Christophe Honoré a un vrai parcours à l’Opéra de Lyon, puisque des quatre opéras qu’il a mis en scène, trois, Dialogues des Carmélites, Pelléas et Mélisande et Don Carlos sont des productions lyonnaises, alors que Cosi fan tutte est une coproduction entre Aix-en-Provence et Lille. C’est donc un habitué du public lyonnais, mais qui tient aussi à étonner qui le connaît bien.
Nous l’avons rencontré dans le stress des dernières heures avant la répétition générale de Don Carlos. Visiblement épuisé par la tension légitime des derniers jours, il a répondu à nos questions avec une grande disponibilité, et cherchant toujours à préciser le sens de son approche, avec la sensibilité qu’on lui connaît. C’est un bel éclairage des principes de sa mise en scène du chef d’œuvre de Verdi qu’il nous présente ici.
Quel rapport avez-vous entretenu avec cette œuvre, la connaissiez-vous ?
Je la connaissais mais je ne l’avais jamais vue sur scène. Je la connaissais pour l’avoir écoutée d’un point de vue discographique. Depuis j’ai vu la mise en scène de Warlikowski à Paris, et celle de Bondy en vidéo.
C’est assez étrange parce que lorsque vous travaillez sur des mises en scène d’opéra, les musiques commencent à entrer dans votre corps, nuit et jour. Vous entendez des voix continuellement, même sans savoir à quel tableau cela appartient ! Et je dois admettre qu’entendre les voix de Verdi c’est parfois plus séduisant que d’autres voix que j’ai pu entendre, non parce que cette musique serait plus belle que les autres, loin de là, - de plus j’ai eu la chance de travailler sur des œuvres qui me plaisaient énormément -, mais il y a quelque chose de très étrange chez Verdi, c’est que j’entends des voix « humaines ».
Ici le travail a été épuisant, mais le navire est imposant et je le savais. Imposant par le nombre de personnages, par la diversité des tableaux, par la longueur de l’œuvre, mais aussi par les choix artistiques qu’on a faits qui visent à une grande simplicité et nécessite énormément de communication avec tous les techniciens en scène. Il faut sans cesse expliquer ce qu’on souhaite. D’où mon épuisement.
Qu’est-ce qui vous a surpris dans l’œuvre ?
Ce qui m’a surpris, c’est que Don Carlos est presque un personnage périphérique de cette œuvre. Je ne l’avais pas perçu avant d’y travailler. On s’en aperçoit quand on commence à regarder la partition parce qu’à part à Fontainebleau, il n’a pas vraiment d’air à lui, mais aussi parce qu’à chaque tableau, étrangement, il est sans cesse éjecté du cœur des scènes par les autres personnages. C’est assez étonnant parce que cette identité d’antihéros n’était pas forcément ce que j’imaginais quand j’ai commencé à travailler à ma mise en scène de Don Carlos. Il est beaucoup plus difficile de l’incarner sur scène que de faire vivre les autres personnages. Il a peu de moments où le récit prend le temps de le faire vivre.
Je suis parti de cette idée là en me disant que peut-être il n’est pas si vivant. Et petit à petit j’ai essayé de construire ma dramaturgie autour de l’idée d’un corps qui aurait plus un statut d’enfant sacrifié, disparu, de fils maudit, comme s’il avait déjà rejoint Charles Quint dans la tombe et qu’il errait un peu de temps en temps dans ces scènes.
Est-ce un personnage à qui tout est interdit ?
J’irai plus loin. C’est un personnage à qui tout est volé. Quand on regarde Fontainebleau, et cette première scène idyllique, il y a une très forte cruauté dans le livret et sur le personnage pèse une damnation. On lui promet quelque chose pour le lui retirer, pour le remettre sans cesse à une place de fils, toujours la même, dans son rapport à Elisabeth. Il avait une place d’homme, d’homme amoureux, passionné et érotique et on lui refuse cette place d’homme. On le replace en position de fils en lui disant sans cesse qu’il doit considérer Elisabeth comme sa mère, comme s’il y avait une espèce d’immaculée conception qui s’était jouée là. Évidemment on comprend que ce rapport a à voir dans les dynasties royales, avec la question de la filiation où le roi mort, c’est le fils qui prend la place. Mais là, pour que le roi ne meure pas, il faut considérer le fils comme déjà mort.
Quels problèmes Don Carlos pose pour un metteur en scène ?
Don Carlos pose moins de problèmes que Pelléas ou Mozart et Da Ponte. D’abord parce que c’est très bien écrit. Les scènes sont d’une grande précision dramatique et l’intrigue se noue et se dénoue de manière très fluide et très sensible.
