Rencontre avec Patrice Martinet, à la tête de l'Athénée depuis deux décennies. Découverte d'un directeur audacieux et libre penseur qui vient de recevoir le prix de la Personnalité musicale de l'année pour la richesse et la diversité de sa programmation musicale, lors des remises des prix des critiques de danse, de musique et de théâtre.
Vous dirigez l'Athénée-Louis Jouvet depuis maintenant près de vingt-cinq ans. Ce théâtre garde la mémoire de l'Eden-théâtre, ce temple hindou délirant et démesuré ; depuis ses débuts, on ne monte pas ici les mêmes choses qu'ailleurs. Quelle importance attachez-vous à la mémoire de ce lieu ?
La référence à l'Eden Théâtre est selon moi nécessaire. L'Athénée actuel a été construit sur l'espace occupé par un foyer de l'Eden Théâtre. Ce lieu a vibré de musique depuis sa création, il a malheureusement connu une destinée tragique puisque le bâtiment a été détruit quinze ans après son inauguration. Il ne faut pas oublier qu'on a donné ici la première de Lohengrin en 1887 – une représentation unique, chantée en français. C'est un lieu à l'identité forte et complexe : on venait y entendre les Concerts Pasdeloup et la grande Loïe Fuller y a dansé une pantomime sur la Salomé d'Oscar Wilde sur une musique de Gabriel Pierné. Beaucoup de choses y ont été tentées, y compris sous la direction de Louis Jouvet, dont on ignore l'intérêt qu'il portait à la musique de son temps. Georges Auric, Marcel Delannoy, Francis Poulenc, Henri Sauget ont donné des créations à l'Athénée. On ne peut pas aller contre l'esprit de ce lieu.
Ce lieu a pourtant des contraintes…
C'est un vrai petit théâtre d'opéra. Pour le théâtre parlé, c'est un lieu idéal mais son excellente acoustique en fait un véritable outil pour le théâtre lyrique. La campagne de travaux que nous avons entreprise a permis d'offrir une jauge comparable au théâtre Stavovské de Prague où a été créé Don Giovanni. J'aime à penser que l'Athénée possède toutes les conditions de création d'un chef d'œuvre. J'ai appris durant ma carrière en Italie à accepter les œuvres adaptées ou même réduites. On trouve dans la péninsule près de 800 théâtres, dont 250 pour la seule Emilie-Romagne. Ce sont des salles de dimensions et de jauges très diverses. J'ai visité un jour le théâtre que la mairie de Bussetto a fait construire en l'honneur de Verdi. C'est un théâtre vraiment minuscule. J'ai vu dans un coin des toiles peintes qui représentaient des rochers, des sous-bois, avec une inscription à l'arrière : "L'anello del Nibelungo". J'ai réalisé que dans cette fosse minuscule avait été donnée la Tétralogie de Wagner avec une dizaine de musiciens et certainement dans une version réduite. Les italiens sont coutumiers du fait ; je m'en étais inspiré pour le festival Paris quartier d'été en faisant venir des fanfares qui jouaient des extraits d'opéra.
Vous aimeriez monter une réduction de la Tétralogie ?
Non, mais je pense qu'un Tristan intégral serait intéressant à tenter.
Avez-vous en tête des projets qui vous tiennent à cœur et que vous n'avez pas pu présenter à l'Athénée ?
La Salomé dont je parlais tout à l'heure par exemple. J'avais essayé de retrouver la partition de Gabriel Pierné mais elle est considérée comme perdue. Il existe également une Tragédie de Salomé sur une musique de Florent Schmitt qui avait été montée au Théâtre des Arts (actuellement Théâtre Hébertot)… Plus près de nous, je pense à un opéra de 1979: Kopernikus de Claude Vivier, sous-titré "Rituel de la mort". Il s'agit d'un grand cycle en plusieurs parties, dans un style pop-rock. L'œuvre avait été montée récemment à Freiburg et Amsterdam, j'aimerais faire aboutir ce projet avec Maxime Pascal.
Votre parcours personnel est fascinant ; vous avez enseigné la littérature et dirigé des institutions culturelles à l'étranger. Quel a été votre parcours de formation ?
Je le dis du bout des lèvres mais j'ai toujours préféré la musique au théâtre. Enfant, je sortais très souvent au concert. Mes parents avaient décidé de ne m'autoriser que trois sorties par semaine. J'allais aux répétitions le samedi matin de la société des concerts du conservatoire au Théâtre des Champs-Elysées. J'ai vu tous les grands chefs de l'époque, de Karajan à Jochum etc. généralement dans des concerts classiques. J'ai des souvenirs très forts de programme encore très rares pour l'époque, comme Klemperer dirigeant Bruckner par exemple.
Le théâtre ne m'apportait pas autant que la musique, je vivais le concert comme une forme de rébellion. Il m'a fallu attendre ce jour de 1968 où j'ai découvert Orlando Furioso mis en scène par Luca Ronconi aux Halles. J'avais 20 ans, ça a été pour moi un véritable choc, comme le Cid de Roger Planchon juste après. J'ai découvert que le théâtre pouvait être autre chose qu'une sortie scolaire et pouvait également me bousculer.
