prélude, on voit donc cette petite scène familiale, – on se dit, "retour à Netflix" – quand les Nornes font leur apparition, comme un cauchemar de l’enfant, fantomatiques, mains aux doigts crochus, elles envahissent l’espace de manière inquiétante, mais l’enfant finit par s’habituer, joue à la balle avec elles. Car la scène reproduit ce que nous avions vu dans Rheingold avec les Filles du Rhin, l'enfant joue à la balle, agite son pistolet-mitrailleur à eau en plastique sans oublier la bouée (la piscine…), joue au Rubik's cub (eh, oui) et même – nouveauté – Alberich arrive, couvert de diamants, qui rejoue ce qu'il a joué avec les filles du Rhin : il les lutine, et l'enfant lui tire dessus. Le sens en est clair, l'enfant est le nouvel "Or" ou le nouvel Anneau avec cette nouvelle génération et on rejoue donc le même film. Que les Nornes et les Filles du Rhin ne soient pas exactement superposables importe peu puisque, on le verra à la fin, tout se confond un peu.

Les Nornes

Cet enfant est couvé amoureusement par sa mère, mais semble plus intéressé par son père Siegfried auquel il s’accroche au moment de son départ pour le Rhin. Ce Siegfried Jr (on l’appellera ainsi même si c'est une fille, allez, en ces temps dégenrés …) s’occupe d’ailleurs comme tous les enfants de ce Ring dont ils sont les princes : lui aussi peint des masques, comme les petites filles de Rheingold, comme Siegmund et Sieglinde les jumeaux de Walküre (et peut-être aussi le jeune Siegfried élevé par Mime (parce qu’on retrouve dans le capharnaüm de la chambre d’enfants de l’acte I de Siegfried un dessin de ce masque). Il peint les masques de carton représentant ce que j’ai appelé Wotan-Viking, représentants d’une mythologie germanique qu’on a bien développé (et pour cause) au moment de l’unification allemande, barbes et moustaches, casques ailés et repris au temps de nazisme… et ces masques seront portés par le chœur au deuxième acte. Activité obsessionnelle et répétitive qu’on voit dès les premières mesures du Ring et qu’on retrouve tout au long de la Saga. Dans la seconde chambre gisent en quelque sorte les reliques des épisodes précédents, Chapeau de Wotan/Brünnhilde pendu au mur, casquette jaune, Notung et sur la chaise, le chale de Freia qui est passé d'opéra en opéra (substitut du Tarnhelm?) dont on ne saura vraiment jamais la fonction.
La scène est cependant intéressante car on sent que les relations entre Brünnhilde et Siegfried se dilatent et sont vraiment tendues. Là encore on a déjà vu ce délitement ailleurs : on se souvient chez Kupfer, cette scène terrible où Brünnhilde vaquait à la couture tandis que Siegfried rongeait son frein en regardant l’extérieur, le monde, de sa fenêtre.
Le couple brinqueballe, et le départ de Siegfried n’est pas un divorce, mais clairement une séparation que le(la) petit(e)Siegfried(e) Jr supporte mal il essaie de retenir son père, Brünnhilde également. Serviteur discret, Grane vieilli (cheveux blancs), désormais attaché à la famille, va l’accompagner sur suggestion de Brünnhilde mal acceptée par Siegfried : il porte les valises. On sent à la fois les brisures et la tristesse, malgré une musique qui souligne le sacrifice de Brünnhilde qui permet à son héros de mari de s’échapper et d’aller courir le monde.
Toutes ces premières scènes sont des scènes familiales « bourgeoises », dans un univers déjà connu, un peu vieillot (après tout, il a servi à Wotan, aux jumeaux, et maintenant à Siegfried et Brünnhilde). Et le(la) petit(e)Siegfried(e) Jr va accompagner tout ce Götterdämmerung jusqu’à la fin, pièce maîtresse et rapportée de ce Ring new look.

Par contraste, celui des Gibichungen est tape à l’œil et rappelle en plus outré celui des Dieux de Rheingold, mais aussi tant de mise en scènes (Flimm, Kriegenburg…)
Dans l’univers des Gibichungen, on retrouve les bonnes, le divan, mais en un côté excessif qui se lit dans les habits de Gutrune, vert pomme flashy (là où les Déesses avaient un certain chic), une adepte du téléphone mobile (on est moderne chez les Gibichs) et une activité typique des grandes familles, la chasse (n’oublions pas qu’à l’acte III c’est au retour de chasse que Hagen tue Siegfried.). Mais ce sont visiblement des chasseurs de gros gibier africain, car au-dessus trône une photo où les trois sont fièrement photographiés sur un  zèbre, sans doute tiré lors d’un de leurs safaris.

Günther (Michael Kupfer-Radecky) montre à Siegfried (Stephen Gould) la photo des vainqueurs du zèbre.

D’ailleurs ils semblent aménager dans une nouvelle demeure, il y a des caisses non ouvertes, d’autres qu’on ouvre, dont un trophée d’éléphant leur dernière fierté, mais aussi un arbre de Noël éclairé (on serait dans la période de l'Avent ? Pourquoi ? Pour Noël et Il est né le divin enfant?), et une caisse contenant des masques de Wotan-Viking, qu’on va utiliser pour le deuxième acte, ainsi que l'inévitable pyramide sous verre, éteinte.
Un curieux assemblage, avec Hagen, cette fois adulte (Albert Dohmen) mais toujours affublé du tee shirt jaune, désormais lointain souvenir du temps où il était Or (ou Anneau, enfin je ne sais plus…), Gutrune cruche à souhait (Elisabeth Teige) et un Günther ravagé par l’alcool et la coke, une ruine humaine, qu’Hagen considère avec distance.

Hagen (Albert Dohmen) et Günther (Michael Kupfer-Radecky)

Un assemblage minable qui n’est pas sans rappeler les Gibichs de Andreas Kriegenburg à Munich (où Günther jouait au golf en visant l’entrejambe d’une femme de ménage, par exemple). Car toute la scène, à part quelques détails d’adaptation aux circonstances, est réglée à peu près comme d’habitude, sans nouveauté fondamentale par rapport à ce que le spectateur wagnérien a pu voir ailleurs. C’est beaucoup plus « classique » que la scène précédente et surtout conforme. Notre Ring new-look est plutôt ici old-look et on va faire ce constat plusieurs fois dans ce troisième et dernier jour.
Manque d’inspiration ? peut-être, mais Die Götterdämmerung a un côté plus concret, moins abstrait et mythologique que les autres, c’est une chute dans le monde humain (n’oublions pas, encore et toujours, la ferblanterie chère à Boulez) et donc a priori plus serré, permettant moins d’inventions et de substitutions diverses.
Siegfried arrive, suivi de Grane avec les bagages qui est entraîné dans les communs, mais il restera toujours à roder un peu autour des protagonistes, essayant visiblement d’alerter Siegfried en l’incitant à se méfier. Cela va lui être très vite fatal ; Hagen va le faire tuer de manière mafieuse, et il sera décapité avec sa tête dans un sac plastique (ce qu’on apprendra plus tard – on se contente d’amener le cadavre sur un chariot à bagages) que Günther ne cessera de trimballer – il porte d’ailleurs un tricot où est écrit "Who the fuck is Grane ?". on pense alors à des films sur les crimes mafieux, de Sam Peckinpah : Bring me the Head of Alfredo Garcia (1974)  et comme il s’agit, après tout d’un cheval on pense aussi à la fameuse scène de la tête de cheval coupée du Parrain, autre crime mafieux.
En tous cas chez les Gibichungen, on tue toutes sortes de gros gibiers, et le sang circule, puisque Hagen, tendra à Günther et Siegfried le verre de l’amitié (celui du serment du sang) dans des gants ensanglantés du sang de Grane.  Dans ce Götterdämmerung, la violence est plus affichée que dans les autres épisodes, sans doute une image de déliquescence, une sorte de descente aux enfers.