En termes de mise en scène on pourrait dire que l’alternance entre scènes de foule et scènes intimes pourrait poser problème, mais en réalité c’est très bien fait et l’opéra se monte au fur et à mesure, l’acte I et l’acte II sont des actes de présentation, ce qui est normal dans un opéra aussi long, et puis tout se tend à partir de l’autodafé, puis dans les actes IV et V.
Je n’ai pas trouvé qu’il y avait de grands défis à relever, sauf peut-être le défi du spectre de Charles Quint. C’est un vrai défi de représentation. Est-ce qu’on le prend au sérieux ou pas ? Est-ce dans la tête de Don Carlos? Est-ce que ce fantôme existe? Est-ce une machination des moines ? Selon qu’on croie ou non à cette œuvre, on répond. Moi j’ai voulu croire en cette œuvre et donc croire à ce spectre, j’ai voulu essayer de le représenter sur scène et faire en sorte que ce soit lui qui emporte Don Carlos.
Ce n’est pas l’œuvre en elle-même c’est son exécution qui est complexe. C’est d’avoir face à soi des chanteurs qui envisagent la traversée de cette œuvre comme une course où ils doivent se ménager à certains moments parce qu’ils savent qu’à d’autres ils ne pourront pas se ménager. C’est bien plus complexe de les amener à échapper à cette peur de l’épuisement. C’est quelque chose que je n’avais pas vécu auparavant. J’ai bien compris ici que je ne pouvais tout demander aux chanteurs et que je devais prendre en compte cette difficulté-là, d’autant qu’il y a beaucoup de prises des rôles et que c’est une distribution internationale.
C’est là où a résidé la difficulté, notamment sur la langue : je n’ai pas cessé de dire qu’il s’agit d’un opéra français et un opéra qui sonne très fortement en français, les mots sont sublimes. Je trouve ce livret insensé par sa beauté, et même par rapport à Schiller, le travail sur la pièce est exemplaire, c’est d’une très grande précision et d’une poésie qui n’a rien de frelaté.
La difficulté est donc venue à la fois de la manière de gérer les chanteurs, et aussi de la direction artistique que j’ai instaurée sur ce Don Carlos à savoir m’affranchir totalement de toute technologie, de jouer sur la modestie, même si le mot modestie peut paraître étrange face à tout ce qu’on met en œuvre sur scène. J’ai voulu ne jouer que sur des éléments ( trappes, rideaux etc…) qui appartiennent vraiment à la cage de scène avec très peu d’éléments étrangers et envisager cette œuvre comme une sorte de totem, comme un emblème de l’opéra et donc du coup de ne cesser de travailler en communication étroite avec les (nombreux) techniciens sur scène.
C’est un gros navire, il y a 80 choristes et 25 figurants, il y a tous les techniciens et il faut faire en sorte que tous ces gens travaillent ensemble.
En même temps, quand ça fonctionne, c’est très émouvant : je trouve très émouvant de voir simplement bouger un rideau, parce que je sais que les machinistes sont derrière et que la chanteuse ne pourra pas le faire sans eux. Et cette émotion-là, assez simple, je trouve qu’elle s’accorde bien avec cet opéra.
Vous parliez de Schiller. Je suppose que vous avez aussi lu Saint-Réal ?
Non ! J’aurais dû ?
En fait j’ai lu Schiller et quand j’ai lu la pièce, cela m’a renvoyé à une mise en scène que j’ai faite il y a quelques années d’Angelo Tyran de Padoue de Hugo à Avignon. Et je me suis dit que Verdi réalisait avec Don Carlos ce que Hugo demandait au théâtre, un théâtre romantique qui mêlât le beau et l’obscène, l’alternance de scènes dramatiques et de scènes comiques, cette espèce d’impureté dans l’alliage des scènes, et puis aussi les idées progressistes, celles de Posa en l'occurrence…
Il n’y a pas beaucoup de comique dans Don Carlos…

Ah si quand même !
Je trouve que l’acte III a quelque chose de comique, ce quiproquo dans les buissons... Je vous accorde que cela va avoir des conséquences tragiques, mais c’est quand même un moment plus léger. Tout comme l’acte I dans la forêt, avec ce dialogue sur l’oiseau par exemple… De même la chanson du voile, il n’y aucune raison de ne pas en garder la légèreté.
Tout n’est pas solennel dans Don Carlos… Il y a des mises en scène qui craignent la légèreté, et moi j’ai essayé de ne pas mettre un vernis solennel sur l’ensemble des tableaux. J’ai vraiment vu dans l’œuvre la réalisation du drame romantique selon Hugo. De Schiller, je suis passé à Hugo, puis à Shakespeare, et j’ai donc voulu non exiler cet opéra dans un univers qui lui serait étranger, mais au contraire inscrire mon travail dans le lieu, la cage de scène, les rideaux, les rois avec leur couronne, c’est à dire stimuler l’imaginaire du spectateur plutôt que d’imposer une vision. Cela me semblait mieux s’adapter à cette œuvre.