Et l'opéra ?
Je suis venu tard à l'opéra… la voix chantée me gênait. En quelque sorte, j'ai attendu de rencontrer le théâtre pour aller à l'opéra. J'allais volontiers écouter des Passions ou des cantates de Bach mais l'opéra me gênait. J'avais une bonne vingtaine d'années quand j'ai entendu une Damnation de Faust à l'opéra de Paris, période Rolf Liebermann.
Vous avez une formation musicale ?
J'ai suivi de 1963 à 1968 des cours d'orgue avec Marie-Louise Gigout-Boëllmann, la fille du grand organiste Léon Boëllmann, lui-même héritier de la tradition Niedermeyer et neveu d'Eugène Gigout. Ce furent cinq années de travail et de confrontation. C'était pour moi un projet de plaisir, pas un projet professionnel. L'aventure a tourné court en mai 1968 quand, arrivant en retard à son cours, elle m'a claqué la porte au nez en me disant : "Patrice, je ne reçois plus les enragés !". Je suis parti juste après dans le sud de l'Italie en finançant mon voyage et mon hébergement… en jouant de l'orgue dans les mariages. À mon retour en septembre 1968, j'ai mis un terme définitif à ma carrière d'organiste.
Parlez-nous de votre carrière...
J'ai débuté des études de lettres avec le désir d'enseigner la linguistique générale. J'ai étudié la phonétique à l'université d'Aix-en-Provence puis j'ai enseigné en lycée dans la région parisienne. Quand on m'a proposé de partir à l'étranger, j'ai demandé un poste en université et j'ai été nommé à Cluj en Roumanie. Comme la linguistique générale ne les intéressait pas, je leur ai proposé des analyses structurales d'auteurs comme Lautréamont ou Rimbaud – auteurs inconnus et interdits à ce moment-là. Ensuite, j'ai dirigé et donné des cours au centre culturel français de Groningue aux Pays-Bas et le ministère m'a proposé en 1983 de prendre la direction du centre culturel français de Milan. En réalité, il s'agissait d'organiser sa fermeture. La vague de titularisation des enseignants vacataires avait fait exploser le nombre de professeurs tandis que celui des élèves était en diminution. Contre toute attente, j'ai proposé la relance de l'établissement. Milan offrait de belles opportunités culturelles et j'ai rapidement noué des relations avec des personnalités et des institutions comme le Piccolo teatro de Giorgio Strehler. Pour ma septième et dernière année à Milan, on a invité le Hamlet de Patrice Chéreau, Pierre Boulez est venu diriger Répons avec l'ensemble Intercontemporain et toute la technologie IRCAM, j'avais également passé commande d'un opéra sur la révolution française d'après un livret d'Anthony Burgess. C'est aussi l'époque où, avec Duilio Courir et Luciana Pestalozza, sœur de Claudio Abbado et directrice de Ricordi, nous avons mis sur pied le festival Milano Musica, consacré à la musique contemporaine.
Jack Lang voulait que je retourne à Paris et il m'a proposé de diriger dès l'été 1990 l'opération Paris quartier d'été. Dès la première édition, ce fut un grand succès. Il s'agissait d'investir des lieux parisiens, connus ou insolite, y compris parcs et jardins publics, à travers des manifestations transdisciplinaires et multiculturelles. Trois postes de directeurs se libéraient : Le théâtre du Rond-Point, la maison de la culture de Créteil et l'Athénée. J'ai été nommé à la tête de l'Athénée par communiqué de presse entre deux tours de l'élection en 1993…
L'éclectisme de votre programmation est-il stratégique ?
C'est avant toute chose l'expression d'un goût personnel. Tout est résumé (avec humour) dans le slogan de la nouvelle saison : Contrairement aux candidats à l'élection, "L'Athénée ne promet rien". Nous n'avons aucun cahier des charges, il n'y a pas un seul spectacle qui ne corresponde pas à ce que je veux. La saison prochaine, il y aura 160 levers de rideau, 6 spectacles dramatiques, 5 spectacles musicaux 3 opéras. En incluant le festival colombien qui ouvre la saison avec l'ensemble le Balcon pour ouvrir la saison, sur 15 spectacles ça représente 11 créations. Trois reprises sont à l'affiche, Cassandre de Michael Jarrell avec Fanny Ardant, la Passion selon Sade de Bussotti et une Cantatrice chauve par Jean-Luc Lagarce, dans une perspective très vitezienne puisqu'on retrouve les mêmes comédiens qui vieillissent avec leurs rôles. J'attends beaucoup également de la compagnie allemande Hauen-und-Stechen qui viendra présenter Notre Carmen, une redécouverte du mythe. Il y aura également une comédie musicale " en sovietcolor" Moscou Paradis (adaptation de Moskva Cheremushiki) de Dmitri Chostakovitch et Trouble in Tahiti et Manga Café de Pascal Zavaro dans une mise en scène de Catherine Dune. Les lundis musicaux verront se succéder dans des programmes de lieder et mélodies Stéphane Degout, Marianne Crebassa et Stanislas de Barbeyrac. Les Brigands reviennent pour offrir Les P’tites Michu d’André Messager avec la collaboration du Palazetto Bru Zane. Fidélité également avec le comédien Philippe Caubère et Alfredo Arias qui viendra présenter Elle de Jean Genet et Eden Teatro dont le titre est prédestiné à l'Athénée.