Hagen (Albert Dohmen) Günther (Michael Kupfer Radecky) Siegfried (Stephen Gould)

Et le philtre d’oubli n'est pas bu, sorte de liquide vert qui rappelle un peu le philtre du Tristan de Katharina Wagner lui aussi non bu mais versé dans le vide, et qui est ici du même vert que la robe de Gutrune : le philtre est versé en revanche non dans le vide, mais sur la tête de Grane encore vivant qui décidément a l'esprit de sacrifice, tandis que Günther est si content d’avoir un nouvel ami qu’il l’embrasse à plein bouche (on se souvient peut-être que dans le Götterdämmerung signé Tobias Kratzer à Karlsruhe, Günther homosexuel était amoureux de Siegfried qui le remplaçait dans le lit de Brünnhilde car le malheureux avait des difficultés à l’honorer). Bref un peu d’errances au milieu de banalités.

Gutrune (Elisabeth Teige)

Pourtant là où on se souvient que Castorf avec un certain humour faisait immédiatement « chevaucher » Gutrune contre la roulotte, interrompant les ébats pour que Siegfried lance à Günther « Comment s’appelle ta sœur ? », ici rien de bien marquant, Siegfried est tout à sa sève et Gutrune toute à ses minauderies, et les choses se passent naturellement. D’ailleurs, Siegfried a‑t‑il besoin de philtre pour oublier Brünnhilde. Ce « héros » n’a pas grande mémoire et on a vu déjà que le couple battait de l’aile.
En dehors de ces détails, c’est de l’administration ordinaire de la scène, y compris le monologue final de Hagen : notre équipe fatigue un peu.

Retour à la maison Siegfried pour la scène avec Waltraute…
Brünnhilde, seule avec son enfant, se morfond dans l’appartement et une agitation subite fait arriver Waltraute (fenêtre ouverte, rideaux au vent, irruption brutale), Waltraute arrive exténuée, fragilisée, bouleversée et probablement suicidaire, tenant en main un morceau de verre ensanglanté et avec un habit de Walkyrie élimé, usé, un habit d’une femme qui vit dans la rue ou qui se traîne, ou de femmes battue (c’était bien la peine de faire de la chirurgie esthétique). La scène, un des sommets de l’œuvre, est réglée de manière plus tendue que d’habitude, et Brünnhilde accueille sa sœur, en lui offrant du thé ou du café, mais l’émotion est telle que Waltraute  renverse le sucre en poudre au point que Brünnhilde lui retire le sucrier vide et qu'elle va nettoyer consciencieusement, avec une balayette en maîtresse de maison parfaite.  C’est le deuxième incident avec le sucre (vous vous souvenez de Fricka qui verse à Hunding des carrés de sucre à n’en plus finir). Est-ce un indice de l’émotion des participants à chaque fois ? Est-ce ici l'occasion de montrer Brünnhilde accroupie avec une balayette ? Est-ce utile ? Inutile ? Le spectateur ou le lecteur fera son choix, mais la scène se déroule dans une étrange atmosphère, avec l’enfant qui traîne et ce récit très maîtrisé et tendu par une Christa Mayer remarquable.

Waltraute s’en va sans rien avoir obtenu, comme d’usage et survient l’une des scènes les plus violentes de la production, celle de l’enlèvement de Brünnhilde. La question Siegfried/Günther qui quelquefois n’est pas bien résolue par les metteurs en scène (qui est qui ? et pourquoi ensuite c’est Siegfried qui garde l’anneau ? Est ici assez simplifiée, c’est Günther qui se présente, Siegfried lui a refilé les clefs de l'appartement et l’on entend chanter derrière, il accompagne son ami qui est particulièrement mal disposé envers Brünnhilde. L’enfant est ficelé et assiste à tout (jolie leçon de choses), Brünnhilde est brutalisée, jetée contre le mur, battue, violentée (on se souvient que chez Castorf, elle heurtait bruyamment la roulotte, mais c’était à peu près tout) mais Günther a visiblement besoin de montrer qu’il est le chef, et lui en fait voir de toutes les couleurs. À la fin tout ce petit monde, enfant compris s’en va.

Comme on le voit, pas de grandes surprises sauf dans la scène des Nornes et la présence de Siegfried(e) Jr , devenu l’or (l’anneau) du nouveau couple puisque tous les autres ont grandi, mais avec une violence accentuée, avec des trouvailles qui sont des coquetteries inutiles et donc tout sauf des trouvailles, un Siegfried oublieux de sa Brünnhilde sans effort, et un Günther qui débloque totalement. Voilà le tableau dont seul Hagen se sort à peu près conformément à l’habitude, sauf que le tee shirt jaune est plus grand.
En fait tout cela finit par être agaçant de pauvreté ou de vacuité.

 

Acte II

Moins bien que l’acte I, l’acte II.
Le décor représente une immense boite : cloisons blanches qu’on a vues déjà par ailleurs, mais qui cette fois enferment la scène dans un espace vide. Vide ? Non, un sac de sable de frappe (pour la boxe) pendouille au fond à jardin, c’est une vision de l’extérieur, car le chœur va intervenir. Schläfst-du Hagen mein Sohn ? (Dors tu Hagen mon fils) pas vraiment, car Hagen s’entraîne contre le sac de sable (sa manière à lui de dormir). Bon Albert Dohmen a dû abandonner la boxe depuis belle lurette parce que tout ça n’est pas crédible, sinon à montrer la rage de Hagen qui passe ainsi ses nerfs ou fait semblant. On aura noté la psychologie assez fruste qu’il y a derrière, mais visiblement, la boite aux idées était vide (ce qui à vrai dire ne change pas grand chose).
Et comme Alberich survient pour apprendre à Hagen ce qu’il sait déjà et que Hagen n’aime pas trop son papa, mais préfère maman (au moins dans l’histoire habituelle), l’entrevue se passe comme d'habitude, et ici avec encore moins d' intérêt : parce que l’un des intérêts de cette scène, est qu’elle est nocturne (ici elle ne l’est pas), qu’il est un peu un moment suspendu et mystérieux – pas ici, et donc elle est traitée presque comme une scène sans objet ; Alberich rentre, éructe et repart sans autre forme de procès.

Hagen (Albert Dohmen) et Brünnhilde (Irene Theorin)

Tout le reste de l’acte se déroule à peu près comme « d’habitude », on sent à la disposition des personnages, à l’entrée de Brünnhilde les yeux bandés, que Valentin Schwarz a vu (de loin) Chéreau. Elle arbore un délicieux habit d’intérieur rose vif, qui contraste avec les couleurs criardes de Gutrune, mais du côté costumes, l’invention est restée dans le dressing room…

On sent aussi que la présence du chœur disposé en carré, de face, à la manière d’une armée, tout en noir, sans aucun mouvement gêne un peu le metteur en scène qui ne sait trop quoi en faire, on est à mille lieues de la virtuosité d’un Castorf qui en fait une des scènes-clé, on est aussi loin d’un Kriegenburg et cette fois, on est dans un dispositif qui serait presque une version concertante, chœur derrière, solistes devant.
Pour varier les plaisirs, le(la) petit(e)Siegfried(e) Jr , qui s’ennuie ferme, perturbe le bel agencement à la recherche de son jouet favori, le jouet favori de tous les enfants de ce Ring, à savoir un petit cheval qu’on lui a donné dans la première scène. Même Wotan dans Rheingold, lorsqu’il rejoint sa chambre d’enfant, a gardé ce petit cheval, énième signe voyageur particulièrement walkyrien.
Peu de travail sur la situation, peu de mouvement. Aucun effort réel.
Cette scène peu réductible à Netflix, n’a pas vraiment excité l’équipe de création, elle passe.