Don Carlos, Grand Opéra…Vous vous êtes interrogé sur la question du genre ?
Un petit peu…
Quand Serge Dorny m’a dit: «on va essayer de faire l’intégrale», j’ai immédiatement demandé si on comprenait le ballet . Il m’a répondu : « non, c’est trop long ».
Je lui ai demandé pourquoi, parce qu’à faire l’intégrale, autant faire le ballet, n'est-ce pas?. Daniele Rustioni ne trouvait pas quant à lui la musique trop intéressante, et moi j’ai insisté à cause du point de vue dramaturgique. J’ai fait remarquer que pour le premier tableau de l’acte III il fallait un contraste: Verdi ne met pas par hasard dans le même acte et les jardins de la Reine et l’autodafé . La fête dans les jardins de la reine, c’est la cour qui s’amuse dans un entre-soi, l’autodafé est aussi un spectacle, mais qui représente la respectabilité du pouvoir face au peuple présent ; dans les jardins de la reine, on n’a pas de peuple, on peut donc faire ce qu’on veut, on peut tout se permettre.
Alors on s’est mis d’accord pour ne prendre que les huit premières minutes du ballet, pour ne pas alourdir l'ensemble, mais je n’ai pas voulu en faire un ballet de cour, un peu redondant, en essayant de créer un contraste au cœur de cet acte III justement. Je ne sais d’ailleurs quel effet aurait le ballet de cour aujourd’hui sur le public…Il faudrait que quelqu’un essaie…Mon choix, c’est de mettre le ballet face à l’autodafé, dans une chorégraphie contemporaine.
Par ailleurs la question du Grand Opéra, c’est aussi une question d’expert, et j’essaie de ne pas me poser en expert, autour des questions des coupes ou des diffréentes versions. J’estime que ce que nous avons fait est cohérent, très fluide, et que tous les personnages ont la possibilité de se déplier. Ce qui n’est pas toujours le cas dans certaines versions…
Mais ne pensez-vous pas qu’en 1868, on est dans la période finale du Grand Opéra et que le genre, Verdi en a fait ce qu’il en a voulu : c’est plutôt un opéra intimiste…
C’est ce que je pensais quand j’ai commencé à y travailler…Et en même temps c’est le réduire que de n’en faire qu’un drame intimiste. Pour avoir vu quelques mises en scène je trouve très dommage, par exemple, que les chœurs notamment dans « Les jardins de la reine » soient exilés dans les coulisses, je pense qu’on perd quelque chose parce que ce qui est vraiment très beau dans cet opéra, c’est l’alternance, c’est la friction entre les scènes intimistes et les scènes spectaculaires. Même si avoir quatre-vingt personnes sur scène ne veuille pas forcément dire spectaculaire. C’est dans ce sens que nous avons travaillé, par exemple, dans la scène de l’autodafé, vue comme un tableau très fixe, très hiératique où nous offrons au spectateur la possibilité d’un montage : il peut choisir les fenêtres qu’il a envie de regarder ou les personnages qu’il a envie de mettre en relief. Mais le tableau ne déploie pas un spectaculaire qui chercherait à impressionner.
Je trouve par ailleurs dans l’acte II que la présence des moines dans les coulisses fait perdre du sens. L’inquisiteur arrive tard dans l’opéra et il doit être annoncé par ces moines. Sinon, l’inquisiteur est chancelant.
Pareillement dans l’acte de Fontainebleau, j’ai voulu que le peuple ait la moitié du plateau, pas autour ou derrière les solistes, et nous l’avons travaillé dans la scénographie avec Alban Ho Van où les solistes ont l’autre moitié. Cela semble une injustice, mais cette injustice intéresse Verdi car elle crée le rapport de domination : ce peuple n’est pas que spectateur d’un drame dans une famille royale. Le Oui d’Elisabeth du tableau est un Oui qui n’est pas indifférent au malheur de son peuple, comme Posa n’est pas indifférent à celui des Flandres. Celui qui semble le plus indifférent, c’est Don Carlos, même à l’autodafé où il ne fait que provoquer et le Roi et Posa.
Et parmi les personnages, avez-vous une préférence ?
Non en fait, je n’ai pas d’enfant préféré : quand on travaille une mise en scène, c’est toujours dangereux. On essaie plutôt de consacrer son affection à tous. Pour moi, une espèce de secret de cet opéra tient à l’idée que c’est le père qui veut hériter du fils. C’est une idée qui a à voir avec la Trinité selon les catholiques, où j’ai traité Charles Quint un peu comme le Saint Esprit, et on voit bien que c’est à trois qu’ils disent la parole du tyran et du pouvoir, pas seulement Philippe II. Et donc ce « fils maudit » - l’expression qui revient le plus dans le livret-, me semble un enjeu essentiel de ce qu’on a essayé de faire. Comment à un moment les fils ont le sentiment que les pères sont prêts à les sacrifier.
