Succédant à Marc Clémeur à la tête de l'Opéra du Rhin, Eva Kleinitz inaugure sa première saison après une carrière débutée à Bregenz, puis en tant que directrice de production à la Monnaie et directrice adjointe à l'opéra de Stuttgart. Rencontre avec une passionnée pour qui l'opéra doit trouver sa place au sein de la cité.
Vous avez combiné à des études de musicologie une formation en psychologie et en littérature. Seraient-ce les trois clés pour être une bonne directrice de salle ?
(rires) Je ne sais pas mais ce que je peux affirmer en revanche, c’est qu’il m’a peut-être manqué une formation complémentaire en droit. C’est très important de pouvoir maîtriser certaines formules de droit dans un contexte professionnel.
Avez-vous été tentée par une carrière de metteur en scène ?
Oui, absolument. Quand j’ai commencé à travailler dans l’administration du festival de Bregenz, Raymond Duffaut m’avait demandé de venir à Avignon faire une mise en scène de la Veuve joyeuse mais Alfred Wopmann (ancien directeur du festival du festival de Bregenz) m’a fait comprendre que cela nécessitait de s’y consacrer à temps plein et donc qu’il me fallait choisir entre l’aventure de la mise en scène et une carrière dans l’administration artistique. Je m’intéresse toujours au travail des metteurs en scène et je n’hésite pas à les questionner pour voir comment une mise en scène peut évoluer.
Bregenz est connu pour sa scène sur le lac de Constance qui attire beaucoup de public. Selon vous, l’opéra est-il un art "populaire" ?
Je ne me pose pas cette question. Selon moi, l’opéra doit avoir ses qualités propres et par ses qualités, toucher tout type de public. Ce qui était important pour moi à Bregenz, en plus des productions en plein air, c’était de développer le volet "Kunst aus der Zeit". J’ai eu l’occasion d’y rencontrer Sylvain Cambreling, avec j’ai collaboré à Stuttgart, et également Claudio Abbado en tournée avec le Gustav Mahler Chamber Orchestra.
Que ce soit au théâtre de la Monnaie ou à Stuttgart, on aborde l’opéra d’une manière singulière, avec une large place à l’innovation. Peut-on dire que l’opéra est une forme de théâtre chanté ?
Dans certains cas absolument oui. Mais il y a des cas où il serait difficile de l’avancer. Je ne pense pas par exemple qu’on puisse affirmer que le Ring est du théâtre chanté. Je suis attentive à la qualité et à la santé du chant ; c’est quelque chose qui doit correspondre avec notre époque. Aujourd’hui les chanteurs sont des acteurs à part entière. On leur demande de réaliser des choses incroyables dans tous les répertoires. Ils doivent en permanence être beaux, souples, répondre aux exigences des mises en scène, s’adapter aux chefs etc. Je me bats activement pour la reconnaissance des efforts que fournissent les chanteurs.
Pensez-vous que certains spectacles ou metteurs en scène sont impossibles à inviter à Strasbourg ?
Un Frank Castorf à Strasbourg serait tout à fait possible. Le public est curieux et navigue déjà entre plusieurs institutions comme par exemple Le Maillon, une salle de théâtre où on a pu voir des spectacles de Christoph Marthaler ou Romeo Castellucci. En fait, le problème ici c’est surtout le budget et une salle assez peu flexible pour accueillir des productions d’une envergure comparable à celle des spectacles de Frank Castorf par exemple. Je travaille avec un directeur technique très ouvert d’esprit comme en témoigne des spectacles avec des décors très exigeants comme la Salomé d’Olivier Py mais paradoxalement, la Filature à Mulhouse est mieux équipée et tout va plus vite. Je ne tiens pas à faire de comparaison entre les salles, je suis pour l’ouverture et la diversité des publics.
Pensez-vous qu’il faille "éduquer" le public ?
Par la diversité de l’offre. Chaque spectateur doit pouvoir retenir quelque chose et se sentir plus riche en sortant de la salle. C’est une question du degré d’attente avec lequel on va voir une production. Quand j’entends quelqu’un me dire "je suis positivement surpris", ça peut signifier beaucoup de choses… On peut avoir des a priori sur l’opéra contemporain et découvrir une œuvre comme Kein Licht de Philippe Manoury, qui parle d’écologie et qui nous touche directement dans notre quotidien. J’aime beaucoup parler avec les gens et entendre leurs réactions. J’aime à penser qu’un spectacle peut stimuler le spectateur à retourner voir une référence dans un livre, revoir un film ou bien pourquoi pas vouloir apprendre l’italien parce qu’il a apprécié un jeu de mots dans une scène amusante des Noces de Figaro. Je ne parle pas ici de contrainte pédagogique mais du sentiment de curiosité et de liberté qu’on doit donner au public.
Selon vous, l’opéra est-il un genre menacé à long terme ?
Non mais j’ai peur, comme on dit en allemand, que "les ciseaux s’ouvrent trop"… c’est-à-dire que l’écart grandisse entre des salles qui ont les moyens d’engager des stars, de monter de très grandes productions et d’autres salles qui se concentrent sur des formes pour un public plus large et moins connaisseur, mais des formes d’une qualité inférieures et qui n’ont pas grand-chose à voir avec le monde de l’opéra.
L’opéra parle à la société ? est-il toujours actuel ?