Chœurs et masques

Une seule idée : les masques, les fameux masques peints par les enfants tout au long de ce Ring se retrouvent enfin en fonction sur les choristes qui les brandissent, les compagnons de Hagen ont un signe de reconnaissance, des masques de la vieille Germanie, – est-ce une trace politique ou idéologique ? Est-ce la joie du mariage du clan Gibich ? Le fait est qu’après avoir entendu Siegfried (mal) se défendre, ils quittent la scène en laissant les masques à terre, comprenant que ce Siegfried ne sera jamais leur héros. C'est peut-être une variation schwarzienne sur Eyes Wide Shut (1999), le dernier film de Kubrick.
La dernière image de l'acte, c’est une ombre derrière le rideau de fond où l’on croit voir une survivance (Erda ?) et une ombre du petit enfant, et quand le rideau se lève, l’ombre est celle de Siegfried enlaçant Gutrune. Quel coup de théâtre !

Acte II, les chanteurs et, derrière, le chœur

 

Acte III

Encore moins bien que l’acte II, (pire?) l’acte III.
Et d’abord, le décor. Il change totalement de ce que nous avons vu tout au long du Ring, des salons, des escaliers et quelques pyramides. L’idée est de reprendre la première scène des filles du Rhin (ciel crépusculaire cette fois  alors que dans Rheingold, le ciel était celui de l’aurore), avec la piscine. Mais ce qui était presque pataugeoire dans Rheingold est devenu une vaste piscine abandonnée, rouillée, fermée par un grillage qui protège le quidam d'un plongeon dans le vide , avec son plongeoir au centre dont on voit l’ombre portée et à cour une échelle très raide qui descend au fond où stagne une eau qu’on ne boirait pas. À jardin, une sorte de tunnel qui devait alimenter la piscine assez gigantesque en eau quand celle-ci fonctionnait.
On a bien compris que cette idée de matériel abandonné, rouillé, vient du barrage de Chéreau, tout fumant et censé cracher l’eau dans Rheingold, et rouillé et arrêté dans Götterdämmerung. Merci papa.
La dite piscine est assez profonde, trois ou quatre mètres, et définit deux espaces de jeu, l’un au fond, large et praticable, l’autre en haut, aux bords barrés par un grillage, étroit et peu praticable et surtout mal éclairé. La scène finale jouera sur les deux niveaux, celui du bas, éclairé, celui du haut tout en ombres, si bien que tout se confondra. Qui veut descendre dans le fond de la piscine doit passer par l’escalier raide et étroit, ou par le soupirail de gauche. Comme c’est peu commode, personne ou presque ne s’y essaiera. Ce décor monumental inhabituel sera celui de tout le troisième acte : inutile de dire que le spectateur, désormais habitué, ne s’attend pas à un embrasement du Walhalla…
Siegfried est au fond de la piscine et pêche avec son fils, avec apparemment Notung comme canne à pêche. Il pêche dans une flaque d’eau un poisson minuscule. Notung (qui n’est pas une épée, mais un fleuret) réduite à canne à pêche, c’est neuf et c’est un autre symbole de la destruction du mythe (des mythes) qu’a entreprise Valentin Schwarz. Utile ? inutile ? Pour ce qui lui reste à vivre, autant que Siegfried s’amuse avec Notung qui ne lui servira pas à grand-chose.

Les filles du Rhin pleurent comme d’habitude leur Or perdu, je veux dire leur enfant perdu, mais depuis Rheingold, on en a vu défiler une palanquée et l’ultime rejeton, c’est « le(la) petit(e)Siegfried(e) Jr » qu’elle finiront par récupérer, on verra ce qu’elles en feront. Elles ont vieilli, elles aussi, habits fripés, qui semblent être ceux des Walkyries dans un triste état, visage refait, et elles sortiront de là percluses d’arthrose. C’est vraiment la fin pour tout le monde.
Walkyries, Filles du Rhin, Nornes : la mise en scène de fait pas grande différence : ici on a l'impression que les Filles du Rhin ont récupéré les habits usés des Walkyries qui ne servaient plus.
Siegfried pêche et entend les fameux appels du cor des chasseurs qui rentrent. La petite troupe est plutôt éméchée, avec un Günther complètement « parti », entre coke et alcool. Siegfried est en bas, la troupe est en haut et toute la scène va se dérouler entre le bas et le haut, le bas où Hagen toujours en Tee shirt jaune, a rejoint Siegfried.
En haut la petite troupe, derrière le grillage, ivre et mal en point, en bas Hagen Siegfried et le(la) petit(e)Siegfried(e) Jr r. On sent qu’il va se passer quelque chose… Mais entre un haut peu visible et un bas confus, les choses sont mal parties.
Siegfried insouciant se sert de la bière d’un cageot justement disposé là, il boit jusqu’à ce que Hagen lui montre le poing américain qu’on avait oublié et là Siegfried sans mémoire se met à se souvenir de Brünnhilde. Hagen le poignarde. Siegfried chante le réveil de Brünnhilde, sublime musique, puis reste étendu. Pendant la marche funèbre, le(la) petit(e)Siegfried(e) Jr essaie de ranimer son père, le secoue un peu. Peine perdue. Il(elle) rejoint Hagen, qui vient en quelque sorte rendre hommage au cadavre (c’est quand même lui aussi sans cette mise en scène un fils de Wotan et donc son demi-frère…) qu’il couvre de sa propre veste de cuir, il devient alors pour le petit une sorte de père de substitution, et récupère cet héritier-Anneau, dans la piscine même où lui-même a été enlevé dans Rheingold (souvenir souvenir) et tous deux disparaissent par le soupirail à gauche.
La Marche funèbre terminée, il ne s’y passe pas vraiment grand-chose et vu le décor miteux et un Siegfried recouvert, il y a un contraste (voulu ?) entre cette musique énorme et ce petit crime minable : on est loin de la superbe image qu’on avait chez Kupfer de Wotan et Brünnhilde regardant chacun d’un côté le cadavre de Siegfried, mais ce Ring ne nous donne pas d’images superbes, ce serait indigne des choix scéniques qui sont ceux de l'insignifiance.
Hagen est remonté au bord, derrière le grillage, et en haut apparaît Gutrune qui découvre dans le fond de la piscine le cadavre de son aimé avec ses cris habituels et ses reproches à Günther, qui ne sait plus trop quoi faire. Il subodore que les choses sentent le roussi. Alors, lui qui porte tout le temps un sac de plastique translucide, s’empresse de s’en débarrasser en descendant au fond de la piscine, le jette au pied de l’escalier raide, remonte et disparaît…
C’est alors que Brünnhilde apparaît en haut au centre, regardant vers le bas Siegfried et imposant le silence, elle est toujours en rose, pour un peu elle emprunterait le plongeoir si celui-ci n’était pas derrières les grillages.
Je reviens sur l’image grandiose, Brünnhilde, derrière un grillage au bord d’une piscine asséchée et sale où gît Siegfried. On se demande si elle va le rejoindre et comment. Comme, avec son habit rose et sa longue robe, il serait hasardeux qu’elle emprunte l’escalier raide et étroit, elle disparaît derrière la scène en haut et réapparaît en bas sur le proscenium. C’est magique. Et c’est aussi mal fichu que le décor du rocher de Brünnhilde de la mise en scène de Tankred Dorst (à Bayreuth toujours), où, pour les mêmes raisons Siegfried ne pouvait descendre directement rejoindre la jeune femme et passait derrière le décor. On eût pu inventer un moyen de la faire arriver en bas, mais on préfère ce subterfuge qui n’a pas grand sens, sinon pratique et a‑théâtral.
Plus généralement, cette piscine assez gigantesque a une profondeur exagérée, même si symbolique (on doit vraiment toucher le fond…) et cette disposition haut/bas a quelque chose de mal ficelé d’autant qu’en haut on ne voit que des ombres et que de ce fait certains ont même confondu filles du Rhin et compagnons de Hagen.
Enfin voici Brünnhilde en bas, auprès du cadavre de Siegfried, on a l’impression qu’elle va peut-être allumer un bûcher avec un jerrycan qui traînait là à côté des bières (c’est fou ce qu’on trouve au fond des vieilles piscines) mais au moment de s’en servir, elle ne le fait pas, exactement comme chez Castorf, c’est alors normalement l’embrasement qu’il n’y a pas, et Brünnhilde devrait chevaucher Grane pour se plonger dans le bûcher. Mais elle butte contre un sac plastique (quand on vous dit qu’on trouve tout dans les piscines…), elle l’ouvre, miracle, c’est le Grane qui lui manquait, ou du moins sa tête blanchie (entre Siegfried et Die Götterdämmerung, le serviteur fidèle avait vieilli), la tête coupée que l’on se coltine depuis le premier acte… Alors, Brünnhilde, pendant qu’elle est censée se jeter dans le bûcher se met dans ce climax musical à danser frénétiquement avec la tête de Grane, telle une Salomé exaltée, et suffisamment longtemps pour qu’on sente dans une partie du public des mouvements divers devant cette sorte de coitus interruptus musical cassé par le ridicule de la scène. Puis elle se couche entre Siegfried et la tête de Grane, refusant de choisir pour l’éternité entre les deux, alors qu’elle avait choisi Siegfried dans le duo final de l’épisode précédent. La femme déchue finit au fond de la piscine, entre un cageot à bière, un jerrycan, une canne à pêche de fortune, un sac plastique vide, le cadavre de son « mari » et la tête de son bien aimé serviteur.

