Les Rencontres Musicales d’Évian 2024 célèbrent le 100e anniversaire de la disparition de Gabriel Fauré, un compositeur qui a composé plusieurs de ses œuvres ici-même et à qui l'hommage rendu consistera en une série de concerts retraçant l'intégralité de sa musique de chambre. En marge de ces concerts à la Grange au Lac et au Théâtre Municipal, nous rencontrons Alexandre Hémardinquer, directeur exécutif de ces Rencontres Musicales. Avec lui, nous évoquons le passé, le présent et le futur d'une manifestation ancrée dans la recherche d'une excellence de sa programmation et une Grange au Lac, lieu emblématique qui verra bientôt naître à ses côtés une seconde salle : la Source Vive.
Vous êtes directeur exécutif de la Grange au Lac depuis 2013, quel a été votre parcours personnel avant d'arriver à la direction de la Grange au Lac ?
J'ai commencé ma carrière à l'Opéra de Paris en 2006 dans l'équipe de Viktor Schoner, Alexander Neef et sous la direction de Gérard Mortier. Ensuite, j'ai été à l'Auditorium du musée du Louvre de 2008 à 2011 puis, comme directeur marketing dans une maison de disques Naïve avant de débarquer à Évian en septembre 2013. J'avais rédigé pour Laurent Sacchi, le président des Rencontres Musicales d'Évian (PDG d'Évian Resort et secrétaire général du groupe Danone), une étude de faisabilité concernant la reprise des rencontres musicales d'Évian, et tout ça sur la simulation de la programmation artistique du Quatuor Modigliani. C'est sur la base de cette étude de faisabilité que nous avons relancé les rencontres musicales avec le Quatuor Modigliani en 2014. Et donc, suite à cette relancement, nous avons développé en marge de ces rencontres musicales ce qui est devenu une saison pour la Grange au Lac avec quelques projets tout au long de l'année. Notamment un festival de jazz en hiver, un partenariat autour de La Voix avec l'Opéra National de Paris, sous l'impulsion de Stéphane Lissner et puis un festival de piano au printemps.
On accueillait déjà pendant la saison la résidence de la Maison des Arts du Léman, qui est une scène régionale, pour une programmation musicale de huit concerts par an et puis l'Orchestre des Pays de Savoie – un ensemble défini comme itinérant par ses statuts mais à qui on permettait avec cette résidence à la Grange au Lac, de pouvoir travailler dans des conditions acoustiques idéales. Tous ces événements ont fait en sorte qu'on a mis sur pied, non pas une saison au sens que donnent les grandes institutions musicales dans les métropoles, mais quelque chose d'un peu plus événementiel et articulé autour de temps forts tout au long de l'année. C'est à ce moment-là qu'on a commencé à inverser un petit peu la logique, en faisant de la Grange au Lac une salle de concert à part entière. Bien sûr, elle avait déjà les propriétés et les caractéristiques physiques d'une très belle salle de concert, mais elle n'avait pas encore les caractéristiques symboliques les caractéristiques d'un lieu autour duquel s'organise une saison de concerts à l'année.
Évian est un lieu particulier…
Je suis arrivé à Évian en 2013, mais la musique ici, c'est presque un demi-siècle d'histoire, puisque ça a commencé au milieu des années 1970 avec la création d'un concours de musique de chambre, qui s'est spécialisé autour du quatuor à cordes. Du reste, le quatuor Hagen que nous avons écouté hier soir, a remporté le concours en 1983. Cela fait donc plus de 40 ans. Il y avait en parallèle la présence de deux fortes personnalités, Alain Meunier et Mstislav Rostropovitch, et puis le festival. Rostropovitch était évidemment la figure artistique la plus célèbre de l'histoire de la musique de cette période-là mais les Rencontres musicales d'Évian ont été créées en 1976 par un chef d'orchestre alsacien qui s'appelait Serge Zehnacker. Il y avait un dynamisme musical très fort qui préexistait à Rostropovitch avec, notamment, un partenariat très prestigieux avec le Curtis Institute. L'arrivée de Rostropovitch a marqué le passage à une nouvelle forme de festival avec une plus grande ambition, une plus grande densité de programmation, un plus grand prestige. La Grange au Lac, c'est une étape du développement du projet musical d'Évian en général, tout comme aujourd'hui la Source Vive qui nous propulse dans une nouvelle phase de développement du projet.