Je n'ai pas à proprement parler ce qu'on pourrait appeler une "ligne". Je fais ce que devraient faire les grandes scènes nationales mais qu'elles ne font pas, par choix délibéré ou absence de choix. Nos budgets sont très réduits, les artistes qui viennent se produire à l'Athénée le font souvent à perte. Je veux rester en marge pour conserver mon indépendance. Mon modèle dans ce domaine, c'est Louis Jouvet jouvet. En attendant que l'Athénée se libère, il jouait à la Comédie champs Elysées et par deux fois il a refusé la direction de la Comédie Française que lui proposaient Jean Zay puis le Général De Gaulle.
Comment conserver cette indépendance ?
Le souci de l'Athénée, c'est cette mono-tutelle du ministère de la culture. Le ministère a des soucis que je comprends parfaitement mais qui résultent à mon avis d'une absence de choix politique depuis des années. Depuis Jacques Toubon, c'est un peu le bateau ivre. Mon idée est de proposer à l'Etat une fondation qui répondrait à plusieurs questions.
Nous sommes un théâtre privé placé sous tutelle de l'Etat depuis Pierre Bergé. Quand je suis arrivé, le théâtre était géré par une SARL propriété d'une association présidée par le responsable des théâtres au ministère de la culture. J'étais minoritaire à 10% et l'Etat a trouvé toutes les raisons de se désengager. On m'a proposé de racheter des parts. J'ai accepté la proposition, en associant des personnels de l'Athénée à la démarche. Par ailleurs, la valeur des fonds de commerce de théâtre a explosé sous l'impulsion de plusieurs investisseurs qui se sont lancés dans le rachat de salles à Paris. L'Athénée vaut actuellement entre 4 et 5 millions d'euros, c'est un théâtre privé commercial réputé à tort comme lucratif. Pour cette mauvaise raison, on nous reproche de toucher des subventions alors que nous n'avons jamais versé de dividendes et que ces subventions sont en baisse constante. Notre système est strictement celui d'un établissement public. Par conséquent, on propose de céder nos parts à une fondation qui fonctionnerait comme un conseil de surveillance, charge à l'Etat de s'engager à garantir la pérennité de la SARL. Sans garantie de l'Etat, je passe la main… même si pour l'instant je m'y refuse en continuant d'espérer que la situation se débloquera.
Vous reprenez à votre compte le mot d'Antoine Vitez d'un théâtre "élitaire pour tous" ?
Absolument. La question de l'éducation artistique est selon moi une question d'urgence permanente. Il faut prendre le risque de dépenser de l'argent pour aller chercher les élèves et accepter d'en perdre quand ils sont dans la salle. Nous avons mené plusieurs projets, dont un particulièrement ambitieux avec la pianiste Claire-Marie Le Guay. Le dernier ministre à avoir pensé à l'éducation artistique, c'est Jack Lang. Paris quartier d'été n'était pas mon choix, c'était une décision de l'Etat. Je considère qu'il faut mettre sur pied un programme éducatif digne de ce nom. J'espère que le nouveau gouvernement fera rapidement des choix décisifs dans ce sens.
Vous imaginez pouvoir faire accueillir de nouvelles formes de spectacle vivant ?
La configuration d'un théâtre à l'italienne est relativement contraignante ; c'est la problématique inverse d'une manifestation comme Paris quartier d'été. Je pense que Notre Carmen sera un spectacle innovant sur beaucoup de points ; parallèlement, j'ai le projet de faire intervenir un sculpteur qui travaillerait en direct durant une représentation, directement sur le corps d'un comédien. Et puis il y a cet autre projet avec le Balcon et Maxime Pascal concernant la diffusion en streaming et la musique de chambre. Il s'agit de programmer deux parties d'une même soirée qui se dérouleraient dans deux lieux différents. Par exemple, le Quatuor pour la fin du temps à l'Athénée et à la Bibliothèque Nationale, la Nuit transfigurée. Le public étant physiquement présent dans deux lieux différents, on permuterait direct et streaming au cours de la même soirée… toujours pour conserver l'esprit du spectacle vivant. Nous avons avec le Balcon une relation toute particulière. Ils m'ont exprimé leur vœu de pousser plus loin cette collaboration et j'ai pensé leur proposer un statut d'artistes associés, une forme de "résidence augmentée". Mais il faut avant toute chose que la fondation puisse être mise sur des rails pour que ces projets aboutissent…