En bas c’est fini.
Cela s’agite en haut : Hagen essaie d’intervenir pour récupérer on se demande bien quoi et au centre, les filles du Rhin (on les voit à peine dans l’ombre mais on devine qu’elles portent les fameux masques) ont récupéré l’or, c’est à dire l’enfant – le(la) petit(e)Siegfried(e) Jr – qu’elle s’empressent de tuer : elle lui refilent un masque et il/elle s'écroule. Elles signifient par là qu’avec cette génération, ça suffit et qu’il faut tout recommencer à zéro. La musique devenant de plus en plus grandiose, le décor fait voir un mur de néons mimant l'embrasement d'un Walhalla sauce électrique, histoire d'assaisonner avec un peu de grandeur (!!!), puis avec l'apaisement des dernières notes,   apparaissent en projection sur le mur de la piscine de deux bébés dans le liquide amniotique (déjà vus dans Rheingold, en ouverture) mais cette fois-ci, ils s’enlacent affectueusement. Après cette génération détruite par le conflit initial, une nouvelle peut arriver, plus harmonieuse. Beau comme de l’antique. Rideau. Bordée de huées.

L’impression prévaut que ce Götterdämmerung n’a pas vraiment inspiré l’équipe de mise en scène, entre les moments d’ennui, l’absence totale d’idées (au deuxième acte), les vagues souvenirs d’autres mises en scènes qui remontent à la surface, cela fait environ trois quart de déjà vu ici ou là, et une dernière scène où il semble qu’on ait tout misé pour détruire toute envie de mythe wagnérien, au profit d’une vision finale très noire et totalement délétère qui va tout de même un peu et même beaucoup à l’encontre de la musique.
Si encore les choses étaient rigoureuses, mais cela semble au contraire expédié, des idées à la va-vite désordonnées et quelquefois ridicules ; il eût fallu la voix du siècle pour que cette Brünnhilde-Salomé survive musicalement. Mais Irene Theorin n’a pas, elle non plus réussi sa sortie… et donc le chant difficile s’ajoute à la scène ridicule.

Et c’est dommage, parce que à l’instar de Siegfried, ce Götterdämmerung se tient vraiment bien musicalement et Cornelius Meister semble avoir atteint enfin ce dynamisme et ce sens des équilibres qui manquaient tant dans Rheingold et Walküre. Le son est plus acéré, le rythme plus soutenu, la fluidité plus grande, avec un orchestre qui reste en très grande forme et qui obtient un immense succès quand il vient saluer, comme c’est la tradition à l’issue du Götterdämmerung. Il reste cependant quelques coquetteries qu’il faudrait revoir, notamment la pause significative avant l’attaque du motif final de la rédemption (l’amour maternel de Sieglinde). Il reste que la Marche funèbre est bien exécutée, avec beaucoup de relief, que le Voyage de Siegfried sur le Rhin laisse aussi entendre un orchestre libéré. Cornelius Meister a repris la direction de ce Ring sans vraiment avoir eu le temps de répéter ni d’imposer sa marque ni même une conception. Il a été un peu contesté, ce qui est injuste pour ce Götterdämmerung, mais sans doute les huées s’adressaient-elles à l’ensemble du Ring, plus discutable, mais qui est allé – au contraire de la mise en scène – en s’améliorant.  Je me refuse à juger avec sévérité une direction qui n’est certes pas anthologique ni définitive, mais qui a tout de même assuré le spectacle et garanti un niveau globalement acceptable, et plutôt bon vers la fin.
Bien sûr dans Götterdämmerung, il faut saluer la performance du chœur, exceptionnelle, dirigé par Eberhard Friedrich, d’autant facilitée que ce chœur n’avait pas à jouer, à bouger, à se mouvoir. Grâce à la mise en scène qui l’a laissé où il était, le chœur a donné là une de ses performances les plus accomplies.

Les Nornes ont été assez somptueuses, notamment Okka con der Damerau (1ère Norne) et Stéphanie Müther (2ème Norne), plus imprecise la 3ème Norne de Kelly God, acide, avec une voix de soprano qui s’unissait mal aux autres et n’atteignait pas leur niveau.
Les filles du Rhin (on devrait dire les vieilles filles du Rhin vu leur accoutrement) Stéphanie Houtzeel, Lea-ann Dunbar, Katie Stevenson s’en sont plutôt assez bien sorties, un peu moins cependant que dans Rheingold à mon avis, mais je chipote peut-être.

La Waltraute de Christa Mayer est d’une véhémence qu’on a assez rarement entendu dans le rôle dont elle fait vraiment une femme désespérée et déchirée du refus de Brünnhilde, c’est un vrai moment scénique qu’elle a offert là, plus intense peut-être que dans sa Fricka.
Elisabeth Teige donne à Gutrune un relief et scénique et vocal. Elle en fait avec ses mimiques, ses mouvements, sa démarche, un vrai personnage singulier, avec une voix inhabituelle dans ce rôle où elle impose une certaine puissance qui aide à affirmer le personnage. Une véritable trouvaille que cette Gutrune un peu originale et pleine de relief.

Gutrune (Elisabeth Teige) et Günther (Michael Kupfer-Radecky)

Tout autant singulier le Günther désaxé, tourneboulé, de Michael Kupfer-Radecky. C’est une chance pour l’équipe de mise en scène d’avoir eu sous la main deux artistes aussi engagés et presque atypiques pour incarner les Gibichungen. L’expressivité, le phrasé, les variations de couleur et la diction en font un Günther exceptionnel, l’un des meilleurs entendus dans ce rôle.

Olafur Sigurdarson en Alberich a déçu. En réalité, de Rheingold où il était plutôt bon, à Götterdämmerung, la qualité de la performance est allée en diminuant. Il y a toujours un beau phrasé, une bonne diction, mais la voix manque d’homogénéité et les aigus deviennent facilement des cris, dans un deuxième acte où au contraire on demande une expression plus intérieure. Son Alberich ne convainc pas ici.