Et tout cela vous-a-t-il donné des envies de Verdi ?
Je sais que la question des pères est importante chez Verdi…
Serge Dorny m’avait proposé Ernani et j’ai refusé : on a fait Don Carlos, on ne va pas faire Ernani ! Même si l’œuvre est belle…
C’est très étrange, c’est peut-être une incongruité, mais d’avoir mené ce navire-là, cela m’a plus donné envie de me confronter à Wagner que de me réattaquer à Verdi. Au début quand les maisons d’opéra me proposaient des titres, je voulais des œuvres en français, avec un plateau plutôt léger, et là, j’ai vraiment été très excité par ce projet et je me sens moins effrayé.
Pour Verdi, je ne sais pas : ça fait partie des plaisirs de l’opéra, au contraire du cinéma, de ne pas être à l’origine du désir. On vous propose des œuvres qui soudain viennent résonner parfois de manière totalement subjective, parfois parce que vous les attendiez un peu…
Justement, pour vous qui avez mis en scène du théâtre et fait du cinéma, et qui écrivez, que vous dit l’opéra comme genre ?
Comme genre, je ne sais pas…En tous cas, c’est une course, dès que vous acceptez une proposition. C’est une question de pratique, ici c’est six semaines pour 4 heures et demi de spectacle, c’est un peu insensé. C’est toujours un défi et les premières semaines sont assez accablantes pour le metteur en scène.
Après il y a quand même une beauté particulière à l’opéra qui n’existe pas ailleurs. Une beauté très impure avec une aura culturelle, et une aura de pouvoir ; je viens d’un milieu où j’ai franchi les portes d’un opéra à 25 ans et je me sentais un peu imposteur et totalement incompétent, absolument pas préparé et j’avais l’impression que tout cela ne me concernait pas.
Pour ma part j’ai eu la chance d’arriver à l’opéra sans avoir rêvé de faire des opéras et donc d’avoir une sorte de désinvolture et de fraîcheur : je trouve que cela ressemble à un spectacle de fin d’année d’enfants de six ans, avec tous ces gens sur scène qui ne communiquent pas, les gens dans la fosse qui ne voient pas ce qui se passe sur scène, ces coulisses bruyantes, où tout le monde court et parle, où l’on s’agite dans tous les sens ! Un mélange de choses tellement humaines voilà pour moi ce qu'est la fabrication de l’opéra, le tout pour parvenir à une forme d’art qui veut quelque chose de très pur, de très suspendu et de très fragile. C’est incontestablement une chose fascinante. Au cinéma on recommence tout le temps, au théâtre il y a peut-être cette urgence, mais il n’y a pas l’orchestre, ni le chef ni donc cette espèce de dissolution de la notion d’auteur qui existe à l’opéra : je partage mes responsabilités et ne suis pas maître du temps.
Vous parliez de Wagner ? Vous a-t-on fait des propositions ? Avez-vous des idées ?
Non, et en plus vraiment je ne sais pas.
Ce qui est vrai pour les chanteurs qui se sentent prêts à un moment pour un rôle est peut-être vrai aussi pour le metteur en scène qui devrait commencer par telle œuvre plutôt que telle autre…Et puis si je dis un titre, Serge Dorny va me prendre au mot (rires).
Dans les envies que j’ai par ailleurs, il y a des titres qui me tiennent à cœur comme Saint François d’Assise de Messiaen…
Je ne suis pas sûr que j’aurais envie de mettre en scène Macbeth par exemple, que j’aime énormément écouter, mais je m’astreins à ne pas faire trop d’opéra, pour ne pas tomber dans l’excès et le répétitif. Si on en fait trop, il y a un danger de faire tourner toujours les mêmes motifs. Cela peut donner de très belles mises en scènes mais qui finissent peut-être par lasser le spectateur.
Ce qui est frustrant aussi, c’est tant de travail pour ne jouer que sept fois, j’aime les coproductions, comme celle de Cosi entre Aix et Lille, qui permettent à un travail de se déplier, de prendre du recul, d’être éventuellement corrigé et ajusté.
Ici, pour les gens qui ont aimé Cosi fan tutte, ce sera surprenant, pour des gens qui ont détesté Cosi, ce sera aussi une surprise. Et j’aime assez cette idée d’être inattendu.
© Ouest-France (En-tête)
© Wikipedia (article Christophe Honoré)