Oui, j’en suis profondément convaincue. Regardez la situation effrayante du metteur en scène Kirill Serebrennikov qui est accusé de malversation par le pouvoir russe. Sa mise en scène de Hänsel et Gretel a créé une vague d'attention, et un grand nombre de discussions et de débats parmi le public. Son travail a ouvert une porte de pensée, ce qui prouve que l'opéra a à voir directement avec l'évolution d'une société.
Plus que le théâtre ?
L’avantage de l’opéra sur le théâtre, c’est qu’il est plus international. Je prendrais pour exemple la pièce Incendies de Wajdi Mouawad, dans la mise en scène de Stanislas Nordey la saison dernière au Théâtre National de Strasbourg. Cette pièce m’a bouleversée, j’ai cherché une traduction allemande pour la faire connaître à des amis qui ne parlent pas français ; ça existe mais la pièce est quasi-inconnue. Avec l’opéra, tout est différent : on peut avoir sur scène un macédonien, un anglais, un croate, un chef français etc. et tout ce beau monde travaille ensemble et chante Il Barbiere di Siviglia et ça marche. La musique nous touche d’une autre manière que le texte.
Ceci dit, je m’intéresse aux metteurs en scène de théâtre qui voudraient s’initier à l’opéra. C’est le cas de Ludovic Lagarde que j’avais découvert à travers la lecture d’Olivier Cadiot et dont j’avais beaucoup aimé son Avare. Le renouveau du public ne se fait pas uniquement par des options musicales mais également par la place accordée à la danse. J’ai le plaisir ici de retrouver un corps de ballet avec plus de 30 danseurs. Avec Bruno Bouché, le nouveau directeur de la danse, on est sur la même longueur d’ondes pour envisager des collaborations et, pourquoi pas des mises en scène.
Je lis dans le programme de cette saison deux choses qui vous touchent de près : le monde du Japon avec le Pavillon d’or de Toshiro Mayuzumi et la Francesca da Rimini de Zandonai à laquelle vous avez consacré un mémoire de thèse.
Le Pavillon d’or s’inspire du roman de Mishima. On retrouve dans cet opéra écrit en 1976, une grande partie de nos questions sociales actuelles. Le compositeur Toshiro Mayuzumi a été confronté à ces questions : Comment s’adapte-t-on à une société qui n’est pas la nôtre ? Comment revenir dans son pays natal alors qu’on se sent presque européen mais sans l’être tout à fait... Je souhaite programmer tous les ans une œuvre qui donne un autre regard. Ce printemps, en collaboration avec le Nikikai de Tokyo, ce sera donc le Pavillon d’or mis en scène par un japonais Amon Miyamoto mais avec une équipe occidentale…
Francesca da Rimini, c’est un condensé d’inspirations absolument fabuleux : Zandonai, d’Annunzio, les préraphaélites, Debussy, Tristan etc. L’impact que produit cet opéra sur le public est énorme. Je me félicite de la présence de Giuliano Carella à la baguette et un cast de jeunes chanteurs très prometteurs. Je n’aurai pas pensé monter ce projet sans avoir sous la main tous ces ingrédients.
Ce sera l’occasion de découvrir le travail de Nicola Raab qu’on connait peu en France…
C’est une personnalité très brillante. Elle travaille dans des maisons d’opéra dans le monde entier : Lisbonne, Copenhague, Los Angeles… Elle s’est spécialisée dans des œuvres méconnues qui nécessitent qu’on les ouvre délicatement comme une fleur afin d’y avoir accès. J’aime cette façon de ne pas déformer et de faire découvrir des œuvres qu’on ne connait pas bien. Elle se pose la question de l’équipe avec laquelle elle devra travailler avant d’accepter un projet. J’ai un souvenir inoubliable d’un opéra de Mozart quasi inconnu – l’Oca del Cairo (L’Oie du Caire) – qu’elle avait monté au Kammeroper de Vienne avec le décorateur de Christoph Schlingensief. Elle avait cherché une traduction pour cette pièce et imaginé un plateau entièrement recouvert de tessons de verre. J’aime beaucoup proposer des challenges et des collaborations à des artistes qui cherchent à fuir la banalité. Je suis en revanche toujours un peu hésitante quand je vois les mêmes noms associés sur une affiche. J’attends également beaucoup de la Trilogie Kurt Weill – Arnold Schoenberg (Mahagonny, Pierrot lunaire et les Sept péchés capitaux) par David Pountney et également la mise en scène de Werther par Tatjana Gürbaca (dirigé par une autre femme, Ariane Matiakh). C’est une production de l’Opernhaus Zürich ; j’avais découvert son travail à l’Opéra des Flandres, un Fliegende Holländer et un Parsifal.
Vous avez été à l’initiative du projet collaboratif européen The Opera Platform (devenu depuis Operavision). Vous poursuivrez dans cette direction ?
Ce site a été un très grand succès et a permis la diffusion de spectacles donnés dans une quinzaine de salles européennes. L’opéra en streaming est pour moi un objet de promotion extraordinaire. Il ne faut pas croire qu’il y a un retour sur investissement important car une captation exige beaucoup de moyens, des modifications de conventions avec les chœurs, l’orchestre, les personnels techniques etc. Même si on est loin des moyens de diffusion de la Monnaie et du Festival d’Aix par exemple, je poursuivrai cette initiative dans l’avenir.
© Opéra National du Rhin (Façade)
Quelle intelligence dans cet entretien. Quelle belle et riche personnalité entre les lignes. Elle avait tout : beauté, intelligence, et voilà. Le sale crabe choisit bien mal ses victimes.