C'est l'amitié de Rostropovitch avec Antoine Riboud qui a permis la naissance de ce projet, de la salle. Dans les années 1990, Rostropovitch regardait du côté de son ami Yehudi Menuhin à Gstaad. Il voulait lui aussi un lieu symbolique avec une acoustique irréprochable. Mais lancer un projet de cette envergure pour un festival de 10 jours, c'était quand même un défi assez incroyable. C'est pourtant le défi qu'a accepté de relever l'architecte Patrick Bouchain. Tout s'est réalisé très vite, en moins d'un an pour la conception et la construction. Patrick avait une liberté totale. Ils ont échangé assez peu d'éléments, à peine quelques références, quelques discussions, quelques inspirations. Mais, mais au final, le design de la salle est resté assez libre, sans idées préconçues. Patrick le dit souvent, c'est cette grande liberté qui lui a permis de créer cette salle, telle qu'on la connaît aujourd'hui.
Quelles sont les particularités de cette Grange au Lac ?
Patrick Bouchain avait des références en tête, à commencer par faire de cette salle un hommage architectural à la figure de Rostropovitch violoncelliste russe, avec des symboles et certains éléments esthétiques, de décor qu'on trouve dans la salle… D'un point de vue plus technique, la salle est une forme d'hybridation de différents modèles d'architecture. Au départ, il y avait évidemment des questions acoustiques. Une salle de concert, c'est déjà un volume dans l'espace, avec une organisation à l'intérieur de ce volume. Il fallait choisir entre une frontalité, pas de frontalité, une boîte à chaussures, pas une boîte à chaussures, des étages en vignoble etc. Toutes ces questions impliquaient prendre des décisions architecturales pour savoir dans quelle direction aller. Rostropovitch lui a confié qu'il aimait deux salles tout particulièrement : le Concertgebouw d'Amsterdam et le Musikverein de Vienne. Le résultat est une Grange au Lac qui est comme la fusion de la boîte à chaussures viennoise, avec un volume plutôt allongé, et du Concertgebouw d'Amsterdam, qui a plus de tonus et d'originalité. Le plafond en feuilles d'aluminium a été imaginé ultérieurement comme correcteur acoustique par Albert Yaying Xu, récemment disparu en novembre dernier et qui aura également travaillé au projet de la Source Vive.
Parlez-nous de ce projet…
La Source Vive d'un côté, la Grange au Lac de l'autre, ce sont deux noms très poétiques qui définissent chacun une identité très forte. Les deux salles ont vocation à garder cette identité et nous voulons que ce projet forme un tout, un ensemble commun, harmonieux et unique dans le sens où demain ce sera une seule et même saison musicale et une seule institution musicale articulée selon deux équipements exceptionnels. Le projet de la Source Vive est né en mai 2021, de la volonté de Madame Foriel-Destezet de construire une salle de concert. Ce projet intervenait au moment à nous voulions ouvrir un nouveau chapitre dans le développement du projet musical d'Évian. Pour accueillir cette Source Vive, nous avons déjà commencé par apporter des modifications à la Grange au Lac. La salle était un peu trop grande pour le répertoire chambriste et un peu petite pour aborder tout le répertoire symphonique.
Nous souhaitions créer une complémentarité esthétique et fonctionnelle entre les deux équipements. Entre 2022 et 2023, on a agrandi le plateau de la Grange et Albert Yaying Xu a corrigé l'acoustique du plafond. On a désormais une conque plus vaste et sur tous les murs latéraux de la pièce des panneaux de Duripanel, un matériau hybride fait de bois et de ciment. L'inauguration des travaux s'est faite aux Rencontres musicales d'Évian 2023 avec le concert de l'Orchestre Philharmonique de Berlin. L'acoustique est plus équilibrée aujourd'hui qu'elle ne l'était avant. C'était déjà une très bonne acoustique, mais on a quand même réussi à la corriger pour l'améliorer encore. Et donc tout cela dans l'optique d'accueillir la Source Vive.
Dans quelle mesure pourrait-on imaginer désormais une programmation avec un angle plus théâtral ?
Dans le cadre du Festival en Partenariat avec l'Opéra de Paris, nous avons accueilli à la Grange au Lac les chanteurs de l'Académie de l'Opéra. Chaque année, on donnait des extraits lyriques avec l'idée de donner aux œuvres un espace scénique plus important.
Certes, la Grange au Lac ne comporte pas de décor, c'est une salle de concert mais pas un théâtre au sens technique et architectural du terme. Malgré tout, il y a un fort potentiel lyrique et opératique. Je suis très sensible au fait que la Grange au Lac possède naturellement une théâtralité très forte. On l'a vu cette semaine avec Jordi Savall, qui est venu avec l'Orfeo de Monteverdi, un projet qu'il avait donné à l'Opéra de Versailles. En arrivant à la Grange au Lac, son premier réflexe en répétition est d'utiliser la disposition des entrées et des sorties. Il est très facile ici d'imaginer des espaces pour circonscrire l'action, et permettre à la dramaturgie de se déployer en utilisant ce que la salle peut offrir de meilleur acoustiquement et visuellement. Il n'y a pas de fond de scène à proprement parler, mais il y a ce fond naturel, fait de troncs de bouleaux avec ces lustres en cristal. Si nous avions eu plus de temps, on aurait pu imaginer Orphée traversant les enfers. Je rêve par exemple d'une version semi-scénique d'Eugène Oneguine dans un décor pareil…
Quel budget et quelles répercussions sur l'impact local et régional ?
Le festival a un budget d'environ 2,5 millions d'euros. L'impact local, c'est un festival qui accueille des spectateurs de tout le lac. C'est à la fois des spectateurs du Chablais français, mais aussi de la Suisse voisine. Des mélomanes qui viennent d'autres régions de France et d'autres pays étrangers. C'est un festival qui est resté ancré dans l'inconscient des mélomanes. Je veux dire, quand on l'a relancé en 2014, on s'est rendu compte qu'on ne partait pas de zéro et de nombreux spectateurs nous parlaient de leur attachement à ce festival. Pour la ville d'Évian aussi, c'est une manifestation qui a beaucoup d'impact. C'est une petite ville de 8000 habitants avec une réputation internationale considérable. C'est une ville marquée par l'architecture Art nouveau, et pas seulement d'architecture Art nouveau, même des périodes plus récentes. Cette année, nous rendons hommage à Gabriel Fauré en donnant son intégrale de musique de chambre. Certaines de ces pièces ont été composées ici même, à Évian.
Le festival est fortement dépendant d'un modèle de financement basé sur le mécénat. Est-ce une force ou une faiblesse selon vous ?
C'est la responsabilité de ceux qui portent le projet de penser à sa continuité. On y pense au quotidien, c'est la colonne vertébrale de ma mienne et celle de mes équipes. On a toujours développé le festival pas à pas et en fonction des ressources que nous avons pu rassembler. On positionne le curseur de l'exigence et de l'ambition en fonction de notre capacité à la financer. Nous n'avons pas d'inquiétude sur notre capacité collective à poursuivre l'aventure. Il y a des projets que nous pourrons réaliser, d'autres pas… ce n'est pas grave, on continue. Comme toute institution musicale, nous recherchons évidemment des financements, mais c'est une activité qui fait partie du travail.
Vous êtes en poste depuis 11 ans maintenant. Est-il prématuré de parler de l'après Rencontres Musicales d'Évian pour vous ?
Bonne question ! Nous sommes aujourd'hui au milieu d'un festival dans lequel je mets beaucoup d'énergie et de cœur tous les jours. Donc, j'ai envie de le voir aboutir, m'installer dans la salle et profiter pleinement du spectacle. Le jour où j'aurai envie d'un nouveau défi, je veillerai à transmettre le projet le plus haut possible, pour que quelqu'un d'autre puisse venir et poursuivre l'aventure.
A quelle date la nouvelle salle de la Source Vive sera-t-elle opérationnelle ?
Nous disposerons pleinement des deux salles fin 2025. Nous avons décidé de donner à cette occasion des concerts fin décembre, sous la forme d'un festival de l'Avent qu'on espère renouveler tous les ans à partir de 2025. Ce sera un festival à destination du jeune public, réuni autour d'un projet spécifique. Ce sera aussi pour nous l'occasion de faire un premier concert avec tous les acteurs qui travaillent aujourd'hui, qui ont travaillé à la construction de la Source Vive, en leur permettant d'être le premier public accueilli dans la salle. On en profitera pour effectuer les premiers tests acoustiques en situation réelle et, le cas échéant, procéder à des ajustements pour l'ouverture des Rencontres musicales au printemps 2026, point de départ d'une saison complète qui s'étendra désormais sur toute l'année.