Stephen Gould (Siegfried)

Stephen Gould n’est pas au mieux de sa forme et de sa voix, nous l’avons constaté depuis Tannhäuser et pourtant, en dix jours, nous l’avons entendu sans qu’il se fasse remplacer dans Tannhäuser, Tristan et enfin Siegfried, rien moins ; le très grand artiste sait se sortir des difficultés et donner le change, mais il trébuche dans les terribles aigus « à froid » du deuxième acte, sortes de juges de paix du rôle, où il saute du grave à l’aigu sans filet. En revanche, dans les parties plus lyriques, comme le duo initial avec Brünnhilde ou la mort, on entend le grand ténor qu’il est, même si on l’a entendu plus convaincant.
Irene Theorin a été une Brünnhilde contestée. La voix est inégale, quelquefois criarde, affectée d’un vibrato quelquefois plus qu’excessif. Malgré son engagement, qui est réel, notamment au premier acte plus réussi (le deuxième est déjà plus problématique) elle est victime de la mise en scène dans la scène finale, qui n’a pas du tout l’élan ni l’engagement qu’on attend, la voix bouge, on est à la limite de la justesse, les aigus sont souvent criés. On a entendu Theorin plus en forme et plus inspirée.

Albert Dohmen (Hagen)

Enfin, Albert Dohmen est là pour nous rappeler ce qu’est une basse wagnérienne, ce qu’est un phrasé, une diction claire, une autorité vocale incontestable. Lui qui fut Wotan, lui qui fut Alberich, est aujourd’hui un Hagen à la voix sûre, impressionnant de présence et d’intelligence du chant. Ce n’est pas une voix de basse profonde comme on attend dans Hagen, la voix est plus claire, mais la technique est parfaite et il sait parfaitement projeter le son et moduler le volume. Son monologue final du premier acte est impressionnant et notamment la manière dont il fait sonner la phrase finale :
ihr dient ihm doch,
des Niblungen Sohn. 

Musique et mise en scène ont procédé à l’inverse, la mise en scène est allée en se dégradant, la qualité musicale est allée en augmentant – c’est net dans la fosse – et dans l’ensemble, les voix de ce Ring vont du légendaire au très correct, malgré çà et là quelques scories. On a entendu à Bayreuth des Ring moins bien distribués. Et donc c’est plutôt du côté des voix un satisfecit global
On l’a dit, la direction de Cornelius Meister a fonctionné de mieux en mieux pour s’épanouir dans Götterdämmerung où le chef délivre une bonne prestation.
À l’inverse, après un Rheingold  disons justifiable et une Walkyrie irrégulière mais défendable, la mise en scène est allée en se délitant,  jusqu’à un Götterdämmerung pauvre en idées et riche en absurdité. Plus que les idées qui peuvent être séduisantes au départ, ce Ring souffre de plusieurs défauts essentiels :

  • À un moment, le scénario se heurte à une dramaturgie wagnérienne qui est prégnante et à laquelle on n’échappe pas, alors on cautérise le scénario, on multiplie les personnages inventés, on fait plusieurs Notung, on détruit les mythes originels sans jamais trouver de substitutifs forts (sauf au deuxième acte de Siegfried) et donc cela devient une chasse éperdue à l’idée qui se perd dans la confusion et les contradictions. D’un Rheingold relativement cohérent, tout finit très vite par s’effilocher.
  • Au terme du voyage, on n’a pas vraiment de réponse sinon que tout le monde il est méchant autour de la seule victime, Brünnhilde, et que les deux bébés enlacés de la fin arrivent sans véritable système de causalité, ils tombent du ciel comme ça : Embrassons-nous Folleville et puis c’est tout. On peut aussi concevoir qu'après toute cette histoire très noire et ce conflit né des origines, la situation ait été nettoyée définitivement pour laisser naître une possibilité de meilleure suite… C'est une autre vision, plus optimiste… Mais je me demande s'il y a une place pour l'optimisme dans ce travail.
    Tout est en suspension, les choses viennent l’une après l’autre et on finit par voir défiler les scènes dans une sorte d’ennui tristounet. Pour la première fois dans ma vie de Bayreuthien, j’avais envie à la fin du Götterdämmerung, de voir le rideau vite tomber.
  • Plus grave, le décor d’Andrea Cozzi est loin d’être inventif, il est répétitif, il n’est pas fonctionnel, tout en largeur, jamais en profondeur, il est très mal éclairé (Reinhard Traub a vraiment fait un travail sans intérêt, voire mauvais) et on perd une foule de détails, quant aux costumes d'Andy Besuch, à part ceux de Gutrune, et quelques costumes féminins, ils manquent là aussi d’intérêt.
  • Enfin Il n’est pas normal que la majorité des spectateurs dans un théâtre conçu pour tout voir soit exclue de nombre de détails de mise en scène au point que les entractes deviennent une chasse à l’indice et que faute de vision claire, l’imagination supplée comme si la mise en scène était un exercice d’entre soi, où le quatrième mur importait peu.

Ce sont ces questions techniques qui me paraissent déterminantes, au-delà des options intellectuelles, mais intellectuellement, cela ne va pas très loin non plus ; on pensait que certaines pistes (l’éducation par exemple) seraient mieux exploitées, plus approfondies, comme si cette jeune équipe s’était fait prendre au piège de l’œuvre. Cette production reste au total tout en superficie mais sans la séduction de certaines séries Netflix dont elle s’est réclamée. Malgré les idées, malgré certains moments intéressants, malgré les bonnes intentions, c’est raté.

 

Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

Autres articles

5 Commentaires

  1. Petit cours de génétique Schwarzienne appliquée au RING

    La scénographie du RING donne lieu à des controverses. L’objectif de ce travail est d’étudier la génétique des personnages dans le RING de Richard Wagner décrite par le Pr Schwarz, à travers une analyse de la littérature.
    Matériel et méthodes
    Cette étude est basée sur une publication en quatre volumes d’un célèbre analyste opératique (nommément « Wanderer ») disponible sur Internet ; les contrôles méthodologiques sont issus du volume « voyage artistique à Bayreuth » publié par un exégète français de l’œuvre du maitre (édition 1922) et de la revue « Avant-scène opéra » (3ème édition du RING). L’étude n’est pas étayée par des observations personnelles in loco, mais sont un préalable.
    L’origine de ce travail est basée sur le fait que les premières notes de musique sont illustrées par une image d’ADN puis de fœtus, les dernières notes du Crépuscule par une image de fœtus également. La généalogie des personnages est aussi compliquée que celle de la série Amour, Gloire et Beauté (AGB 1986- présent) (qui m’est plus familière qu’une série dite Netflix) mais la grande différence est que dans AGB il n’y a aucun inceste malgré la complexité des lignées (quelques-uns de mes étudiants ont travaillé le sujet).
    Par ailleurs cette analyse suppose que toute trace de mythologie soit effacée, pas de prodiges, rien sauf des gens ordinaires.
    Résultats
    L’ADN primordial qui se transforme en cordon ombilical de fœtus de jumeaux de genre mâle est donc issu de la fécondation gémellaire de Mr XY1 et Mme XX1 qui sont des quidams. Nous voyons par ailleurs que ces jumeaux se battent et, de fait, se haïssent. Ce sont Wotan (W) et Alberich (A).
    1- La lignée W :
    a. Mr W a une « épouse légitime », Mme Fricka qui est peut être stérile, en tout cas ils n’ont pas d’enfants.
    b. Mme Erda est une maitresse (en effet les Walkyries, dont Brünnhilde (B) naissent quand Mme Fricka est l’épouse de W), mais cela dure depuis un certain temps car auparavant ils ont eu les nornes.
    c. Mais W a papillonné aussi avec une dame inconnue avec qui il a eu des (faux) jumeaux : Sieglinde (S1) et Siegmund (S1bis).
    d. On peut interpréter que dans le jardin d’enfant gardé par les filles du Rhin on trouve les Walkyries, les nornes, S1 et S1bis.
    e. Après Rheingold et juste avant Walküre W a commis un inceste avec S1 d’où va naitre Siegfried (S2). B va aider S1 à accoucher et confier le bébé S2 à Mime.
    2- La lignée A :
    a. D’abord une inconnue : qui est le père ou la mère de Mime ? En effet il est le frère de A, mais il n’y a aucun argument pour penser qu’il est le frère de W. Qui de Mme XX1 ou de Mr XY1 est allé voir ailleurs si l’herbe était plus verte ? Il faudrait avoir une empreinte génétique.
    b. En tout cas A va avoir avec Mme Grimhilde un petit Hagen (H) donc le parcours initial (Rheingold) amène un certain nombre de questions. (N’oublions pas non plus que Mme Grimhilde a trompé A avec Mr XY2 dont nous ne savons rien mais a eu Gunther et Gutrune… )
    c. H est le Ring donc il est au début de Rheingold entre les mains des filles du Rhin. Cela veut dire qu’il a été conçu et est arrivé là (enlevé ?) avant le début de Rheingold. En tout cas il est clair que H est aussi élevé dans le jardin d’enfants. D’ailleurs il semble y mettre la pagaille.
    d. H est donc récupéré par son père A. Cela sera de courte durée puisque W va aller le chercher à Nibelheim aidé de son factotum Loge.
    e. Mais cela est aussi de courte durée puisque le maçon Fafner, autre employé de W, va l’enlever. On ne le reverra donc que dans Siegfried.
    3- Evolution ultérieure (dans Siegfried et le Crépuscule) des principaux rôles.
    a. S1 elle sert à faire un bébé (S2) puis disparait de l’histoire
    b. S1bis ne sert à rien
    c. W disparait aussi au II de Siegfried
    d. B finit au fond de la piscine….
    e. Restent H adulte et S2Jr
    i. S2Jr est donc le fils de S2 et B (attention les risques génétiques de consanguinité !). Il apparait au Crépuscule avec son père (S2) et celui-ci ayant été tué il va suivre docilement H. Mais les filles du Rhin veillent et vont tuer S2Jr : sorte d’eugénisme (moral ? je n’y crois pas).
    ii. Quand à H il reste en vie et disparait aussi
    Discussion
    Nous avons examiné la génétique de cette population de personnages. Néanmoins en se basant sur les travaux du Wanderer il faut compléter par l’étude des marqueurs génétiques (les « traces » relevées par l’auteur, souvent difficiles à déceler sauf avec l’usage des développement technologiques contemporains, telles que des jumelles). De plus il faudrait développer une étude épigénétique complète, en particulier le rôle des comparses tels que Loge, Hunding, Gunther, Gutrune, Waltraute et je ne parle pas de Froh, Donner, Freia, Fasolt, dans leurs interactions avec la lignée principale.
    Mais il reste une inconnue et l’auteur de cette étude n’a aucune réponse : d’où vient cet ADN qui engendre deux fœtus qui s’enlacent à la toute fin ? Qu’est ce qui, dans cette histoire, permettrait de conclure que recommencer à zéro (quoi ? d’ailleurs) amènerait un mieux ?
    Nous suggérons d’interroger le Wanderer qui, dans sa grande sagesse et son immense expérience pourrait éclairer les pauvres chercheurs en génétique schwarzienne. 

    Note de la rédaction de « Journal de génétique wagnérienne » : nous apprenons que l’auteur de ces lignes a été enfermé en milieu médical après un diagnostic de burn-out.

  2. J’étais assis de face au rang 23,Guy Cherki de face également au rang 25.Il nous manquait à l’un et à l’autre des jumelles qui nous auraient aidé à déchiffrer la mise en scène de Schwarz.Si je reviens l’année prochaine ( rien n’est moins sûr) je tacherai de ne pas les oublier.Quoiqu’il en soit les recensions de Cherki sur la mise en scène m’ont bien diverti.Concernant la partie musicale je partage à 100% son opinion.La direction musicale de Meister,inaudible dans l’Or du Rhin,n’a cessé de s’améliorer jusqu’à nous donner une Marche Funèbre impressionnante.Les solistes vocaux étaient pour la plupart excellents (Davidsen,Vogt,Schager,Kohler,Koniensky.Mayer,Dohmen),d’autres un peu fatigués (Theorin,Gould).On l’a compris le problème de ce Ring de Bayreuth 2022,tellement attendu,tient exclusivement à une mise en scène illisible qui permet au recenseur de Wanderersite de laisser son imagination vagabonder et à Monsieur Droz de nous amuser.

  3. « Rendu du jugement de la cours d’assise de Bayreuth, par son président, l’honorable juge Pr Dr JPD concernant l’affaire dite du RING.
    La cours observe que la plupart des personnes en cause dans cette sombre affaire sont décédées de mort violente. Le jeune Siegfried a été assassiné par un codétenu Mr Hagen, dangereux malfrat qui a réussi à prendre la fuite, associé à Mr Alberich ; mais l’examen du dossier montre que le jeune Siegfried avait de nombreuses circonstances atténuantes : une lourde hérédité ; une éducation déplorable par Mr Mime ; l’abandon du père ; les conseils perfides de Mr Valentin S. Il avait tenté une rédemption personnelle et sociale par son amour pour Mlle Brünnhilde. Celle-ci a malheureusement péri dans un accident de piscine.
    L’action en justice concernant le jeune Siegfried est donc éteinte.
    La cours condamne Mr Valentin S. à des travaux d’intérêt général, soit pendant un an travailler à rendre compréhensible par le grand public l’affaire dite du RING
    La cours condamne par contumace le sieur Wotan, Mr Alberich et son complice Mr Hagen à assister à perpétuité à l’affaire dite du RING en l’état »

    Concernant la représentation :
    1- Acte 1 : pas si mal, dans le style soap opera ; plutôt bien rendu, sauf que cela ne se rattache ni à la fin de Siegfried en matière de style, ni avec la suite. 100% applaudi.
    2- Acte 2 : on n’est plus dans le soap…. D’ailleurs dans quoi est-on ? grand espace bienvenu ; deux belles images : les vaisseaux venus du brouillard du fond et une double profondeur à la fin du serment final de l’acte. 100% applaudi
    3- Acte 3 : disons qu’au début j’ai trouvé la piscine moins moche que sur la vidéo… effet d’optique ? mais franchement c’est glauque, incohérent, ça ne fait pas un récit. 90% hué ! j’ai renoncé à hurler avec les loups.
    L’orchestre est superbe. Gould est grandiose, humain, il a une vraie voix caractérisée. Theorin tient le coup, évidement il y a des scories. Tous les autres superbes.

    Au total musicalement j’ai beaucoup aimé ce RING : la direction d’orchestre contrastée, jouant les moment de raffinement orchestral et le dynamisme des morceaux lyriques.
    Côté chant, sachant que tout n’est jamais parfait, l’ensemble était excellent. J’en retiens : T Konieczny, qui est certainement de la grande lignée des Wotan ; D Köhler qui est pour moi une surprise ; O Sigurdarson , grand Alberich. Mais cela n’est pas exhaustif.
    Pour la scénographie, même après une certaine tolérance, trop c’est trop ! Le Wanderer donne une lueur d’espoir avec un Tristan reposant… sans apparemment de prétentions interprétatives. Peut-être un jour un RING simplement littéral après 40 ans de bruits et de fureur. Je vais commander les DVD du RING de J Levine au MET que je m’étais toujours refusé d’acheter. C’est terrible de finir par souhaiter un peu de conservatisme…. comme chanterait Mime : hihi ! hihi ! hihi ! hihi ! hihiiiiiiiiii !

