
Depuis 2020, Le Festival des Volques s'est installé à Nîmes comme l'un de ces rendez-vous culturels où la musique semble redessiner la ville, la faire respirer autrement. Dès ses débuts, le festival a choisi une voie singulière : faire dialoguer un compositeur du passé et une voix de la création d'aujourd'hui, comme si chaque édition cherchait à mettre en lumière un fil invisible qui relie les époques, les imaginaires, les formes. Ce principe, simple en apparence, a donné naissance lors des éditions précédentes à des programmations audacieuses, capables de mêler répertoire (Mozart, Beethoven, Schubert…) et musiques de notre temps (George Benjamin, Ondřej Adámek, Philippe Manoury ou Helmut Lachenmann…). Au cœur de cette ligne artistique, Carole Roth-Dauphin, altiste, chambriste, pédagogue, qui a façonné l'identité du festival avec la conviction que la musique n'existe vraiment que dans l'échange : échanges d'esthétiques, de générations, de lieux et de publics. Sous son impulsion, Les Volques n'est plus seulement un espace de concerts mais un territoire de circulation, où les œuvres dialoguent avec les lieux et les centres pédagogiques comme le Conservatoire de Nîmes. On retrouve cette dramaturgie en "double portrait", signature et colonne vertébrale du festival avec une édition 2025 consacrée à Maurice Ravel et à Rebecca Saunders, deux univers qui s'opposent autant qu'ils se répondent, deux manières d'habiter le détail et la couleur.
Les deux premières soirées avaient déjà posé les bases de ce dialogue : une soirée accordéon au Temple de l'Oratoire avec Élodie Soulard, puis une soirée pour deux pianos à la salle Terrisse du lycée Daudet, où Jean-Frédéric Neuburger et Jean-François Heisser faisaient se succéder Shadow, Crimson et des pages ravéliennes aussi emblématiques que La Valse et Ma Mère l'Oye (à quatre mains). C'est dans ce terreau déjà riche que s'inscrivaient les soirées du 4 et du 5 décembre, pivots du festival, auxquelles nous avons eu le plaisir d'assister.
Nous débutons à la cathédrale Notre-Dame-et-Saint-Castor par l'étonnante transcription de Ma Mère l'Oye qu'on doit à Adam Bernadac, organiste titulaire du magnifique instrument, dont le noyau remonte à 1643, reconstruit par les frères Eustache et profondément transformé par le grand Aristide Cavaillé-Coll, faisant cohabiter classicisme français (Grand Orgue, Positif, Récit court) et opulence romantique grâce à son quatrième clavier. Dans Ma Mère l'Oye, Adam Bernadac en tire des couleurs citronnées, transparentes, presque pastels, qui épousent admirablement la finesse de l'écriture ravélienne. Cette musique "pour grands enfants" se diffuse dans la nef glacée avec une tendresse étrange : la Pavane de la Belle au Bois dormant flotte comme un souffle immobile, Petit Poucet scintille en grains lumineux, Laideronnette pétille dans les jeux aigus tandis que les Entretiens de La Belle et la Bête prennent une ampleur très théâtrale, et le lent et grave Jardin féerique s'élève sans jamais saturer l'espace. Dans le froid quasi polaire, les nuances s'étirent comme un halo imaginaire entre les piliers – idéale transition vers un univers très physique de Rebecca Saunders. Avec Fletch pour quatuor à cordes, l'écoute plonge dans l'un de ces paysages sonores où l'écriture devient presque graphique : lignes fines, trajectoires mobiles, traits qui se tracent comme sur un tableau abstrait. Le trille en double harmonique sul ponticello, geste obsessionnel, organise un espace tendu, métallique, que les glissandi et éclats viennent fissurer. Les Diotima servent cette précision avec une netteté remarquable, donnant à l'écoute une dimension quasi picturale. On pourrait cependant ressentir un léger effet d'esquisse : malgré la virtuosité et la tension, la pièce garde une distance, comme un exercice de style brillant, parfaitement exécuté mais un peu tenu. Dans la cathédrale glacée, cette austérité trouvait pourtant un relief presque minéral, contrebalancé par la candeur élégante du Quatuor de Ravel, abordé avec sérieux et précision, mais se heurtant lui aussi à une température asséchant la résonance et la précision. Les Diotima en préservaient la clarté architecturale — premier mouvement net, mouvements centraux fougueux, finale incisive — mais la caractérisation restait légèrement bridée. Les nuances semblaient hésiter à s'épanouir, les couleurs se resserraient, donnant à l'ensemble un Ravel plus austère qu'à l'accoutumée, droit, presque dépouillé. Une lecture cohérente et tenue, mais privée d'une part de sensualité.

Puis venait Unbreathed, merveille d'équilibre et de tension qui trouvait dans le Quatuor Diotima des interprètes capables d'en restituer l'organicité et la respiration. Une sorte de lucidité décuplée également, avec ces harmoniques fragiles, frottements sul ponticello, pizzicati étouffés semblaient arrachés au silence. Ces frôlements se désintégrant, des surgissements de tension résonnant avec une violence presque tellurique… l'interprétation rendait admirablement cette dramaturgie du souffle retenu, au point de faire de Unbreathed l'un des moments les plus hypnotiques de ces deux soirées.
Rendez-vous le lendemain dans la salle Terrisse, au lycée Alphonse Daudet – une scène dont la belle acoustique n'avait pour défaut que la longueur trop généreuse du concert avec près de deux heures de musique sans entracte… trop long pour un programme aussi dense et exigeant. La soirée s'ouvre avec Tzigane de Ravel, interprété par le violoniste Michael Barenboim et le pianiste Jean-Frédéric Neuburger. Étonnamment, Barenboim entame la longue cadenza initiale avec une retenue presque ascétique : archet à plat, vibrato minimal, phrasé hiératique, très loin de la flamboyance chaloupée qu'on y entend d'ordinaire. Le piano, vertical et volontiers marcato, accentuait cette impression distanciée. Peu à peu, le violon gagnait en souffle, en couleur, mais ce Tzigane restait un parti pris : introspectif, sculpté plutôt qu'éclatant, cohérent dans sa pudeur mais inhabituellement sévère. Le climat change radicalement avec Taste, où l'amitié Rebecca Saunders/ Enno Poppe prend la forme d'un duo organique, souple, en perpétuelle métamorphose. Michael Barenboim se transforme immédiatement : son jeu devient malléable, riche en attaques variées ; Neuburger colore chaque résonance avec un sens du détail qui n'était qu'ébauché dans Ravel. La pièce respire, circule, goûte et regoûte son propre matériau. Une véritable respiration pour le concert — et un sommet d'écoute partagée en forme de préambule à la pièce de bravoure : le Trio pour piano, violon, violoncelle de Ravel. La musique déploie ici une énergie sanguine, presque viscérale. Barenboim reste terrien et franc dans l'attaque, Neuburger, toujours très sculptural, donne au piano un rôle orchestrateur décisif. Mais c'est la violoncelliste Astrig Siranossian qui impressionne le plus : archet net, charnu, densité vibratoire superbe, elle installe une contrepartie expressive idéale au violon. Le Pantoum avance avec une vitalité irrésistible, la Passacaille trouve une noblesse grave sans emphase, et le finale, motorique, conclut avec panache. Un Ravel puissant, musclé, assumé.

Avec O yes & I, Saunders revisite la vocalité à la lumière du souffle, de la matière brute — et l'on pense immédiatement aux Sequenze de Berio : même fragmentation du texte, même travail sur l'attaque, même virtuosité du murmure à l'éclat avec, ici, le final du monologue de Ulysse de Joyce comme trame sous-jacente. La soprano Sarah-Maria Sun est éblouissante de précision ciselée, chaque phonème taillé comme un éclat fragile, tandis que la flûte basse d'Anne-Cécile Cuniot, magnifique de timbre et de phrasé, crée un contre-chant dense, presque enveloppant ; parfois trop, au point parfois de recouvrir certains détails infimes de la voix, ce qui déséquilibre légèrement la pièce. Mais la performance reste d'une intensité remarquable.
Michael Barenboim et Astrig Siranossian embrasent l'étonnant Duo pour violon et violoncelle de Ravel avec une énergie brute : attaques franches, lignes projetées, rythmes nerveux. Leur lecture assume des références contrastées : un romantisme sanguin qui fait parfois surgir des éclairs alla Beethoven, et, soudain, des angles post-sériels où la polytonalité dégingandée de Ravel prend une modernité inattendue, à la limite de l'écriture jazz. Une interprétation vivante, musclée, constamment en tension. Pour conclure, la création mondiale de Song from Lash Opera, commande de Françoise et Jean-Philippe Billarant et fragment issu de l'opéra Lash – Acts of Love. La pièce offre un condensé saisissant de l'univers de Saunders. Rien d'une aria, mais un paysage vocal où le texte, fragmenté, charnel, se mêle au souffle et au grain. La voix progresse comme à découvert, en éclats, en murmures, en aveux suspendus ; l'accompagnement instrumental agit comme une ombre, un prolongement nerveux ou sensuel. Moment suspendu, d'une intensité troublante, qui clôt la soirée sur une tension à la fois sensuelle et fragile — et donne un puissant condensé de l'opéra créé à la Deutsche oper de Berlin en juin dernier.
Les deux dernières journées du festival, les 6 et 7 décembre, déplacent le centre de gravité du dialogue Ravel/Saunders : après les formations chambristes, c'est désormais la voix qui devient le terrain d'expérimentation privilégié avec, le 6 décembre, une soirée entièrement dédiée à la vocalité réunit Jenny Daviet, Isabelle Druet, Renaud Capuçon et plusieurs instrumentistes autour d'un parcours où se croisent des pages ravéliennes — des Poèmes de Mallarmé aux Vocalise en forme de habanera, des Chansons madécasses aux Cinq Mélodies populaires grecques — et plusieurs pièces de Saunders pour voix seule ou voix/ensemble, dont O Yes & I (version pour voix seule) ou encore Fury pour contrebasse solo. Cette constellation d'œuvres explore la frontière ténue entre texte, souffle et son pur, portée par les interventions parlées de Mathieu Amalric, qui tissent un fil littéraire discret mais constant.
Le dimanche 7 décembre, la dernière soirée élargit encore le champ : un enchaînement de pièces brèves de Saunders (Stirrings Still, Dust, Breath) dialogue avec des miniatures ravéliennes — Histoires naturelles, Cinq Mélodies populaires, Deux mélodies hébraïques — scandées par des lectures de Jules Renard confiées une nouvelle fois à Amalric. Autour d'Isabelle Druet et des musiciens réunis par Raphaël Merlin, ce programme final promet un ultime face-à-face très incarné : d'un côté, la théâtralité intime et parfois malicieuse des textes et des mélodies de Ravel ; de l'autre, la manière très physique dont Saunders sculpte le souffle, le grain et la vibration minimale du son.