  4. L’originalité de ce Ring n’est pas de proposer une énième cosmologie sur fond d’allégorie historique tout en analysant une phénoménologie du pouvoir, mais d’en ressortir néanmoins les enjeux proposés originellement dans l’œuvre, par une transposition dans un univers esthétique donné, avec ses propres codes, en l’occurrence ici celui de la série américaine. C’est loin d’être gratuit et tout fait sens dans cette mise en scène. Même s’il y a de très grandes libertés prises par rapport aux personnages, au livret et aux didascalies, il n’y a rien qui soit un contresens (comme parfois chez Castorf). C’est une production qui creuse et interroge le réel des personnages sortis de leurs coquilles mythologiques. C’est un Ring de notre époque. Les séries américaines proposent souvent de développer les parcours de personnages individualistes, dans une société contemporaine qui les écraserait s’ils n’avaient pas l’émancipation personnelle comme but ultime d’une existence conforme à l’idéal de liberté absolue. Mais cet ultra « libéralisme » prend souvent une forme aliénante vers toujours plus d’excès, d’égoïsme, de puissance, et surtout de possession toujours croissante. Car le danger, c'est bien l'effritement de "l'être" au profit du "paraître" et de "l'avoir", lorsque l'homme se rend lui-même esclave de sa propre volonté d'émancipation dans une société de la consommation et du désir de jouir sans entrave. Cette émancipation à l’extrême finit toujours par imploser, laissant souvent les séquelles d’une humanité et de son équilibre psychologique totalement anéantis et déconstruits, et cette mise en scène le montrera chez tous les personnages, tout au long de ce Ring.

    Contrairement à Castorf qui proposait une énième (depuis Chéreau) lecture marxiste, sans parfois savoir quoi faire de certains moments d’un Ring qu’il voulait d’ailleurs tronquer, ce qui nous a valu de nombreux passages gratuits et parfois très ennuyeux (il fallait faire du neuf avec du vieux), chez Valentin Schwarz il y a une volonté de tenir en haleine le spectateur du déclin de cette saga familiale. D’abord par les nombreux détails et histoires en « off » qui vont caractériser et développer la psychologie des personnages, comme dans une série TV qui se distingue du caractère plus elliptique et parfois plus archétypal du long-métrage. En effet, de nombreuses et nouvelles interactions vont se créer entre les personnages, sans trahir le sens originel du Ring. Ici, pas besoin d’anneau, d’épée ou de Tarnhelm (heaume magique), car il ne s’agit pas d’installer le mythe dans l’ère contemporaine par allégorie, mais de « faire allégorie » à partir du réel et de cette forme esthétique contemporaine choisie, comme on l’a dit, avec ses propres codes. C’est ce contemporain qui devient mythe wagnérien. Et c’est là une belle et intelligente nouveauté contrairement à ce qu’on a pu lire, ce n’est pas par maladresse, pour choquer ou par gratuité formelle, on revient toujours à Wagner et à l’unité du sens originel, contrairement à certains metteurs en scène aujourd’hui. Un seul exemple, dès le Rheingold, la prise du revolver par Wotan, à l’annonce du premier motif musical de l’épée, donnera le sens de la substitution de l’épée par le revolver : Wotan, qui a déjà son empire et la richesse, passe à l’action, il doit devenir un bandit et prendre le chemin de son frère jumeau Alberich pour se sortir de l’impasse où il se trouve lui-même : il doit désormais penser à l’éducation et à son héritage pour que sa dynastie perdure.

    Car c’est le grand thème de cette tétralogie (ou plutôt de cette série en 4 saisons), le vrai pouvoir ce n’est plus l’or possédé, mais ce qu’on lègue en héritage. C’est la descendance qui importe, ceux qui vont assurer l’avenir et la pérennité d’une dynastie. Le vrai pouvoir est assuré par les nouvelles générations qui prennent la relève, il va donc falloir pervertir et éduquer l’enfant à dessein, dès le plus jeune âge.
    L’or du Rhin (interprété par des enfants dans la mise en scène), c’est la pureté de l’enfant, sans éducation prédéterminée, tout en devenir. Alberich, le gangster au blouson de cuir, apprend au petit prodige kidnappé, en T‑shirt jaune, à se servir d’un flingue, cet enfant sera l’Anneau. C’est un enfant qui semble plein de potentiel, encore mal défini au début, un petit enfant isolé et asocial qui peut facilement sombrer dans la violence, et c’est cela que remarque Alberich, le malfrat un peu minable, qui n’a pas réussi comme son frère jumeau Wotan, et qui déjà le cognait à l’état de fœtus dans le liquide amniotique (qu’on voit en vidéo d'introduction, d’où la perte de son œil). Mime a un rôle important, il semble attaché à une éducation plus vertueuse et plus appropriée, faite de tendresse et destinée à l’enfant. Il confectionne de jolis petits chevaux ou autres marionnettes de spectacle (plus tard dans Siegfried), il occupe aussi les enfants à dessiner. C’est peut-être son échec et sa détresse (dans Rheingold au changement de tableau) qui lui feront changer d’approche sur l’éducation, et donc sur ce qu’il doit inculquer à Siegfried, même s’il restera ce personnage parfois presque attendrissant et surtout naïf. Quand Wotan récupère l’enfant-anneau, il flaire son intelligence, et donc le potentiel à assurer l’avenir du « clan », le gamin a un penchant pour la violence, on l’a vu, mais il est capable de reconstituer les 6 faces d’un Rubik’s cube en un rien de temps, cet enfant a un avenir…
    Approfondissement du rôle d’Erda également, témoin en tant que gouvernante de la famille Wotan des excès de ce clan, elle assiste à tout, mais se tait. On la voit dès la deuxième scène de ce Rheingold, spectatrice, elle accumule, mais arrive un moment où la coupe est pleine, ou plutôt les coupes qu’elle laisse tomber avec fracas, idée efficace de mise en scène ! Elle doit agir, dénoncer cette maltraitance infantile, elle sauve une petite fille (un peu d’or), et quitte le navire en prévoyant la déchéance de cette famille de névrosés : un exemple avec Freia, victime du syndrome de Stockholm et qui tombe dans la dépression après avoir été kidnappée par les géants, prête à se suicider. Freia, symbole de l’amour sacrifié, porte un long châle qui sera transmis symboliquement aux autres personnages de la tétralogie (jusqu’à la petite fille-anneau du Crépuscule), et qui seront eux-aussi sacrifiés par l’amour.

    On retrouve Siegmund, en apprenti malfrat, incarnation de ce qu’est devenu l’empire Wotan, un voleur au masque de Loup, équipé d’un pied-de-biche et qui se retrouve chez le policier Hunding pour libérer Sieglinde, sa sœur jumelle, mariée de force et déjà enceinte ! Ce n’est donc pas vraiment l’amour des jumeaux qui sera au premier plan, mais plutôt le souvenir d’une enfance perdue, ce printemps révolu, désormais dans ce monde où l’innocence a été depuis longtemps corrompue. Très belle idée de mise en scène lorsque Siegmund et Sieglinde se retrouvent dans le passé, dans leur chambre d’enfant, qui ressemble à la chambre où Wotan éduquait déjà l’enfant-anneau dans Rheingold. On retrouve les petits chevaux, les crayons et les dessins, symboles de cette enfance perdue. L’objet-symbole en forme de pyramide, souvent lumineux (pour montrer qu’il appartient à Wotan, l’Albe de Lumière), comme une lampe et qui apparaît déjà dans le salon du Rheingold, tel un logo ou l’emblème de l’empire, du clan et de la marque « Wotan », que Sieglinde donne à Siegmund, et qui cache l’épée-revolver « Nothung » (révolver de Wotan qui apparaissait déjà, nous l’avons vu, sur le premier motif musical de l’épée dans Rheingold), montre bien le rôle fondamental de Wotan dans la rencontre des jumeaux.
    Les Walkyries sont quant à elles les filles superficielles de l’empire Wotan, elles ne s’intéressent qu’au « paraître » décrit dans notre introduction, elles sont déjà victimes de la perversion du père, de cet individualisme fou et de cette consommation marginale et inutile, elles ne pensent qu’aux derniers vêtements chics ou autres sacs et lunettes de soleil à la mode, et surtout à la chirurgie esthétique ! Car Freia, qui apportait la jeunesse éternelle, n’est plus…
    Fricka, femme de Wotan, soucieuse d’assurer la pérennité de la dynastie, aura un rôle déterminant, elle organise et surveille ce qu’il va se passer, c’est Hunding qui doit vaincre, le policier violent et probablement corrompu par le clan, Siegmund quant à lui n’est pas digne de l’héritage.
    Cette première journée s’achève sur les adieux de Wotan. Brünnhilde, après avoir désobéi et sauvé l’enfant de Sieglinde (Siegfried), part d’elle-même rejoindre le rocher pour s’endormir, devenir une femme et ne plus être une Walkyrie. Elle est condamnée à perdre sa virginité, elle s’est en quelque sorte déjà émancipée de Wotan qui se retrouve seul à se lamenter derrière ce mur qui le séparera à jamais de sa fille, se tordant de douleur. Ses adieux à Brünnhilde sont pour lui un déchirement, mais il s’agit surtout des adieux à sa propre divinité. Ces adieux symbolisent la fin de son empire et la mise en scène insiste sur ce point, et c’est aussi ce sur quoi insiste Wagner. Fricka, satisfaite de voir la fille de l’adultère s’éloigner, veut trinquer à la chandelle avec Wotan, mais ce dernier lève son verre sur le motif musical de Siegfried, il lève donc son verre à l’Homme libre qui succédera à son empire. Le feu important ici n’est plus celui qui va entourer le rocher de Brünnhilde, mais celui réduit à cette petite bougie apportée par Fricka sur un petit chariot avec deux verres, car Wotan va alors prendre une ultime décision, renverser le contenu de son verre, y jeter son alliance pour la quitter, elle, le Walhalla et le monde des dieux, pour ainsi devenir le Wanderer.

    Siegfried représente la force brute mais aussi la naïveté, son éducation à travers l’alcool, la junkfood, et un désir érotique frivole comme but ultime (pour apprendre la peur) en font un adolescent maladroit et un peu attardé. La faute à Mime qui n’aura jamais réussi à éduquer, on l’a vu dans Rheingold, tout préoccupé qu’il est désormais à se servir de la force de Siegfried pour s’emparer de l’anneau en abattant Fafner ! On retrouve notre géant malade et très âgé, sur un lit médicalisé, dans son domaine luxueux, entouré de soignantes, dont l’Oiseau de la forêt qu’il harcèle au passage (oiseau qui guidera Siegfried), mais aussi de gardes du corps et d’un personnel exploités qui n’auront qu’une envie : que ce vieux croulant dégueulasse meurt ! La soignante qui remplace l’Oiseau n’est pas une fantaisie gratuite du metteur en scène, dans le Crépuscule des Dieux, Siegfried chantera : « à entendre chanter les femmes, j’ai tout à fait oublié les oiseaux ».
    Alberich et Wotan (en Wanderer) arrivent avec des bouquets de fleurs pour se rendre au chevet de Fafner et s’enquérir de ses nouvelles, mais c’est surtout pour assister au combat à venir et surveiller qui va s’emparer de l’Anneau ! Ça tombe bien, Siegfried arrive, et après avoir dragué lourdement la jeune soignante (l’Oiseau), il fait tomber Fafner de son déambulateur. Fafner fait une crise cardiaque, personne ne bouge malgré les appels à l’aide de Siegfried qui semble culpabiliser de la férocité de son geste. Fafner meurt. Siegfried récupère ainsi l’enfant-anneau qui a grandi (mais toujours avec un Rubik’s Cube), il s’agit désormais du jeune Hagen, fils d’Alberich, à l’image de l’enfant-objet qu’Alberich avait kidnappé dans Rheingold, vêtu du même T‑shirt jaune (couleur de l’or). Le principe récurrent de réification inversée dans la mise en scène montre que la finalité de ces rôles est la même : assurer l’héritage ou la succession pour le possédant de l’Anneau, c’est ainsi s’approprier le pouvoir éternel. Il ne reste plus pour Siegfried qu’à se débarrasser de Mime, ce sera son premier geste grave et mortel ! Il faut ici rappeler qu’avant son contact avec l’anneau, sa force était maladroite et vaine, il ne cassait que des épées en plastique ou des marionnettes en papier mâché.
    On retrouve le Wanderer, Erda et la petite fille (devenue grande) qu’elle avait embarquée lorsqu’elle avait quitté la maison Wotan.
    Brünnhilde se réveille, sortant du rocher-pyramide (on retrouve, là encore, la marque Wotan), momifiée de bandelettes, on la découvre rajeunie, ou alors avec une sacrée dose de chirurgie esthétique (la méthode Walkyrie) ! Il lui reste à choisir entre Grane (son coursier lorsqu’elle était encore une Walkyrie, et qui dans la mise en scène est un homme), symbole de sa virginité, et Siegfried, qui se languit de lui faire découvrir les plaisirs érotiques ! Siegfried frappe Grane et convainc Brünnhilde de le suivre, on ressort le revolver, Siegfried prend le chemin des ses pères et devient ce petit malfrat criminel, Bonnie and Clyde semblent réunis ! Mais le jeune Hagen s’enfuit, jaloux de tant de bonheur…Il va vouloir briser le couple, vengeance réussie dans Götterdämmerung !

    Un Crépuscule qui commence par un cauchemar, toujours dans la chambre d’enfant qui réapparaît ici, nous retrouvons le thème de l’éducation et de la transmission, mais aussi d’une certaine enfance malheureuse. L'anneau est devenu une petite fille qui a comme seul fidèle compagnon son petit cheval en peluche. Dans la mise en scène, l’Anneau est toujours à l’image de l’émotion dominante chez celui qui le possède, c’est une très belle idée. Cette petite fille (également très douée au Rubik’s Cube) est à l’image de l’amour de Brünnhilde et de Siegfried, même si ce dernier semble déjà lassé de sa vie de couple. On connaît la suite et les trahisons, en passant par la décadence du peuple des Gibichungen…
    Tout s’achèvera au fond d’une piscine sans eau, abandonnée, on est loin du joli bassin du Rheingold : quelle noirceur et quel pessimisme ! Tout est condamné dans ce monde, même Brünnhilde n’atteindra pas la pleine conscience permettant l’acte rédempteur, elle finira comme possédée, voire limite schizophrène, parlant à la tête décapitée de Grane, tiraillée de nouveau, entre sa condition divine de Walkyrie et sa condition humaine, comme femme de Siegfried. Elle ne tranchera pas, il n’y a pas d’issue…la petite fille-anneau doit mourir, les filles du Rhin s’en chargent, elle récupère ainsi l’Or, il est temps de tout effacer et de recommencer à zéro. Retour aux fœtus, en vidéo projetée sur fond de piscine vidée, devenue la poubelle d’un monde prêt à disparaître.
    Pour revenir aux fœtus, et contrairement à ce qu’évoque la fin de 2001, l’Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick (film qui se termine aussi par une image de fœtus), il ne semble pas être question ici de l'Éternel Retour nietzschéen. On espère plutôt un Retour « modifié », 2.0. Les fœtus jumeaux s’enlacent, l’Amour semble avoir remplacé la Haine originelle, preuve de la rédemption finale. On comprend mieux pourquoi Nietzsche ne supportait plus chez Wagner ce qu’il aurait désigné comme le plus grand nihilisme !

Répondre à Jean-Pierre Droz Annuler la réponse

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici